Franz SCHUBERT, de Métastase à la sérénade napolitaine - II - L'incanto degli occhi (D.902 n°1, Op.83 n°1)
Par DavidLeMarrec, lundi 13 novembre 2006 à :: Poésie, lied & lieder - Littérature :: #437 :: rss
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Gerald Finley, Graham Johnson (volume 36 de l'intégrale des lieder de Schubert chez Hyperion)
Texte
Metastasio |
Traduction
DavidLeMarrec |
Da
voi, cari lumi, dipende il mio stato ; voi siete i miei numi, voi siete il mio fato : a vostro talento mi sento cangiar. Ardir m'inspirate, se lieti splendete ; se torbidi siete, mi fate tremar. |
De
vous, chers astres, dépend mon sort ; vous êtes mes dieux, vous êtes mon destin : à votre aspect je vais changeant. Vous m'inspirez courage, quand vous brillez joyeux ; quand vous êtes assombris, vous me faites trembler. |
1. Contexte
Pour la petite histoire, il existe une fantaisie, sous-titrée Ghiribizzo vocale, de Paganini (Catalogue Heyer, H.999), sur le même texte.
Contrairement au Traditor deluso, oeuvre qui succède directement à celle-ci dans l'ordre de composition, et publiée simultanément, sous les mêmes numéros Deutsch (902) et opus (83), le texte de cette mélodie est tirée d'un seul ouvrage, de l'acte II d'Attilio Regolo de Piero Metastasio.
Attilius Regulus, Marcus de son prénom, est bien évidemment, comme c'est l'usage dans ce type de tragédie, un personnage historique. Il est consul romain en 267 avant notre ère, et assure alors la conquête de Brindisi qui achève la prédominance de Rome sur la péninsule italienne.
Les faits qui nous intéressent sont plus tardifs. En 256, il est élu pour la seconde fois consul, durant la première guerre punique, et se fait battre par Xanthippe - le fameux[1] mercenaire chef des armées carthaginoises.
Fait prisonnier, il est envoyé par Carthage en tant que prisonnier sur parole, pour négocier à Rome une trêve, ou à tout le moins un échange de prisonnier. Une fois sur place, il exhorte le Sénat à ne rien concéder et, malgré les prières qui lui sont adressées, retourne à Carthage conformément au serment prêté, où il sera torturé et mis à mort. Son exemple, évoqué comme symble de courage, de vertu, de foi donnée, nous est parvenu par deux sources :
- Cicéon, De Officiis, III, 99sq ("Traité des devoirs")
- Tite-Live[2], livre XVIII (nous ne disposons que d'un
résumé)
2. Situation
Inutile d'ajouter qu'on a ici affaire, sur le plan textuel, à une représentation tout à fait sérieuse, des faits aussi tragiques qu'exemplaire. Et c'est ce que fait largement sens ici, dans les orientations de la mise en musique.
Comme d'habitude, la tragédie invente un entourage à des personnages légendaires ou historique - ce qui n'est pas nié par les Anciens est possible. Ici, Metastasio invente donc Licinio, tribun de la plèbe, amant d'Attilia, la fille de Regolo. C'est à lui qu'est dévolue la tirade mise en musique par Schubert.
Celle-ci fait suite à la parole accablée d'Attilia :
Que' rimproveri acerbi mi trafiggono il cor.
("Ces âpres reproches me transpercent le coeur.")
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Joyce Di Donato dans "Parto" de La Clemenza di Tito vue par Mozart, à Genève cette année (direction Christian Zaccharias) .
3. Brèves précisions sur le texte.
Tout d'abord, d'une belle densité, comme toujours dans la langue de Métastase : un verbe plus infinitif ou un adjectif, et le tour est joué. Ce qui entraîne parfois des ambiguïtés, comme on avait pu le signaler jadis. Ici, le sens est assez limpide.
Précision d'usage, lumi ("lumières") est un terme employé de façon poétique, pour désigner les yeux.[4] C'est pour cela que j'ai suggéré la traduction "astres", qui est plus conforme à ce qu'on attendrait en français, tout en conservant parfaitement l'esprit du texte italien. Cela dit, dans une traduction complète d'Attilio Regolo, ce choix me semblerait peu explicite - on pourrait aisément l'entendre au premier degré -, et il faudrait alors trouver une autre solution.
Mais pour nous, la présence de commentaires nous épargne ce casse-tête.
En outre, le terme d'astres permet une évocation de l'environnement païen, de la conception du destin, de la présence de divinité. Et ces astres voilés, fussent-ils des yeux, offrent une prémonition de l'issue : Licinio qui parle ici ne peut sauver Regolo, les craintes [des yeux] d'Attilia sont fondées. Car le choeur du peuple de Rome, chez Métastase, annoncera triompher pour Regolo, mais par le seul souvenir - on est loin de certains lieti fini métastasiens qui sont parfois commentés comme artificiels psychologiquement.
Pour la petite histoire, les allemands ont un équivalent exact du terme italien, il suffit de penser à Hofmannsthal :
da stieg Zorn in mir auf
gegen den Falken,
daß er es gewagt hatte,
auf ihrer Stirn zu sitzen
und zu schlagen
ihre süßen Lichter !
4. Choix musicaux de Schubert

