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vendredi 20 août 2010

Meyerbeer Strikes Back : Fortune de Robert le Diable

(Alors un des côtés de la pierre se soulève lentement, entraînant ses remblantes attaches de lierre, laissant pendre des cheveux d'herbe, et, de l'ombre humide du trou de Robinson, on voit sortir à demi un Flambeau mystérieux et cocasse, l'uniforme verdi, les moustaches pleines de brindilles, le nez terreux, l'oeil gai.)

FLAMBEAU, tout en soulevant la pierre, entonnant d'une voix
sépulcrale le grand air du dernier succès de l'Opéra

Nonnes !...

Edmond ROSTAND, L'Aiglon (IV,10)

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Plus que les Huguenots, c'est Robert, le premier opéra français de Meyerbeer, qui est resté dans les mémoires. Pourquoi diable, et où cela, au juste ?


Retour sur le contenu, mais aussi sur le contexte de Robert et de l'oeuvre de Meyerbeer.

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1. Les Huguenots, le chef-d'oeuvre de Meyerbeer

Bien que Robert ait eu le prestige, Les Huguenots est cependant son oeuvre qui a été la plus jouée et enregistrée, avec justice d'ailleurs : de tous ses ouvrages, c'est celui où l'inspiration musicale est la plus variée et la plus constante, absolument aucune baisse de tension et un livret qui est sans doute aussi le chef-d'oeuvre d'Eugène Scribe. Un sens de la danse permanente, partout des modulations (ce qui est alors fort rare), des formes à "numéros" [1] toujours ponctuées d'ensembles et très bien intégrées aux récitatifs, ces récitatifs étant extrêmement mélodiques et cependant parfaitement justes prosodiquement, du lyrisme non dépourvu d'humour... Chaque acte a sa couleur propre (festif au I, bucolique au II, pieux et tempêtueux au III, éclatant et lyrique au IV, sombre et menaçant au V), ce qui est également très rare à cette époque. Et même très rare en règle générale : les compositeurs les plus doués parviennent à varier leur coloris d'une oeuvre à l'autre (le champion absolu en étant Massenet), mais on a rarement vu des actes aussi finement "typés".


Les Huguenots sont tout simplement, ne serait-ce qu'eu égard à leur date, un jalon majeur de l'histoire de l'opéra, par leur originalité et leurs richesses. Et cela, quoi qu'on puisse lire par ailleurs sur le prétendu pompiérisme ou la vacuité de la partition : ce sont des affirmations qui attestent souvent, pour l'une qu'on n'a pas perçu les audaces musicales ni l'humour, pour l'autre qu'on n'a jamais lu la partition et pas souvent entendu de Rossini, de Verdi ou de Gounod.
[Evidemment, il va sans dire qu'on peut tout à fait légitimement ne pas aimer Meyerbeer, mais ces procès sont souvent commis par des gens qui ne l'ont guère écouté ou qui s'appuient sur des arguments plus politiques - un symbole bourgeois...]

Dans les autres oeuvres majeures de Meyerbeer en français (Robert, Le Prophète, Dinorah ou Le Pardon de Ploërmel [2]), on rencontre de grandes fulgurances, mais aussi des moments plus convenus ou plus plats musicalement. Clairement, Les Huguenots mérite sa fortune scénique et discographique.


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2. Mais dans la culture commune ?

En dépit de tout ce que nous avons dit, c'est Robert le Diable qui hante les mémoires. Il y a plusieurs raisons à cela.

Première étape allemande

Meyerbeer était à l'origine un pianiste doué et admiré dès le jeune âge (des concerts à sept ans), formé notamment par Muzio Clementi, puis en puis en composition par Carl Friedrich Zelter (la parenté est réellement intéressante...). A l'âge de vingt ans (1811), il commence à présenter ses quatre premières oeuvres lyriques (en allemand : un oratorio, un opéra deux sinspiele), mais elles n'obtiennent aucun succès malgré ses voyages (après Berlin, Vienne, Paris, Londres...).

