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dimanche 5 février 2017

Pourquoi elle, pourquoi lui ? – les chanteurs, les chefs d'orchestre


    C'est une question qu'il est souvent facile de se poser dans le milieu des arts, évidemment. Au delà des questions de goût, par essence subjectives, il est parfois difficile, pour l'observateur extérieur, de s'expliquer l'engagement d'un artiste plutôt que d'un autre, et encore plus lorsqu'il s'agit de grandes maisons qui ont les ressources et l'influence nécessaires pour effectuer un vrai choix.



1. Parce que : la grille tarifaire des chanteurs

    Dans La Vestale, je m'étais demandé la raison de la préséance des ténors – Andrew Richards, le rôle principal, n'est pas plus célèbre ni plus sonore que Jean-François Borras (second rôle), et son français, sa projection, et même son timbre (pour des raisons objectivables : moins dans la face, plus dans la gorge) sont inférieurs à son comparse. Par ailleurs, les centres de gravité des deux rôles sont comparables. Alors pourquoi ?
    Tout le monde sait que le milieu fonctionne essentiellement par réseau ; il est donc largement possible d'exploiter cette explication, même sans convoquer le copinage et le népotisme : quand on a déjà travaillé avec quelqu'un ou qu'on est recommandé, on est prioritairement choisi, dans ce milieu encore plus que dans les autres.

    Je soupçonne qu'il existe aussi une vision financière paradoxale de la chose : les maisons semblent ne recruter que dans certaines échelles de cachet. Même s'il est formidable, les maisons principales de Paris, Vienne ou New York n'embaucheront pas quelqu'un qui ne fait que des seconds rôles en province, même s'il est le plus qualifié pour ce rôle précis – ou alors c'est accompagné d'une communication massive qui le transforme en vedette, et mènera à le distribuer à son tour exclusivement sur les plus grandes scènes,
    Pour les plus célèbres, ça s'explique très bien : on les fait revenir, même dans les rôles où il existe mieux qu'eux, parce qu'ils font remplir, et au delà des seules dates concernées, font de la publicité indirecte pour l'établissement. La radio me fait prendre conscience que j'ai manqué Netrebko ou Kaufmann, mais c'est vrai, au fait, qu'est-ce qu'ils jouent d'autre cette année à l'Opéra ?
    Pour les autres, j'ai l'impression que chaque maison a sa grille par tarif, et qu'on embauchera presque mécaniquement le plus cher dans le premier rôle, même si quelqu'un de la grille saliariale des seconds rôles est particulièrement adapté à cet ouvrage particulier. Il est rare, en fin de compte, de voir des gens appelés ponctuellement (en dehors du baroque, qui fonctionne davantage en circuit spécialisé) pour leurs compétences spécifiques dans un ouvrage.

    Qu'on ne fasse pas chanter Gérard Théruel tous les jours à l'Opéra Bastille, d'accord, mais quand on a besoin d'un Valentin, d'un Lescaut, d'un prêtre de Dagon, pourquoi aller plutôt chercher des gens qui ont certes une grande carrière internationale, mais modérément célèbres (qui Stoyanov, Sgura, Silins font-ils déplacer sur leur nom ?), et pas toujours maîtres de la langue et du style choisi ?
    Je crois que la réponse est assez mécanique : on va chercher quelqu'un qui est « du niveau de la maison », alors qu'on pourrait payer moins cher, mieux, et que le public ne ferait pas du tout la différence de notoriété en-dessous d'un certain niveau.
    Car en matière de célébrité, il y a ceux qui font venir les grand public (les couvertures de magazines, Dessay, Netrebko, Alagna, Kaufmann), ceux qui peuvent être décisifs pour les amateurs (Petibon, Mattila, Radvanovsky, Garanča, Brownlee, M. Álvarez, Tézier, Pape…), et en-dessous, cela ne concerne plus que les quelques geeks surinformés, la famille et les amis.



putti renommée
Le grand capharnaüm de la Renommée,
gravure tirée de la collection du Tessin.




2. Parce que : raisons artistiques, ou non

    Néanmoins, et en particulier, pour les chanteurs, la réponse à ce « pourquoi » se trouve parfois sur le vif :  lorsque Domingo ou Goerne ouvrent la bouche, la voix enveloppe la salle, impossible de se dégager. On comprend alors l'hystérie de tous ceux qui les ont entendus en vrai, qui nourrit l'intérêt pour leurs disques et leur assure une crédibilité sans faille – personne ne va sortir d'un de leur concerts en tempêtant contre la créature purement discographique.
    Pour d'autres, c'est moins évident – il n'y a pas forcément de plus-value particulière à entendre Netrebko, Alagna ou Kaufmann en vrai, ils ressemblent assez à ce qu'ils sont, et leur voix n'a pas un impact particulièrement surnaturel (pour Mattila, c'est même l'inverse, la voix paraît invertébrée si on est placé trop loin). Mais leurs qualités d'interprète expliquent assez bien, dès l'écoute des disques, leur statut – même si l'écart entre excellent chanteur et chanteur-vedette est purement arbitraire en général (ce pourraient en être d'autres si on ne parlait que de leur métier).