Il est entendu, nous sommes dans un air galant si l'on veut, mais avant tout inséré dans un contexte tragique. Lorsqu'on voit la façon qu'a Schubert de traiter, exactement à la même époque, Il traditor deluso, petit pastiche ébouriffant d'une scène-type de seria, on ne peut qu'être frappé par le caractère de pure sérénade que prend ce texte de Métastase sorti de son contexte, un badinage charmant et sans conséquence. Une parole de Don Giovanni plus qu'une allégeance d'amant de serio fidèle jusqu'à la mort - ou même jusqu'au déshonneur, tel le Sextus de la Clemenza.
Par ailleurs, la pièce n'est pas ici jouée allegretto comme indiqué - s'agirait-il donc plutôt d'une indication de caractère ?
Il est vrai que l'accent britannique de Finley rend la chose encore plus exotique et extérieure (ce n'est nullement péjoratif, simplement un parti pris interprétatif tout à fait légitime). A noter que dans l'intégrale Fischer-Dieskau/Moore, le piano est encore plus tendre (joliment, au demeurant), et l'accent du chanteur tout de bon déformé. Ce n'est donc pas une conception isolée qui vous était proposée en extrait.
En cela, on est tout à fait dans le sens de l'écriture italienne imparfaite de Schubert - comment peut-on accentuer correctement ce numi, sur le sol grave pour la syllabe accentuée, et avec ce saut de dixième vers l'aigu pour la syllabe faible, noté qui plus est crescendo ? Pour ma part, je tâche de résoudre la chose en ignorant le crescendo et en chantant le si le plus doucement possible, afin de respecter un peu plus naturellement la prosodie. Mais, si on veut réellement respecter Schubert, il faudrait le prononcer à l'allemande - nous sommes en plein dans les paradoxes de l'authenticité : que faire des défauts de conception originaux de l'oeuvre d'art ?
On peut tout de même nuancer cette perception, car, assez intrigué, je vois plusieurs issues.
La plus évidente serait bien entendu d'admettre le caractère de sérénade d'un texte de Métastase tiré hors de son contexte. Mais pas nécessairement, puisque parmi les Métastase de Schubert, d'autres sont nettement fidèles à l'esprit du texte d'origine (quitte à opérer certains traficotages), comme par exemple Pensa, che questo istante D.76, ou même Non t'accostar all'urna D.668 n°1. Cela reste néanmoins tout à fait possible, on a vu précédemment que Schubert n'avait pas de scrupules à sectionner des textes, à les détourner de leur contexte et de leur emploi originaux, même s'ils conservent, in fine, un caractère similaire à l'original. En outre, les trois autres Métastase D.668 (Guarda che bianca luna !, Da quel sembiante appresi, Mio ben ricordati) sont, eux tout à fait explicitement de type sérénade.
Quelques détails tout simples du texte musical parlent dans ce sens.
La voix de baryton-basse, d'abord : la ligne vocale est écrite directement en clef de fa, ce qui est exceptionnel chez Schubert, écrivant pour généralement sa voix de ténor ou pour des voix plus abstraites de sopranes et, même dans les pièces les plus basses (Der Tod und das Mädchen, Grenzen der Menschheit. Cette tessiture est en outre inhabituelle pour un rôle d'amoureux constant, et se trouve généralement dévolue aux rôles de séducteurs insincères ou violents, ou aux barbons - cela déplace donc plus l'esthétique du côté de la sérénade badine, des serments emphatiques à comprendre au second degré, comme le langage fleuri d'une séduction plus commune.
De même, l'écriture rythmique, parfaitement régulière, quasiment dépourvue d'accidents (en réalité, Schubert ne peut pas s'empêcher de varier le rythme obstiné de la basse, comme vous pouvez le voir), évoque peu les véritables affres de la passion.
L'écriture harmonique, quant à elle, ménage des « surprises » parfaitement prévisibles, en rien schubertiennes. Comparez avec les épisodes de Die Nacht (et même au sein de ceux-ci) ou, de façon encore plus saisissante, avec les éclairages soudains de Ihr Bild (Schwanengesang n°11) : dans la pièce qui nous occupe, la modulation a une fonction beaucoup plus convenue de renouvellement, et n'évite pas, par ailleurs, l'effet de ressassement (qui plus est en réutilisant immédiatement la moindre trouvaille).


