Carnets sur sol

   Écoutes (et nouveautés) | INDEX (très partiel) | Agenda concerts & comptes-rendus | Playlists & Podcasts | Instantanés (Diaire sur sol)


mercredi 25 octobre 2006

Franz SCHUBERT - Autour de Mut, Die Nebensonnen, Der Leiermann ; les Abendröte-Lieder et autres cycles méconnus

Je rebondis sur la présentation par Sylvie Eusèbe du Winterreise et propose quelques pistes de réflexion autour des trois derniers lieder du cycle.
J'y ajoute quelques réflexions autour des cycles vocaux méconnus de Schubert. Car il y a une vie hors de Die Schöne Müllerin, Die Winterreise et Der Schwanengesang ; contrairement à ce que peuvent parfois laisser penser les programmations.


Je reproduis les commentaires, manière de clarifier la discussion autour de ces thèmes.


22. Mut !

En 1827, un an avant la fin de sa courte vie, Franz Schubert compose les 24 lieder du Winterreise sur des poèmes de Wilhelm Müller. Chaque lied est un monde en soi, avec son histoire et son ambiance propres, et l’ensemble du cycle, dans la succession ordonnée des lieder, trace aussi un cheminement. L’histoire n’est pas racontée dans tous ses détails, des morceaux manquent et il y a des redites d’épisodes identiques qui ne sont pourtant pas strictement les mêmes.

C'est tout à fait exact, un parcours fragmenté, avec ses ressassements (qui ne sont pas toujours sans rapport avec une forme de lieu commun poétique), ses discontinuités, ses allusions impossibles à reconstituer pleinement.


Une personne a aimé, aime encore, et s’en va du lieu où reste cet amour, où a été cet amour. De la réminiscence des moments de bonheur à la profonde mélancolie, de l’isolement parmi ses semblables à la solitude totale, de la fatigue au courage, de l’envie de la mort au dépassement de soi,

Le dépassement de soi est tout de même inscrit dans une démesure un peu grotesque, qui ne peut que retomber dans l'espace béant entre deux lieder. Je pense par exemple à Mut !, qui voisine avec l'abattement amer des Nebensonnen : Sind wir selber Götter ! ("Soyons nous-mêmes des dieux" !) n'est absolument pas crédible dans ce parcours.
On ne peut relier ce désir à aucune pensée exprimée précédemment. On ne se trouve pas exclusivement dans le désir ravageur d'un nihilisme intégral, qui me semblerait une interprétation un peu osée de Müller. Il s'agit plutôt d'une tentative - vaine - de tirer parti de cette solitude intégrale, évoquée par les éléments contraires (Fliegt der Schnee mir ins Gesicht) : chaque homme règne, seul et sans partage, sur sa solitude. Le silence entre Mut et Die Nebensonnen contient donc implicitement la désillusion : ce n'est pas un règne mais une condamnation.
En cela, la progression instaurée par l'ordre choisi et la musique de Schubert est absolument phénoménale, et ce n'est pas pour rien que le Winterreise fascine autant - sans commune mesure avec les trois autres cycles (Abendrote, Müllerin, Schwan) -, indépendamment de ses qualités mélodiques évidentes.

Par ailleurs, la ritournelle infinie de Mut ! confirme cette impression de grotesque (il faut entendre Naum Grubert[1] là-dedans, absolument).


24. Der Leiermann

le voyageur se libère de son humanité sensible, et selon l’état d’esprit de l’auditeur, entre tristement dans la mort, ou atteint avec sérénité l’infini.

J'ai bel et bien l'impression qu'on accoste au port d'où nul ne revient, terrassé par la fatigue, mais sans tristesse. Ce vieillard joueur de vielle, image de la mort, est aussi celui qui met en musique le parcours, celui qui rend le cycle comme infini.


Quant au cimetière-auberge de l'ironique Wirtshaus, nous sommes dans l'impossibilité à être accepté parmi les hommes, même dans ce cadre ultime et irréversible. On retourne au Wildes Tritt.


23. Die Nebensonnen

Suite à réaction, je ne dis surtout pas, précédemment, que les Nebensonnen font problème dans le parcours.

Je pense par exemple à Mut !, qui voisine avec l'abattement amer des Nebensonnen : Sind wir selber Götter ! ("Soyons nous-mêmes des dieux" !) n'est absolument pas crédible dans ce parcours.

C'est-à-dire que la phrase conclusive de Mut !   ne peut pas être crue dans le cadre du parcours du Wanderer. Il ne s'agit pas d'un regain d'espoir, mais d'une bravade sans conviction réelle, qui ne contient de la divinité que la solitude, l'impossibilité à se confronter, à se comparer.

Die Nebensonnen, au contraire, permet le retour au ton "standard" du cycle.
 

Voici je pense le seul poème du cycle qui m’échappe tout à fait : je l’ai toujours trouvé complètement différent des autres, un peu comme vous je ne vois pas bien ce qu’il fait ici, et je ne le comprends pas. Puis-je solliciter à l’occasion vos (trois) lumières à son sujet ?



Bien volontiers.