La strate italienne

Il se rend finalement en Italie (possiblement sur les conseils du bon Salieri). C'est là qu'il entend Tancredi de Rossini, une révélation pour lui. Il écrit alors force ouvrages dans le genre de l'opera seria romantique (six opéras), avec ses formes closes (récitatif totalement utilitaire et airs très développés) et sa vocalisation d'agilità e di forza ("agile et puissante"), qui contraste avec les moirures certes virtuoses du XVIIIe siècle. Clairement de la littérature pyrotechnique, dont l'intérêt n'est pas toujours très élevé [3].

Néanmoins, il otient un véritable succès en 1826 avec son Crociato in Egitto ("Le Croisé en Egypte"), qui le voit joué partout en Europe.


L'aboutissement parisien

Rossini quittant l'Italie pour venir composer à Paris, Meyerbeer profite de sa propre programmation au Théatre-Italien en 1827 pour suivre les pas de son modèle.

A l'exception de la parenthèse 1842-1847 où il est appelé à diriger l'Opéra de Berlin (nommé directeur général de la musique de Prusse !), composant un singspiel (Ein Feldlager in Schlesien : "Un camp en Silésie") et programmant Wagner (Rienzi et Der Fliegende Holländer), Meyerbeer demeure à Paris et élabore très longuement ses ouvrages. Qu'on en juge : 1826-1831 pour Robert le Diable, 1832-1836 pour Les Huguenots, 1835-1849 pour Le Prophète, 1849-1854 pour L'Etoile du Nord (version française du Feldlager écrit en 1843-1844), 1854-1859 pour Le Pardon de Ploërmel (renommé Dinorah lors de la première révision, incluant des récitatifs à la place des dialogues parlés - pour Londres) et 1837-1864 pour L'Africaine ! Un rythme très inhabituel pour un compositeur professionnel, mais ses succès parisiens étaient tels qu'il pouvait se permettre ce soin sans risquer l'indigence (avec seulement deux opéras-comiques, dont un adapté d'un singspiel précédemment composé et l'autre révisé en comédie lyrique ; et quatre "Grands Opéras").

Conséquences

Robert le Diable est donc le premier jalon d'une période de triomphe qui n'a que peu d'équivalents dans l'histoire de la musique. C'est sans doute pour cela qu'il frappa tellement l'imagination.


L'Apothéose de Meyerbeer, entouré des personnages de ses quatre drames sérieux pour Paris : Nélusko et Sélika pour L'Africaine, Robert et Bertram dans Robert le Diable, en train de boire à l'acte I(Alice en Jeanne d'Arc derrière ?), Jean de Leyde et les trois anabaptistes (Jonas, Zacharie et Mathisen) dans Le Prophète, enfin Valentine et Raoul qui semblent dans la seconde moitié de l'acte IV des Huguenots, mais Marcel l'épée au repos laisse penser qu'il s'agit du mariage informel de l'acte V.
Si ce n'est pas de la vénération, peindre un tel tableau !


Par ailleurs, cette première pièce française du compositeur remporte en elle-même un triomphe dont les auteurs rapportent qu'il n'eut guère d'équivalent dans l'histoire du spectacle lyrique.

Il n'est pas douteux non plus que la matière elle-même a impressionné fortement les contemporains, avec son sujet non plus seulement historique, mais aussi fantastique - et pas du merveilleux biblique, mais plutôt du fantastique moyenâgeux, assuré non pas par la main salvatrice de Dieu (comme dans Moïse et Pharaon de Rossini en 1827 d'après la version italienne de 1818 ou Nabucco de Verdi en 1842), mais pas les démons contre les hommes. Si le sort de Robert reste incertain, celui de Raimbaud, parti gaîment se damner à l'acte III, n'est tout simplement pas traité, et laisse craindre le pire.

Causes endogènes

Comme ce sera plus tard le cas de façon encore plus saisissante pour Les Huguenots, chaque acte dans Robert a sa couleur propre (ce qui est nouveau et qu'on retrouvera moins nettement dans ses drames ultérieurs). Les actes impairs sont dévolus à la question de l'enfer et du salut (actes de Bertram), les actes pairs à l'amour (actes d'Isabelle).

