mercredi 21 mai 2025
[Épopée] – Les 5 ans du Festival des Compositrices « Un Temps pour Elles »
A. La naissance épique
Un premier été de covid. Deux entreprises courageuses franciliennes se lancent en réaction à cette catastrophe pour le monde de la musique vivante : Musique au Potager du Roi, à Versailles (où il s'est avéré ensuite, si j'ai bien compris mes lectures, que des artistes étaient programmés sans être consultés, et pour ceux qui acceptaient, sur des contrats oraux qui n'étaient pas toujours honorés), et Un Temps pour Elles. D'abord à la Maison de Rosa Bonheur, à Thomery, tout près de Fontainebleau– mais les propriétaires, devant le succès, on préféré ensuite y programmer leur propre festival, consacré à la création féminine, mais de façon plus large (cinéma, jazz, chanson, etc.).

En 2021, c'est le début du festival dans le Val d'Oise, obligé d'être itinérant – ce qui complique la fidélité du public –, et sur un territoire plus populaire ou plus rural pour partie, qui n'est pas le plus évident pour le remplissage (le classique fait moins partie des habitudes de consommation culturelle). Abbayes de Maubuisson et de Royaumont, églises de Luzarches et Taverny, châteaux de Méry-sur-Oise et de La Roche-Guyon, domaine de Villarceaux… des lieux extraordinaires, mais il faut à chaque fois tout démonter et tout remonter, le temps d'un week-end, travail herculéen. Et surtout : aller chercher son public. Dans chaque ville.

Je me rappelle du Trio Wanderer jouant devant 25 personnes dans la grange dîmière de Maubuisson et, le pire des cauchemars, le Trio Sōra (dans un concert par ailleurs d'une intensité exceptionnelle) en matinée au château de La Roche-Guyon, qui jouait devant 7 personnes si l'on excepte les membres de la production – il se trouve que j'avais motivé 5 amis… si nous n'étions pas venus, elles auraient joué devant… 1 spectateur. Temps très difficiles, le public âgé avait peur de mourir, le reste s'était découragé des annulations à répétition, le festival n'était pas connu dans la région, tandis qu'à Thomery le Festival Rosa Bonheur faisait le plein…

Et pourtant, quelle succession d'expériences extraordinaires ! On avait droit aux premières auditions françaises, voire mondiales, des œuvres de Charlotte Sohy, Rita Strohl, Marguerite Canal, noms désormais familiers grâce aux coffrets de la Boîte à Pépites et à l'émulation des autres programmateurs… mais en 2020, ces noms étaient totalement inconnus à l'exception des passionnés des compositrices. On y entendait aussi des inédits de compositrices vaguement connues au gré de micro-pièces intégrées çà et là dans des concerts (souvent amateurs) comme Mel Bonis ou Marie Jaëll, et dont on pouvait enfin saisir la mesure. Et puis c'était aussi l'occasion d'entendre en France (pour la première fois, possiblement), les chefs-d'œuvre de Luise Adolpha Le Beau ou Dora Pejačević.
Depuis, beaucoup de concerts ont eu lieu, de disques ont paru, et certaines de ces figures sont devenues familières – les Trois pièces pour violoncelle & piano de Nadia Boulanger, on ne peut plus aller voir un concert de violoncelle ou acheter un disque consacré à l'instrument sans les entendre… Mais en 2020, on découvrait la plupart de ces noms, et la quasi-totalité de ces œuvres.