    Il faut aussi considérer les questions extra-interprétatives, qui ne sont pas neutres : certains capricieux ou de mauvais caractère ne sont plus embauchés. Angela Gheorghiu a été chassée du Met pour avoir voulu imposer sa garde-robe, exigence alors passée de mode depuis quelque décennies, et Kathleen Battle a fini par ne plus être programmée, malgré l'affection du public, en raison de ses relations humaines exécrables – c'est l'histoire, non vérifiée, de son coup de fil à son agent pour qu'il appelle le chauffeur de taxi et lui demande de remonter la vitre.
    À l'opposé, je n'ai rencontré, je crois, aucun mélomane qui aime la voix de Vincent Le Texier – certes puissante, mais généralement décrite comme moche (comme poussée, beuglée), et pas toujours endurante. En revanche, lorsqu'on écoute ses collègues, il semble être d'un naturel très facile, et lorsqu'on voit la tête de son répertoire (à part Domingo – et plutôt dans les années 80 – je ne vois pas quel chanteur en activité a une telle extension universelle !), on se rend compte qu'il doit avoir une puissance de lecture et de travail assez phénoménale. Avoir un artiste qu'on peut appeler et qui peut assurer aussi bien un Rameau qu'un Messiaen, une mélodie romantique qu'une création pour ensemble, ça rassure.

    Même chose pour certains instrumentistes : je suis resté pétrifié devant la présence physique inattendue de Leonidas Kavakos (assez moche au disque, d'une pureté absolue en salle), James Ehnes, Johannes Moser (projection hallucinante, même de dos et dans les nuances les plus fines), Emmanuel Ax (pas vraiment le pianiste qu'on place parmi les orfèvres du son)… Pas d'effet Argerich en revanche – elle est (très) très bien, évidemment, mais elle ressemble à ses disques.



3. Parce que : l'action souterraine des chefs

    Pour les chefs, la plus-value est difficile à déterminer. Chez les chefs invités, il y a certes trop peu de services de répétition pour qu'il ne se passe pas des choses au moment de la représentation, mais l'essentiel du travail a été fait en amont – dans bien des cas, l'orchestre, une fois préparé, pourrait fort bien jouer tout seul le jour du concert… Le chef communique avec des gestes, certes, mais l'essence de son travail n'est pas nécessairement visible ; comment juger des remarques, des conseils, des choix qui n'ont pas été formulés en public ?
    Tout au plus peut-on remarquer si leur gestique est claire ou riche, toutefois ce n'est pas un point déterminant – ce peut faire gagner du temps en répétition, mais des musiciens aguerris peuvent très bien décrypter le soir du concert une gestique embrouillée ou spartiate, si le travail est bien fait en amont.

    C'est pourquoi les spectateurs ou critiques (les deux se confondant de plus en plus de toute façon) qui jugent à la volée les chefs sur leur maintien me laissent toujours songeur : soit ils ont un degré de connaissance des coulisses du spectacle, ou de la technique de direction, très supérieur au mien (ce qui n'est pas tellement difficile, je l'admets), soit ils font des suppositions au petit bonheur en les habillant comme des remarques subtiles. [Vu le nombre de ceux qui le font, moi le premier, je me suis permis de supposer qu'il y avait au minimum des représentants des deux catégories.]

    Il est donc d'autant plus difficile, pour un chef, de deviner les raisons de son invitation ou de sa nomination. Il a sûrement les bons réseaux, mais est-il choisi parce qu'il est gentil avec les musiciens ?  Parce qu'il a une remarquable efficacité de travail ?  Ou vraiment pour des raisons artistiques, parce que sa hauteur de vue dépasse celle des camarades ?  En tout cas, il est vrai que les mêmes orchestres peuvent être amollis ou transfigurés, selon les baguettes et quasiment du jour au lendemain.

    Cette semaine, en allant voir Carmen (ma première Carmen en salle, d'ailleurs, mais ça ne vous regarde pas, et vous êtes de bien vilains curieux), j'ai justement été frappé de comprendre pourquoi Simone Young avait fait une telle carrière, à un moment où les injonctions de promouvoir les femmes-chefs n'étaient pas du tout répandues comme aujourd'hui. Parce qu'à l'écouter, ma foi, ses lectures sont toujours cursives et efficaces, mais jamais détaillées, poétiques, surprenantes, intenses ou quoi que ce soit qui rend un chef différent et le fait admirer des mélomanes. Et pourtant, quelles responsabilités !  Invitée à l'Opéra de Vienne, permanente au Philharmonique de Bergen (un des plus beaux orchestres d'Europe, et très présent au disque grâce à BIS), directrice musicale de l'Opéra de Sydney puis de l'Opéra de Hambourg, abondamment enregistrée en CD ou en DVD…

    En salle, c'était la même chose. Sauf que. Ses gestes sont extrêmement lisibles, toujours très précis, indiquant les entrées même évidentes, et très sensibles aux besoins des chanteurs – chez beaucoup de chefs, lorsqu'un chanteur se perd, on sent de l'irritation, ou alors le patron se tourne ostensiblement vers lui avec de grands gestes pour lui redonner son emplacement. Chez Young, tout est plus subtil de ce point de vue : elle ajuste autant que possible, sans rien décaler, et lorsque son chanteur est déstabilisé, elle répond à ses regards perdus avec bienveillance, s'ajuste à lui et reprend, toujours avec sa battue claire. Ce n'est pas vraiment audible, mais on sent immédiatement combien cette souplesse et cette fermeté doivent être rassurants pour les musiciens : on est toujours très nettement guidé, et du côté des chanteurs secouru. Même si ce n'est pas le chef qui a le plus à dire, on voit bien ce qui peut inciter les grands à vouloir travailler avec elle et les directeurs à l'embaucher.

    De ce point de vue, l'intérêt de lui faire enregistrer des Bruckner paraît moins évident, mais il faut bien qu'elle ait des loisirs, n'est-ce pas ?



Le sujet est bien sûr autrement vaste en réalité, mais ce sera toujours un point de départ à vos méditations du jour.

David Le Marrec

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