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dimanche 29 août 2010

Voir Yvetot et mourir ! - [Jacques IBERT - Le roi d'Yvetot]


Ce soir, point de présentation complète comme nous le faisons quelquefois. Juste une évocation en sons et en mots.


Jacques Ibert choisit pour cet opéra en quatre actes un sujet qui dispose d'une résonance moins grande que les grands mythes de l'opéra : il a lui-même mis en musique Persée et Andromède, L'Aiglon et Barbe-Bleue, certes depuis des points de vue à chaque fois un peu décalés. Néanmoins, son sujet dispose déjà d'une petite postérité lorsqu'il écrit son opéra en 1927-1928 (création à l'Opéra-Comique en 1930).

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1. La légende dorée d'Yvetot
Les origines

Yvetot est une petite ville de Normandie, fondée à l'occasion des invasions normandes (son nom originel "Ivetofta", présent également en Scanie, signifie "terre d'Yvar"), qui a connu un destin assez singulier. Jusqu'en 1789, il s'agit d'une principauté indépendante et dispensée de l'hommage au roi de France. Les textes l'attestent dès le XIe siècle, mais faute d'explications plus amples, on s'en rapporte à la légende, qui raconte ceci.


Les seigneurs d'Yvetot portaient eux-mêmes ce nom, comme c'était l'usage, et Gautier d'Yvetot aurait été (mais évidemment, les documents de ces temps manquent) le chambellan de Clotaire Ier (498-558-561 [1]). Le roi ayant nourri quelque grief contre lui, il partit se battre "en Orient" (un peu tôt pour la croisade, l'Orient est-il simplement le Front de l'Est ?). Dix ans plus tard (en 536, nous disent les yvetotais), victorieux, il revient auprès de son roi, qui, bien loin d'être apaisé, l'occit dans la chapelle même où il se trouvaient.

En contrepartie, pour éviter l'excommunication qui lui était due, le roi Clotaire érige en mars 558 (on notera la disparité des dates... et aussi leur précision pour un sujet aussi mal délimité par les historiens !) la seigneurie d'Yvetot en royaume.

Le 18 novembre 1789, le conseil municipal proclame l'abolition des privilèges (conforme à l'éthique des rois d'Yvetot, nous dit encore l'hagiographie locale), et Yvetot devient donc une ville français, récompensée par un grade de sous-préfecture (la chance !) jusqu'en 1926.

Les arts

Cet îlot étonnant inspira, en plus de ceux qui connaissent l'Histoire, des artistes.

L'engouement en revient à Béranger, qui écrivit en mai 1813 cette chanson qui fixe l'imaginaire attaché à ce royaume de poupées.

Il était un roi d'Yvetot
Peu connu dans l'histoire ;
Se levant tard, se couchant tôt,
Dormant fort bien sans gloire,
Et couronné par Jeanneton
D'un simple bonnet de coton,
Dit-on.
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c'était là !
La, la.

Il faisait ses quatre repas
Dans son palais de chaume,
Et sur un âne, pas à pas,
Parcourait son royaume.
Joyeux, simple et croyant le bien,
Pour toute garde il n'avait rien
Qu'un chien.
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah
Quel bon petit roi c'était là !
La, la.

Il n'avait de goût onéreux
Qu'une soif un peu vive ;
Mais en rendant son peuple heureux,
Il faut bien qu'un roi vive.
Lui-même, à table et sans suppôt,
Sur chaque muid levait un pot
D'impôt.
Oh ! oh !oh !oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c'était là !
La, la.

Aux filles de bonnes maisons
Comme il avait su plaire,
Ses sujets avaient cent raisons
De le nommer leur père
D'ailleurs il ne levait de ban
Que pour tirer quatre fois l'an
Au blanc.
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c'était là !
La, la.

Il n'agrandit point ses états,
Fut un voisin commode,
Et, modèle des potentats,
Prit le plaisir pour code.
Ce n'est que lorsqu'il expira
Que le peuple qui l'enterra
Pleura.
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c'était là !
La, la.

On conserve encor le portrait
De ce digne et bon prince ;
C'est l'enseigne d'un cabaret
Fameux dans la province.
Les jours de fête, bien souvent,
La foule s'écrie en buvant
Devant :
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c'était là !
La, la.

Depuis, la fortune lyrique en a été assez respectable, puisqu'on dénombre au moins quatre ouvrages sur le sujet.

Tout d'abord Le roi d'Yvetot d'Adophe Adam sur un livret de Leuven et Brunswick, créé (au milieu de sa carrière) en 1842 à l'Opéra-Comique puis repris à travers toute l'Europe (Bruxelles, Londres, Leipzig, Berlin !). On y retrouve la Jeanneton de Béranger, qui n'était que proverbiale dans la chanson (dorloté et couronné par une enfant), et qui devient un personnage de mezzo-soprano complet. Le mythe s'opératise.

En 1859, c'est le moins célébré Frédéric Barbier (1829-1889) qui, dans la première dizaine d'un corpus qui en compte près de sept (!) reprend le fonds, avec un titre plus ouvertement ironique : Le Grand Roi d'Yvetot. Le livret de Louis Emile Vanderburck et Albert Guinon est le support d'un vaudeville-pantomime créé au théâtre Déjazet - donc réellement du très léger très assumé.

Plus prestigieux, Lucien Petipa propose un ballet du même titre qu'Adam, à l'Opéra, qui figure parmi les créations que la postérité se remémorent.