Car Un Temps pour Elles, ce sont des concerts qui explorent certes tout un pan du répertoire inexploré, à travers la thématique des compositrices, mais avec quelques exigences qui rendent ce festival très singulier :
¶ très peu d'œuvres déjà connues, même pour les compositrices qui ont (relativement) pignon sur rue ;
¶ uniquement des chefs-d'œuvre, à chaque concert on ressort en ayant écouté de la musique de très haute volée, et souvent des œuvres singulières, des styles nouveaux qui changent notre perception du répertoire ;
¶ interprétées à un niveau stratosphérique, par les meilleurs artistes de la place, et avec un engagement et une chaleur hors du commun ;
¶ dans des lieux patrimoniaux exceptionnels (avec de surcroît des navettes qui permettent d'accéder aux lieux plus reculés), vraiment, si vous ne connaissez pas Luzarches (le plus beau cul-de-four d'Île-de-France, et un des plus émouvants de France pour moi), La Roche-Guyon (ce contraste entre les salons XVIIe et le donjon philippeaugustéen taillé à même la roche !) ou Villarceaux (ses deux châteaux et ses vastes jardins à l'italienne qui serpentent autour de grands parterres d'eau) ;
¶ à l'acoustique exceptionnelle, des salles rectangulaires en pierre de petit format, vraiment idéal pour tout entendre en musique de chambre ;
¶ à des tarifs très décents (ça fini par un peu augmenter, mais vu la prestation exceptionnelle, il ne serait pas scandaleux de vendre ça deux fois plus cher) ;
¶ et toujours un accueil chaleureux pour tous les spectateurs, toute l'équipe est passionnée et, peut-être encore profondément marquée par ces temps reculés où l'apparition d'un spectateur constituait un événement.
B. Anniversaire
Aujourd'hui, il en va autrement : le festival se décline aussi en label, La Boîte à Pépites, et les deux viennent de fusionner (notamment à cause du harcèlement juridique du magazine Elle qui n'aimait pas le nom du festival, genre on possède des pronoms de la langue française !) en La Cité des Compositrices – très chouette nom très clair, qui permettra de mieux s'y retrouver. (Mais, pour l'heure, ça fait trois noms à surveiller.)
La Cité des Compositrices publie plusieurs disques par an – cette année, Liza Lehmann et trois volumes Rita Strohl (incontournables) –, propose mois de décembre sur sa chaîne YouTube un calendrier de l'Avent plein de découvertes (chaque jour, une pièce d'une compositrice, dans un enregistrement en général tiré d'un des concerts ou réalisé pour cette occasion), et se trouve désormais chargée de série de concerts à la Philharmonie de Paris (trois ou quatre dates, pour la troisième saison consécutive), à la Bibliothèque Nationale de France (six dates cette année, qui doit être la deuxième ou troisième saison) ou encore, plus occasionnellement, se produit au Théâtre des Champs-Élysées. Qui dit mieux ?

L'équipe a soulevé des montagnes en faisant advenir, par l'originalité et la qualité de ses propositions, une institution qui innerve désormais la programmation d'autres artistes, d'autres salles, et a transformé ce qui était plutôt un projet de recherche (documenter des œuvres de compositrices) en une sorte de hype universelle. Je ne pense pas que cela explique tout sur cette tendance qui a aussi lieu dans les autres pays d'Europe et d'Amérique du Nord, mais en France, clairement, l'avant-après est spectaculaire. Ceux qui ont observé La Cité des Compositrices depuis ses débuts ne s'y trompent pas : les compositrices et les œuvres devenues à la mode ont été jouées pour la première fois dans le festival et le calendrier de l'Avent…
Nous, les spectateurs réguliers du festival, savons la part éminente que l'entreprise a eu dans la connaissance et la diffusion de la beauté musicale – sans parler de l'aspect militant, pour mettre en valeur le matrimoine, qui parle aussi à une partie du public. (En ce qui me concerne, le matrimoine faisant partie du plus vaste ensemble des trucs qu'on ne joue jamais et sans bonne raison, j'y suis sensible aussi.)
Le concert qui célèbre ce bilan invraisemblable avait lieu au Théâtre des Bouffes du Nord, autre lieu chambriste éminent avec sa série de programmes du lundi La Belle Saison.
C. Le concert des 5 ans
Concert riche et dense pour fêter cela. Difficile même de se concentrer, en fin de soirée, pour le sévère Quintette avec piano d'Amy Beach (1907 ; Raphaëlle Moreau, Clémence de Forceville, Violaine Despeyroux, Héloïse Luzzati, David Kadouch), la pièce la plus formelle de la soirée – et pas la plus originale, je suis toujours frappé par les paradoxes d'Amy Beach, femme atypique qui parvient à vivre de son art contre toute la société, tout en acceptant d'être femme au foyer et en écrivant de la musique qui n'est ni du salon typique de la musique féminine tolérée, ni vraiment la marque d'une singularité créatrice forte. Son Quintette fait partie de ses bonnes œuvres, avec quelques très beaux moments comme l'intense cadence de piano de l'Adagio espressivo, ou les étonnants récitatifs (de violon, puis de piano, puis de violon) sur trémolos de cordes pendant le final, mais il n'était pas évident de l'apprécier à sa juste valeur, après saturation de tant de beautés aux saveurs plus extraverties.