  • I : Scène de jeu dans un camp médiéval, avec ses allures dansantes et babillardes, ses défis, ses exactions.
  • II : L'espérance d'un amour malheureux.
  • III : Scènes infernales.
  • IV : L'amour forcé.
  • V : Victoire des forces angéliques.


Chaque acte est donc extrêmement typé. Mais les liens d'unité restent forts, car Meyerbeer utilise quelques motifs récurrents. Certains n'ont rien de spécialement nouveau, ils servent d'écho (Bertram reprend des thèmes pour rappeler des souvenirs à Robert). En revanche, on y trouve des choses qui annoncent le leitmotiv, et donc c'est, à titre personnel, la première occurrence que j'aie rencontré dans le répertoire que j'ai pu parcourir.
Il n'apporte pas encore de sens comme ce sera le cas à partir du Wagner de la maturité (qui est le premier à lui faire jouer un rôle de complément indispensable au livret - c'est peu le cas avant Tristan et Rheingold), mais contrairement aux échos thématiques qui pouvaient exister ponctuellement chez les compositeurs antérieurs (on trouve de ces citations déjà dans les récitatifs de Serse de Haendel, en 1738 !), Meyerbeer attribue à ce motif :

  • un lien avec un personnage : Bertram a son motif très reconnaissable (allers-retours d'arpège en majeur), qui accompagne chacun de ses mauvais conseils à Robert ;
  • une orchestration précise : cordes en pizzicato [4] et timbales, ce qui procure une impression d'étrangeté assez saisissante (le procédé est furieusement original à cette date, et même Berlioz osera peu ce genre de nudités, cet espèce de squelette sonore) ;
  • une récurrence forte, sur plusieurs actes ;
  • une irradiation de toute l'oeuvre : dans le grand air de l'acte V (Je t'ai trompé, je fus coupable), on réentend ces figures de pizzicato mêlés à des arpèges majeurs, sans que le motif soit textuellement cité.

On ne tire pas un sens profond de cela, mais cette identité musicale marque la première pierre du leitmotiv.
Par ailleurs, Meyerbeer est un très grand orchestrateur, l'un des tout premiers à utiliser les couleurs (et textures, témoin l'alliance pizz / timbales !) instrumentales pour soutenir le drame. Ce n'est plus simplement un solo de violon, de trompette, de hautbois ou de clarinette, comme on en trouvait au XVIIIe siècle, pour dialoguer avec le soliste vocal, mais réellement une recherche de couleur, de climat. C'est très perceptible par exemple à l'arrivée d'Alice à l'acte III, où les bois seuls parlent, sans réelle assise grave, donnant l'impression du frémissement de la forêt et du silence relatif qui entoure la fiancée abandonnée. Et ce sera encore plus vrai avec l'usage de la clarinette basse, instrument sans doute pour la première fois soliste, seule dans tout l'orchestre pendant cinq bonnes minutes au dernier acte des Huguenots !
A part les ébouriffantes Variations sur la Follia d'Espagne de Salieri (1815), je ne vois pas d'exemple semblable, à cette date, d'usage de l'orchestre comme une ressource de coloris brut.

Les figures rythmiques aussi caractérisent fortement, sous forme de danses imaginaires ou stylisées, les différences sections (valse infernale, figures lancinantes dans le grave des menaces de Bertram à Alice...). C'est l'une des forces de Meyerbeer, son drame bondit toujours, y compris physiquement.

Le tout culmine évidemment à l'acte III, avec son alignement de morceaux de bravoure et son atmosphère incroyable. En 1831, qui était préparé à entendre cela ! Ceux qui avaient un peu fréquenté l'opéra allemand, certainement (dès 1821, le Freischütz de Weber utilise des recettes fantastiques semblables, puis bien sûr le Vampyr de Marschner en 1828). Les amateurs d'opéra-comique et d'opéra italien, sans doute pas du tout.
On trouvera donc dans cet acte :