1. Une lumière affective. Je l'aime beaucoup. Lors de ma découverte du Winterreise, sur le vif comme vous le savez, il est celui qui m'avait le plus durablement marqué. Bien sûr, j'avais aimé Gute Nacht et Der Lindenbaum, comment faire autrement ?  De même, Gefror'ne  Tränen, Wasserflut, Irrlicht, Einsamkeit, Der greise Kopf, Die Krähe avaient par leurs éclats funèbres attiré mon attention. Mais Die Nebensonnen est sans doute celui qui m'avait le plus impressionné ; celui qui pourrait, quelques mois plus tard, consacrer la victoire du Bertram qui m'avait conduit dans cet antre de perdition : encore un de gagné ! 
A l'époque, je n'avais parcouru que les premières pages de la Fin de Satan, mais les traits de l'imaginaire étaient déjà tracés. Comme du fond d'un gouffre, les soleils disparaissaient. Le temps suspendu, la rage douce et impuissante de celui qui se sait vaincu... tant de choses se bousculaient ici !  Avant ce Leiermann invraisemblable, une écriture stable, la dernière, pleinement expressive, comme un dernier pont suspendu au-dessus de l'abîme.

2. Une lumière plus textuelle. On peut réaliser de multiples interprétations, et les trois soleils peuvent symboliser bien des choses. Manière d'éviter de proposer une analyse trop partiale, on peut dire, sans trop se mouiller que ces trois soleils fantastiques tiennent du délire ultime du voyageur arrivant au terme. Est-ce le reste de cet univers meilleur, de cet Age d'Or qu'a jadis connu l'humanité ?  Leur réduction est-elle une manifestation de ce que Goethe appelle Grenzen der Menscheit ?  Ou, à tout le moins, du passé amoureux, tout d'ivresse bienheureuse, du Wanderer ?  On est sans doute plus dans le vrai avec une interprétation strictement liée à l'individu qui erre.
En tout état de cause, ces soleils, leur voilement et leur disparition épousent le parcours vers l'ombre du voyageur. On prolonge l'idée de solitude de la divinité (dans le sens d'isolement, d'absence d'êtres comparables, visibles ou compréhensibles) de Mut !  :  ces soleils existent pour d'autres, mais la réalité du voyageur est désormais incompatible (Ja, neulich hatt' ich auch wohl drei) avec celle de ses semblables qui ne le reconnaissent pas, lors de son passage Im Dorfe. Semblables qui sont toujours invisibles, liés à l'illusion (Täuschung), à la bien-aimée totalement abstraite (Gute Nacht, Der Lindenbaum, Auf dem Flusse) ou au bruit des chiens qui trahissent la présence de maîtres (inaccessibles... Gute Nacht, Im Dorfe). Et au sind wir de Mut ?  Bonne question. J'ai volontairement omis le Leiermann, qui n'est pas à proprement parler un homme, mais bien plutôt un mécanisme du cycle, une image de la mort, ou en tout la borne qui marque le terme - et, pour l'auditeur, un nouveau départ.
Cette disparition met en scène, in fine, la disparition désirée du soleil, l'avancée résolue vers le repos de la mort. Le soleil brille toujours. Le voyageur est donc toujours en vie. Mais quelle fadeur dans ce soleil, quelle absence de chaleur !  Pourtant, la vie, dans le passé ou pour d'autres, semble bénéficier d'une représentation joyeuse. Ce ne peut être ce soleil qui la permettait. Il faut donc en compter au moins trois, et encore, celui qui reste est le moins bon. Et désormais, avec ce soleil dérisoire, cette vie sans joie, vite !  Le repos, la nuit, enfin !
C'est une des façons de percevoir la chose. Mais on peut concevoir des interprétations bien plus complexes et érudites.

3. Une petite loupiote musicale. Cette ligne suspendue, ces calmes accords, cet interlude récitatif qui débouche sur cette clameur faussement identique au début, pour finalement mourir dans la réitération, quel arc merveilleux !  Admiratif de la construction, de la dimension supplémentaire, de l'atmosphère qu'elle procure à un texte de Müller que j'aime déjà beaucoup.

Suite de la notule.

David Le Marrec

Bienvenue !

Cet aimable bac
à sable accueille
divers badinages :
opéra, lied,
théâtres & musiques
interlopes,
questions de langue
ou de voix...
en discrètes notules,
parfois constituées
en séries.

Beaucoup de requêtes de moteur de recherche aboutissent ici à propos de questions pas encore traitées. N'hésitez pas à réclamer.



Invitations à lire :

1 => L'italianisme dans la France baroque
2 => Le livre et la Toile, l'aventure de deux hiérarchies
3 => Leçons des Morts & Leçons de Ténèbres
4 => Arabelle et Didon
5 => Woyzeck le Chourineur
6 => Nasal ou engorgé ?
7 => Voix de poitrine, de tête & mixte
8 => Les trois vertus cardinales de la mise en scène
9 => Feuilleton sériel




Recueil de notes :
Diaire sur sol


Musique, domaine public

Les astuces de CSS

Répertoire des contributions (index)


Mentions légales

Tribune libre

Contact

Liens


Chapitres

Archives

Calendrier

« octobre 2006 »
lunmarmerjeuvensamdim
1
2345678
9101112131415
16171819202122
23242526272829
3031