C'est sans doute le cycle pour piano Quand la flûte de pan (1901) de Rita Stohl, entrecoupé des poèmes de Sophie de Courpon (lus avec malice par Lucile Richardot), qui m'aura le plus ému : ces fausses improvisations, dans le goût des imitations grecques de Debussy (assez proche de la première des Chansons de Bilitis d'icelui) bénéficient d'une simplicité, d'une liberté de ton, d'une force évocatrice peu communes. Ici servis par la meilleure éloquence de Célia Oneto Bensaid, médiums nets et timbrés, phrasés très verbaux… de véritable stances poétiques.
Autre bonbon déjà disponible au disque – il y a un peu plus d'un an, deux excellentes versions, chez Hänssler et chez CPO, paraissaient à quelques semaines d'intervalle ! –, le Wolgaquintett (1910) de Maria Bach (Raphaëlle Moreau, Clémence de Forceville, Violaine Despeyroux, Héloïse Luzzati, Célia Oneto Bensaid), dont les deux mouvements rapides étaient donnés. Après les figuralismes aquatiques aux cordes qui ouvrent la pièce, c'est un lyrisme extrême, une progression toujours tendue, un contrepoint très riche qui peut se brouiller jusqu'à une impression de nuage (façon Schnittke), sur des carrures mélodiques qui évoquent les Danses Slaves de Dvořák (dans un langage postromantique nettement plus tardif) et sur des rythmes de danse populaire. L'ivresse mélodique, la tension harmonique, la saturation en informations musicale sont maintenues tout au long de l'œuvre, un bijou réellement accessible à tous.
Un mot de la pièce la plus originale du concert, difficile à exécuter du fait de son instrumentarium étendu (pour de la musique de chambre) et très atypique : Four Songs d'Ethel Smyth, la compositrice britannique qui fit de la prison pour avoir brisé la vitre d'un officiel lors d'une manifestation de suffragettes. Ses compositions se caractérisent rarement par un sens mélodique très prégnant, mais l'écoute attentive révèle toujours des trouvailles et des singularités fortes.
Pour commencer, ici, Four Songs mais quatre poèmes français, chantés en français : trois d'Henri de Régnier, un de Leconte de Lisle, tous dans l'atmosphère, comme pour Strohl, d'une grèce fantasmée : « Odelette », « La Danse », « Chrysilla », « Ode anachréontique ». Et un dispositif instrumental tout à fait inhabituel : mezzo-soprano (Marielou Jacquard), flûte (Anastasie Lefebvre de Rieux) trio à cordes (Clémence de Forceville, Violaine Despeyroux, Héloïse Luzzati), percussions (Rodolphe Théry) – c'est-à-dire tambour de basque, cymbales suspendues, triangle suspendu, caisse claire.
S'en dégage une musique plutôt atmosphérique, pour accompagner les Régnier (dont le verbe est toujours plus général que spécifique, même lorsqu'il décrit comme ici des situations), parente de Debussy mais avec une ligne vocale plus régulière et lyrique, beaucoup plus furieusement dansé avec les grandes batteries de cordes du poème final sur Leconte de Lisle, qui donne envie de réentendre l'ensemble en s'attendant à ces contrastes.
Entre la manière un peu abstraite de Régnier et la couverture vocale (pas massivement utile ici) de Marielou Jacquard, il était assez difficile de suivre le texte, les mots n'étaient pas inintelligibles mais toutes les couleurs, tous les accents étaient à égalité, si bien que le sens échappait. Le timbre a par ailleurs mûri, a gagné en fondu et en douceur ces dernières années ! Cependant ans ce répertoire, si l'on n'allège pas la matière et si l'on égalise trop les voyelles, le public, même aguerri ne peut pas réellement suivre l'aventure textuelle. (Grand enjeu de l'enseignement du chant auquel je reviens souvent en pestant contre les modes actuelles. Quand on lit que Mary Garden avait déclenché des scandales à la première de Pelléas parce qu'elle avait prononcé « courage » / « curage », on reste rêveur sur ce qui est imposé aujourd'hui comme norme par les professeurs et les recruteurs.)