  • Un duo bouffe entre le fiancé d'Alice et le démon de l'histoire.
  • Valse infernale et air de Bertram (le démon révèle alors être le père de Robert), avec vocalisation et aigus spectaculaires, suivi d'un interlude en forme d'orage (très belles harmonies).
  • Un air élégiaque d'Alice, suivi d'un duo avec Bertram puis d'un trio attacca [5] avec Robert. C'est un peu la partie molle de l'acte, plus contemplative et statique, moins riche musicalement.
  • Un duo patriotique exaltant où Bertram pousse Robert à dérober une relique magique.
  • Invocation des nonnes damnées par Bertram. Puis levée des spectres : sans voix, tout est fondé sur le rythme deux croches / blanche, avec des pizzicati aux cordes graves et entrecoupés de duos de bassons solos. Enfin intervient le ballet des nonnes damnées, assez joyeux, mais plutôt mystérieux, une sorte d'exultation infernale, auquel se mêle la pantomime de Robert, tour à tour courageux, effrayé et enfin séduit par la danseuse principale, jusqu'à commettre le sacrilège. Enfin le choeur infernal en coulisse hurle sa joie.


C'est ce dernier ensemble qui a le plus fortement marqué l'imaginaire, on en voit bien la dimension spectaculaire.

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3. Qu'en reste-t-il ?
Représentations intégrales

Robert, plus encore que les Huguenots remontés très épisodiquement, a totalement disparu des scènes depuis le milieu du XXe siècle, avec l'internationalisation du répertoire (qui supposait bien évidemment la disparition de certains titres "locaux"). On pourra bien citer quelques exceptions, comme ses exécutions au Festival de Martina Franca (2000) et au Staatsoper de Berlin (2001), mais globalement, plus rien depuis très longtemps.

Il faut dire qu'en plus de la mauvaise réputation de ces oeuvres, renforcée par la malignité de certains envieux (à commencer par le proverbialement ingrat Wagner), cela coûte cher puisqu'il faut beaucoup de décors, beaucoup de personnages, beaucoup de répétitions - et que la majorité du public rechigne à des spectacles trop longs (parce qu'il faut alors débuter avant le repas ou finir après les derniers bus). De leur côté, les "experts" (selon les cas, on peut ou non y inclure la critique) tempêteront si on leur coupe telle ou telle partie qu'ils jugent importante.
Beaucoup d'investissement pour un retour un peu hypothétique, donc. Mais on a déjà exposé plus en détail tout cela.

Discographie

Autant la discographie des Huguenots, parsemée d'intégrales indisponibles, existe, autant celle de Robert est des plus réduites.

  • Sanzogno 1968 : Version en italien, bien chantée, mais archicoupée (et en dépit du bon sens, y compris des moments très valorisants et "faciles").
  • Fulton 1985 : Tiré des représentations de Garnier, avec une splendide distribution (Anderson, Lagrange, Vanzo, Ramey). Joué avec esprit et une grande exactitude dans le style et les couleurs d'un répertoire dont Fulton était un brillant spécialiste. Soirées électriques, dont il existe aussi un témoignage, assez différent mais tout aussi intéressant, avec Rockwell Blake (alternant avec Alain Vanzo). Souvent épuisé et souvent réédité chez divers labels plus ou moins officiels (en ce moment, c'est Gala qui est disponible).
  • Palumbo 2000 : Les représentations de Martina Franca. Plutôt bien chanté dans l'ensemble, malgré un Robert pas très élégant (Warren Mok), mais l'orchestre n'est pas un premier choix et la captation en plein air rend tout un peu sec. Tout à fait convenable, mais pas très exaltant : on perd beaucoup du climat, on entend tout d'un peu loin.


Il existe aussi une captation des représentations berlinoises de 2001 (Minkowski), mais elle est uniquement publiée par des labels pirates en ligne qui ne reversent pas de droits aux interprètes, je le crains - et aussi je m'abstiendrai de les indiquer. De toute façon, elles sont correctes mais un rien tièdes.

On constate aisément l'état de délabrement avancé (et d'accessibilité toute relative) de l'héritage. Dans le commerce, on ne trouve couramment que Palumbo en fin de compte, qui ne rend pas tout à fait justice aux beautés d'écriture de la partition.