J'entrevois cependant une autre solution, qui ne figure pas dans les deux seuls enregistrements réalisés, à mon connaissance, de cette pièce.
Si l'on en vient à marquer un rien plus la basse du piano, pas de façon brutale, mais légèrement menaçant, la couleur peut en être modifiée, avec un rappel du destin tragique sous les ornementations stylistiquement attendues. Cette potentialité est confirmée par la basse rampante des "contrebasses" à la fin de la pièce, un effet du dispositif tragique.

Oui, par exemple dans la musique funèbre. On peut penser à l'Héroïque parmi d'autres exemples :

En outre, le seul tempo peut modifier bien des choses quant à la perception de la pièce. Le tempo andante con moto adopté par les deux seules versions discographiques de la pièce donne ce caractère paisible de contemplation amoureuse nonchalante. Mais, en tentant le tempo allegretto tel qu'écrit, on s'aperçoit de l'erreur ! Tout s'éclaire : l'empressement qui en naît préfigure le départ de Licinio - c'est le Parto de Sextus dans la Clemenza, c'est la diligence amoureuse au service de la bravoure, et non plus le galant badinage. On quitte la relative mièvrerie entre la sérénade hypocrite de Don Giovanni et la rêverie creuse de Don Ottavio, on aboutit à un personnage beaucoup plus conforme au seria. Certes, il est traité avec le caractère si continu, si peu conflictuel de la musique de Schubert, et nous n'aboutissons pas à de grands contrastes, ni à une fresque d'un relief particulier - ce qui peut prolonger l'impression initiale de galanterie. Mais ainsi exécutée, la pièce prend sa place pleine et entière de pastiche seria, et non plus du détournement ingénu qu'on pouvait y voir - détournement d'autant plus étonnant que la synthèse de deux textes distincts donnait un résultat très cohérent dans Il traditor deluso, composé exactement au même moment ! Dans un tout autre genre, le troisième du groupe, Il modo di prender moglie, était lui aussi parfaitement crédible en pastiche du morceau de caractère.

ou pendant le petit interlude qui survient à l'issue de l'exposition :

Ces raffinements, ces variations infimes créent ces irrégularités qui font échapper à toute monotonie, qui créent le trouble, qui maintiennent l'intérêt pour une pièce en définitive sérieuse. Ou plutôt, pour être plus exact, qui imite plaisamment le seria, sans le détourner vers un autre genre.
L'harmonie mouvante, elle aussi, participe d'un genre plus noble que la ritournelle populaire. Dans l'exemple de la réutilisation des matériaux, on remarquera qu'outre la petite variation mélodique, on a bifurqué en quelques mesures de la tonalité de la bémol à la tonalité lointaine de sol. Redonnons l'illustration :