Il y aura aussi un peu avant ou après Ibert une opérette en trois actes sur un poème de Louis Payen (qui a notamment collaboré avec Henri Cain au cours de sa carrière). Elle est due à Camille Boucoiran (1878 - 1970) et se trouve toujours disponible au catalogue des éditions Eschig, mais il n'en existe aucun enregistrement.

Enfin, l'heure de gloire, 'Yvetot' est la seule entrée à la lettre Y du Dictionnaire des idées reçues (ou Catalogue des opinions chic) de Flaubert.

YVETOT
Voir Yvetot et mourir ! (V. Naples, p.67 et Séville, p.81.)

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2. L'opéra de Jacques Ibert

Arrive enfin Jacques Ibert (composition de 1927 à 1928 et création à l'Opéra-Comique en 1930). Le livret de Jean Limozin et André de la Tourrasse prend le sous-titre d'opéra-comique [2], mais l'enregistrement de Manuel Rosenthal (pas forcément respectueux de la partition, on ne l'a pas eue entre les mains) ne comporte pas de dialogues parlés (ce qui est possible dans l'opéra-comique du vingtième siècle, remplacé par l'opérette pour les alternances de ce genre).


Son ton est très onirique, il peut quasiment faire écho avec Juliette ou La clef des songes de Martinů. Dans cette principauté si bizarre, le roi part guerroyer pour l'honneur de son glorieux royaume, les cabaretiers sont des leaders politiques, et le retour du roi pansé par Jeanneton [3] tente de remettre de l'ordre dans la république brouillonne, assez communarde (c'est le cas de dire !) que ses sujets ont proclamé en son absence.

On se retrouve ainsi face à une joyeuse profusion assez amusante, qui rappelle le côté dépenaillé de la chanson de Béranger, une sorte de basse-Cour. Mais cela est mélangé à des préoccupations plus profondes, où il est question de la guerre (vue depuis l'attente des femmes - la date de composition n'est pas anodine), des récits des survivants, de la mort absurde (le sonneur), des débordements républicains (avec toute une légende noire de la Révolution française), de la responsabilité morale du chef (le roi doit-il reprendre son poste ?)...
Les scènes impliquant Jeanneton et le roi sont d'ailleurs tendres et non truculentes, comme l'ébauche d'un amour tacite et impossible à travers leurs âges incompatibles.

Ibert propose pour cela une musique assez simple, fondée sur le caractère des scènes, mais raffinée dans ses harmonies. Tout épouse de très près le trouble à la fois du spectateur qui observe cette communauté atypique et de l'yvetotais qui voit son petit univers s'effondrer et se transformer de façon vertigineuse.
Une oeuvre au fort pouvoir de suggestion atmosphérique, mais aussi teintée d'une mélancolie crépusculaire simple et belle, comme une forme plus directe, plus cinématographique en quelque sorte, du climat de la fin du Roi Arthus d'Ernest Chausson.

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3. Une scène

On a choisi l'extrait très visuel où les femmes d'Yvetot prient pour la protection de leurs soldats, sous la forme de la litanie, et mêlée d'autres interventions profanes. Elle se prolonge avec la rupture horrible du cadre dramaturgique habituel : normalement, dans un pièce, on meurt pour une raison, avec une forme de nécessité. Or ici, pour le sonneur, c'est un bête accident, et atroce en un tel moment, lui qui avait échappé à la mobilisation... Dans le même instant, toute la cité devient aveugle, privée de nouvelles du front et à la merci des fuyards affabulateurs.

Un des plus moments les plus frappants de l'oeuvre, mais les dialogues entre le roi et Jeanneton, d'autre facture, sont aussi remarquablement beaux.


Enregistrement tiré d'un vieux vinyle, couplé (dans une seconde galette) avec la plus célèbre et légère Angélique. (La "vidéo" est confectionnée par mes soins à partir de mon enregistrement.)

Paris, Théâtre des Champs-Elysées
2 octobre 1958
Jeanneton - Jacqueline BRUMAIRE
Catherine - Denise SCHARLEY (qui mène la psalmodie)
La Gazette - Solange MICHEL
Le roi - Louis MUSY
Le Cabaretier gras - Louis RIALLAND
Le Cabaretier maigre - Robert MASSARD
Le Doyen - André VEISSIERES
Médéric - Charles CAMBON
Le Sonneur - Jean MOLLIEN (qui fut également rien de moins qu'un Fervaal !)
Bertrand - Joseph PEYRON
Renaud - Claude GENTY
Chœurs et orchestre de la RTF
Dirigés par Manuel ROSENTHAL

Une distribution admirable, dont tous les noms évoquent de glorieux souvenirs ; et si l'orchestre campe un peu loin des micros, selon les habitudes de la radio d'époque, chaque intervention vocale est quasiment un événement.

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4. Donc ?

Il me semble que la qualité assez singulière de cet ouvrage mériterait un enregistrement plus récent, voire une production scénique où, comme pour Juliette, on pourrait faire bien des choses.

Il est vrai cependant qu'en plus de la piètre estime dans laquelle on tient généralement Ibert, l'alternance, voire le mélange des registres entre comique et tragique n'est plus très à la mode (ou alors il faut, comme dans Verdi, que le comique renforce le tragique).

Bonne soirée !

Notes

[1] En réalité, il règne bien plus longtemps, mais en guerre en permanence, il change souvent de titre et n'est "roi des Francs" qu'à la fin de sa vie.

[2] Il convient peut-être de repréciser que le nom du genre, contrairement au nom du lieu, l'Opéra-Comique, ne prend pas de trait d'union, mais que nous l'employons pour clarifier nos propos.

[3] Jeanneton est donc comme chez Adam incarnée chez Ibert, et avec grâce encore !

David Le Marrec

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