Souvenirs visuels

Ce qui nous reste, c'est donc, déjà, l'image. Car si vous feuilletez un ouvrage qui parle de Meyerbeer ou effectuez une recherche en ligne, vous serez immédiatement confronté à la célèbre gravure du ballet du troisième acte de Robert qui se trouve également... au frontispice de Carnets sur sol ! (Les lutins l'ont simplement inversée pour des raisons esthétiques et un peu retouchée.)


C'est même une image qu'on emploie souvent pour évoquer l'Opéra de Paris au XIXe siècle (alors situé salle Le Peletier). Il faut admettre qu'elle a une certaine allure, qu'elle a souvent été reproduite, qu'elle évoque un épisode important, et qu'elle évoque toute une esthétique à elle seule.

(Il existe aussi un tableau de Camille Roqueplan, plus anecdotique, représentant la seconde partie de l'acte IV des Huguenots, on a dû le mettre en illustration d'une autre notule. Le voici.)

Souvenirs littéraires

Ce succès rend Robert quasiment proverbial, au même titre que Rachel-quand-du-Seigneur se substitue chez Proust au prénom seul sous l'influence du succès de La Juive d'Halévy.

Ensuite ils prièrent [Mme Bordin] de leur désigner un morceau.

Le choix l’embarrassait. Elle n’avait vu que trois pièces : Robert le Diable dans la capitale, le Jeune Mari à Rouen, et une autre à Falaise qui était bien amusante et qu’on appelait la Brouette du Vinaigrier.

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1881), chapitre V (celui dévolu à la littérature).

Dans le village de Chavignolles, cette veuve, propriétaire de terres, qui ne songe qu'à obtenir la parcelle des Écalles par tous les moyens, n'a vu qu'une seule pièce de théâtre "sérieuse" et à Paris : Robert le Diable (nous sommes dans les années quarante du XIXe siècle, elle a donc dû assister à une représentation des premières années). Moment éclairant sur l'aspect absolument central de cette oeuvre dans la culture lyrique, musicale et théâtrale française.

La juxtaposition saugrenue avec le commentaire positive sur La Brouette du Vinaigrier ne fait qu'accentuer l'impression que cette oeuvre appartenait à la culture commune, et que chacun, du moins au delà d'une certaine élévation sociale, était susceptible de la voir, quand bien même il n'aurait eu aucune idée des règles et enjeux qui y sont mis en oeuvre.

Plus encore, Mme Bordin découvre juste avant ces lignes Phèdre de Racine, et affirme immédiatement après notre extrait « on sait ce qu'est un Tartuffe » - sans avoir, manifestement, lu la pièce. Aussi, Robert (avec tout ce que cela peut contenir de moqueur évidemment) constitue ici la seule référence littéraire, et de façon plausible, dans le domaine du théâtre de prestige. Voilà qui est frappant (à défaut de prouver quoi que ce soit) sur sa place singulière - les auteurs utilisent récurremment Robert comme le type même de la pièce à succès que tout le monde va voir. Et c'est rarement fait avec une grande tendresse, d'abord pour les besoins des oeuvres (l'opéra n'y étant qu'un lieu ou une référence qui sert de support à l'intrigue), mais aussi en raison du statut de référence académique de Meyerbeer, déjà considéré de son vivant (et malgré son succès démentiel) avec circonspection, représentant l'ordre établi (alors même que les livrets de Scribe sont assez subversifs par certains aspects) - ce qui n'est jamais très sympathique à des romantiques.

Bref, une citation qui confirme, l'air de rien, la place singulière de Robert dans l'imaginaire collectif.

Au passage, les ressources de la recherche numérisée permettraient d'opérer, d'une façon peu coûteuse en temps, une recherche à large échelle pour mesurer la façon dont l'oeuvre resurgit dans les textes du temps et d'après.

De plus, son imaginaire fantastique prête plus aisément au trouble du romanesque que l'Histoire-fantaisie des Huguenots.

On a déjà vu comment Georges Rodenbach dans Bruges-la-Morte (1892) fait naître le trouble à partir d'une ballerine qui interprète Hélène, l'abbesse damnée qui entraîne Robert au sacrilège. On perçoit d'emblée, et plus encore à la lecture, tout l'intérêt symbolique que peut en retirer un romancier.