Pour finir, les ornementations variées lors des reprises, sous forme de diminutions[5], rappellent tout à fait les procédés de l'opera seria. Certes, l'ambiguïté réside dans ce ton dépourvu de tout pathétique, sorte de regard amusé et distancié d'un jeune romantique sur une tradition baroque déjà lointaine, et qui aimait à présenter les pires affres de l'âme humaine sous un jour, plus riant et harmonieux, que le romantisme, qui ouvre un début de voie à la déconstruction du discours musical au profit de l'expressivité - qui occupera largement le vingtième siècle -, perçoit comme étrange, presque pittoresque.
Car c'est plus là, malgré l'harmonie employée, Haendel que Jean-Chrétien Bach qui semble affleurer dans l'esprit presque détaché de la pièce. Non pas que ce soit le cas dans l'esprit de Schubert, mais une grande tendresse, une certaine fascination semble voisiner avec une distanciation, un sentiment d'étrangeté.
Lire la conclusion de l'article (et la partition pour trancher).
...
C'est bien là que réside l'essentiel de la tension à l'oeuvre dans le choix de l'interprétation verbale ou musicale de cet Incanto degli occhi : tout est réuni, comme dans Il traditor deluso, pour se fondre dans les codes types de l'opera seria, une imitation où le matériau schubertien, avec ses jeux rythmiques et sa promptitude modulante, se trouve déployé avec une certaine application qui écarte l'idée de désinvolture ou d'exercice de style sans profondeur. Ici, une imitation certes riante, mais attentive, de l'air-type de l'amant tragique empressé qui doit cependant quitter la scène pour faire montre de sa bravoure .
Assurément, cette réalité-là s'est trouvée largement masquée par les choix de type galant des deux interprétations sur le marché (Fischer-Dieskau/Moore et Finley/Johnson).
Toutefois, on ne peut totalement nier qu'une certaine distanciation souriante existe, avec ce ton, même si empressé, d'une grande sûreté, d'une pose presque séduisante, d'une attitude presque légère. Aucune majesté, aucune bravoure - mais presque de la danse. Non pas du majeur éclatant, mais du majeur paisible. De l'enthousiasme édificateur plus que du pathétique au service de la fatalité.
Voilà qui est décidément malaisé à trancher, et pour notre part, nous y renonçerons. Sans doute s'agit-il d'une véritable imitation, mais que l'étrangeté stylistique et la personnalité de Schubert rendent si singulière, si étonnante.
Je laisse le lecteur en juger en parcourant la partition ci-après. Pour l'y accompagner, l'enregistrement de Gerald Finley et Graham Johnson, avec l'idée que le parti pris fausse largement le résultat. Il faudrait fournir un enregistrement maison (qui existe), mais le péril serait grand de se confronter à de tels monuments - et à de tels preneurs de son.
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Gerald Finley, Graham Johnson (volume 36 de l'intégrale des lieder de Schubert chez Hyperion)




Quoi qu'il en soit, nous n'en sommes pas encore exactement (!) rendus à la sénérade napolitaine, et c'est dans Il modo di prender moglie[6] qu'on rencontrera la chanson populaire en dialecte italien - hors de Métastase.
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Notes
[1] Il y a intérêt : quiconque qui dirait le contraire n'aurait décidément pas l'air sérieux.
[2] Le célèbre écrivain anglais qui a inspiré à Britten le Viol de Lucrèce (prononcez Taïte-Laïve).
[© Ouf1er]
[3] Dans La Clemenza di Tito de Metastasio, notamment mis en musique par Gluck et Mozart.
[4] Il y aurait sujet d'hésitation sur la figure employée : est-ce par métonymie (l'aspect poétisé mis pour la réalité de l'objet) ou de façon plus métaphorique, créant une nouvelle réalité ? Je pencherais pour la seconde solution, ce qu'on définirait hâtivement comme une "comparaison implicite" entre les yeux aimés et les astres. Mais comme la figure s'est largement répandue dans le langage classique italien au point de ne plus constituer véritablement une image, comment la considérer ? "Métaphore lexicalisée", dirait-on en jargonnant ?
[5] Autre nom pour qualifier les variations des reprises dans le domaine du seria : on utilise des valeurs plus brèves (d'où le nom de « diminution »), ce qui entraîne une augmentation arithmétique du nombre de notes, accroissant l'impression de rapidité, d'empressement, de possession - la forme la plus fréquente des variations.
[6] D.902 n°3 et Op.83 n°3, le dernier de cette ultime série italienne schubertienne (1827, l'année qui précède la mort).
[Note supplémentaire] On notera que, la plupart du temps, j'emploie l'adjectif italien importé seria ("sérieux", "tragique classique") de façon invariable. C'est un choix, mais l'inverse se défend aussi bien.
Donc, à choisir, des opéras seria plutôt que des opere serie ? Pourquoi ? Plus intelligible tout simplement, à choisir.
Commentaires
1. Le mardi 14 novembre 2006 à , par Laurent :: site
2. Le jeudi 16 novembre 2006 à , par DavidLeMarrec
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