L'arrangement de Nadia Boulanger (voix avec Lucile Richardot, quatuor à cordes, harpe avec Constance Luzzati) de Dans l'immense tristesse (1916) de Lili Boulanger est mieux connu, je ne m'y attarde pas – Lili Boulanger a son système musical à elle, avec des couleurs très singulières qui promettaient beaucoup pour son développement futur. (Elle aurait peut-être mal tourné et fait du dodéca-ascétique, du néo-fade stravinsksien ou du minimalisme proto-glassien, on peut toujours se consoler comme ça.)
Dans les charmantes songs de Liza Lehmann, l'interprétation permettait réellement de passer à un degré supérieur d'émotion par rapport aux deux précédentes œuvres vocales : la plénitude et l'éloquence d'Anne de Fornel au piano, d'une part, et bien sûr l'étourdissante Lucile Richardot – anglais particulièrement exact, savoureux, et miraculeusement articulé (y compris chez les anglophones, il est rare d'entendre aussi bien le texte, a fortiori chez les femmes dont le mécanisme vocal lyrique est très différent de leur voix parlée). Comment fait-elle ?
La voix de Lucile Richardot ne ressemble à aucune autre, parce qu'elle utilise avec beaucoup de finesse deux paramètres qui sont mal vus dans le chant d'aujourd'hui mais qui, distillés à petite dose comme elle le fait, produisent une différence considérable en termes de coloris, de diction et de projection.
→ Le mixte de poitrine : comme son répertoire réside dans des ambitus assez bas, elle a la possibilité d'utiliser le registre de poitrine – généralement considéré comme « vulgaire » et « dangereux pour la voix ». Aussi, elle ne l'utilise pas à plein, mais en mêle certains effets à sa voix de tête, produisant les couleurs capiteuses qui lui sont propres, d'une part (avec une bien plus grande variété chromatique que chez la concurrence), et rendant le texte plus ferme, car davantage en rapport avec l'émission parlée.
→ La nasalité : l'évolution vers la société urbaine, l'invention du micro, le disque, l'influence du cinéma ont rendu l'émission nasale impopulaire, associée à la vieillesse, au ridicule, voire à la méchanceté. Pourtant, la résonance dans les voies aériennes supérieures permet de bien mieux projeter la voix. On est souvent surpris en entendant certaines voix qui paraissent très sonores et qui utilisent peu leur nez (elles sonnent merveilleusement au disque mais ont peu d'impact dans une salle de concert, par exemple Jonas Kaufmann), et inversement de « vilaines » voix nasales qui fendent l'espace sans effort (Simon O'Neill, pas très gracieux au disque mais parfaitement équilibré en salle !), par exemple dans les rôles de caractère – c'est pourquoi Mime fait souvent plus de bruit que Siegfried, à cause de ces équilibres vocaux que l'on associe à tort à la vieillesse ridicule et à l'héroïsme juvénile.
Ici aussi, Lucile Richardot n'utilise pas massivement cet outil mais, en en teintant son équilibre vocal (en chant, tout est toujours affaire d'équilibre, pas de martingale en vue !), favorise sa projection d'une part, la clarté d'élocution d'autre part.
D. Un Temps pour Elles 2025
Une fois de plus, donc, un voyage riche en surprises, en découvertes, en émerveillements, et dans la meilleure compagnie interprétative possible. C'est un peu l'idéal du concert qu'on vit là, une fenêtre ouverte sur des mondes nouveaux, sur des émotions que nous n'avions pas nous-même pu imaginer, et la découverte de pans de notre histoire humaine jusqu'ici occultés.
Comme chaque année, je ferai éhontément la réclame du festival, venez les week-ends, du 6 juin au 6 juillet : que des découvertes, dans des cadres exceptionnels, rarement moins bien que des chefs-d'œuvre, et idéalement interprété. Les navettes permettent d'accéder aux coins reculés (et merveilleux) d'Île-de-France, procurant de surcroît au public non motorisé l'accès à ces lieux majeurs de l'architecture de Francilie.
Vous pouvez également retrouver les dates dans le vaste agenda de Carnets sur sol.
Et bien sûr, pour élargir, cette liste (très partielle, le fonds s'est largement enrichi depuis) commentée de compositrices à écouter.

Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Disques et représentations a suscité :
silenzio :: sans ricochet :: un curieux