Cependant l'orchestre venait d'entamer l'ouverture de l'œuvre qu'on allait représenter. Il avait lu, sur le programme de son voisin, le titre en gros caractère: Robert le Diable, un de ces opéras de vieille mode dont se compose presque infailliblement le spectacle en province. Les violons déroulaient maintenant les premières mesures.
Hugues se sentit plus troublé encore. Depuis la mort de sa femme, il n'avait entendu aucune musique. Il avait peur du chant des instruments. Même un accordéon dans les rues, avec son petit concert asthmatique et acidulé, lui tirait des larmes. Et aussi les orgues, à Notre-Dame et à Sainte-Walburge, le dimanche, quand ils semblaient draper par-dessus les fidèles des velours noirs et des catafalques de sons.
La musique de l'opéra maintenant lui noyait les méninges; les archets lui jouaient sur les nerfs. Un picotement lui vint aux yeux. S'il allait pleurer encore? Il songeait à partir quand une pensée étrange lui traversa l'esprit: la femme de tantôt qu'il avait, comme dans un coup de folie et pour je baume de sa ressemblance, suivie jusqu'en cette salle, ne s'y trouvait pas, il en était sûr. Pourtant elle était entrée au théâtre, presque sous ses yeux. Mais si elle ne se trouvait pas dans la salle, peut-être allait-elle apparaître sur la scène ?
Profanation qui, d'avance, lui déchirait toute l'âme. Le visage identique, le visage de l'Épouse elle-même dans l'évidence de la rampe et souligné de maquillages. Si cette femme, suivie ainsi et disparue brusquement sans doute par quelque porte de service, était une actrice et qu'il allait la voir surgir, gesticulant et chantant? Ah! sa voix? serait-ce aussi la même voix, pour continuer la diabolique ressemblance – cette voix de métal grave, comme d'argent avec un peu de bronze, qu'il n'avait plus jamais entendue, jamais ?
Hugues se sentit tout bouleversé, rien que par la possibilité d'un hasard qui pourrait bien aller jusqu'au bout; et plein d'angoisser il attendit, avec une sorte de pressentiment qu'il avait soupçonné juste.
Les actes s'écoulèrent, sans rien lui apprendre. Ii ne la reconnut pas parmi les chanteuses, ni non plus parmi les choristes, fardées et peintes comme des poupées de bois. Inattentif, pour le reste, au spectacle, il était décidément résolu à partir après la scène des Nonnes, dont le décor de cimetière le ramenait à toutes ses pensées mortuaires. Mais tout à coup, au récitatif d'évocation, quand les ballerines, figurant les Sœurs du cloître réveillées de la mort, processionnent en longue file, quand Helena s'anime sur son tombeau et, rejetant linceul et froc, ressuscite, Hugues éprouva une commotion, comme un homme sorti d'un rêve noir qui entre dans une salle de fête dont la lumière vacille aux balances trébuchantes de ses yeux.
Oui! c'était elle ! Elle était danseuse ! Mais il n'y songea même pas une minute. C'était vraiment la morte descendue de la pierre de son sépulcre, c'était sa morte qui maintenant souriait là-bas, s'avançait, tendait les bras.
Et plus ressemblante ainsi, ressemblante à en pleurer, avec ses yeux dont le bistre accentuait le crépuscule, avec ses cheveux apparents, d'un or unique comme l'autre...
Saisissante apparition, toute fugitive, sur laquelle bientôt le rideau tomba.
Hugues, la tête en feu, bouleversé et rayonnant, s'en retourna au long des quais, comme halluciné encore par la vision persistante qui ouvrait toujours devant lui, même dans la nuit noire, son cadre de lumière... Ainsi le docteur Faust, acharné après le miroir magique où la céleste image de femme se dévoile !

(Fin du troisième chapitre.)

Et puis on trouve aussi ce même moment-culte dans cette parodie de l'invocation des nonnes damnées qu'on citait pour commenncer. L'ancien grognard Flambeau, agent de conspirateurs français pour faire revenir un Napoléon sur le trône impérial, cherche à faire fuir le duc de Reichstadt. Lors du bal, il s'est dissimulé dans une infractuosité du jardin autrichien dont il avait été question aux actes précédent. Il y parle donc depuis "sous terre", avant de ressusciter comme l'abbesse Hélène, d'où la charmante plaisanterie.

Il se trouve que l'épisode est parfaitement en situation, puisque Robert est créé en 1831, et que le Duc meurt de la tuberculose en 1832 (et sa mort se produit peu de temps après sa tentative d'évasion). Pour plus ample propos sur cette pièce, on peut se reporter à cette notule.


Mais de quel air parlez-vous ?

Précisément, cet air est celui qui survécut à l'oubli, et aujourd'hui encore, les jeunes basses le chantent en récital et les chanteurs célèbres l'enregistrent. Il faut dire que c'est facile, spectaculaire et très valorisant. Pour mémoire, le voici par les forces du Lutin Chamber Ensemble, il nous avait servi à tester l'incorporation de vidéos sur le service YouTube.


Oui, il figure plusieurs fois à la suite, pas nécessaire de tout vous infliger. C'est dommage, j'ai coupé la suite avec la procession des Nonnes, cela vous obligera à aller jeter une oreille au disque.

Non ? Vous êtes trop épuisés par cette longue notule ? Alors voici (oui, je suis très gentil, on me le dit souvent).


Thomas Fulton dirige l'Orchestre de l'Opéra de Paris en 1985.


C'est ce passage aussi (Invocation et Procession) qui est parodié par Korngold, en en explosant le matériau dans un bref instant de Die Tote Stadt, opéra inspiré du roman de Rodenbach. On en avait détaillé le procédé ici, avec tous les exemples musicaux nécessaires.

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4. Ebauche de conclusion

Avec cela, vous avez déjà un petit panorama et une explication de la fortune de Robert le Diable, premier opéra français de Meyerbeer, aux qualités musicales inédites, au sujet assez saisissant. Sa place chronologique et son caractère onirique expliquent pourquoi, alors qu'il n'est plus guère joué, et pas forcément le plus estimable des Meyerbeer, il demeure très présent dans un certain imaginaire collectif, essentiellement au travers de la fin spectaculaire de son acte III.

Et on espère que la balade, suscitée par l'envie de partager ces quelques métamorphoses (et de lire, pour une fois, du bien de Meyerbeer, quitte à l'écrire soi-même...) vous aura diverti.

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5. Prolongements internes

Quelques autres entrées autour de Meyerbeer sur CSS :




Et, d'une façon générale, beaucoup de correspondances avec les autres Grand Opéras étudiés dans la catégorie appropriée.

Notes

[1] Les moments musicaux forts, qui s'opposent aux récitatifs plus sobres pour faire avancer l'action. Ce sont les airs, duos, trios, quatuors, choeurs censés communiquer des émotions ou faire briller les solistes. On les numérotait sur les partitions (et on les vendait ensuite en fascicules séparés), d'où leur nom.

[2] L'Etoile du Nord est assez faible et L'Africaine souffre d'un esprit de sérieux assez pénible, sans que la musique, certes assez recherchée, soit tout à fait la hauteur. Quitte à faire prétentieux, Wagner soutient son projet. Par ailleurs, Meyerbeer n'ayant pas pu retoucher son oeuvre après les représentations, les tunnels ou faiblesses auraient peut-être, comme il l'avait toujours fait, été rectifiées à l'épreuve de la scène, avant impression.

[3] A ce propos, je précise cependant que je pense quasiment la même chose de certains Rossini de la même esthétique, et qu'il faut donc relativiser, peut-être, mon sentiment à ce sujet. Toutefois Il Crociato est assez loin d'une certaine forme de grâce et de mélancolie présentes dans La Donna del Lago, on est plus proche de la glottolalie monumentale de Semiramide, sans le moment extraordinaire du songe d'Assur.

[4] Pizzicato : Pincement avec les doigts d'une corde d'instrument à archet.

[5] Attacca : Enchaîné sans pause. C'est-à-dire qu'ici Robert survient dans le duo sans que celui-ci ne se soit interrompu.

David Le Marrec

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