Lully - Phaëton à Pleyel (Rousset 2012)
Par DavidLeMarrec, dimanche 28 octobre 2012 à :: Baroque français et tragédie lyrique - Saison 2012-2013 :: #2109 :: rss
Soirée un peu tiède pour différentes raisons (à commencer peut-être par le contraste avec le langage de Der Ferne Klang quelques jours plus tôt !), mais très stimulante.
La version de Beaune (plus flatteuse, et avec Auvity dans sa forme normale) est toujours disponible en ligne via Arte Live Web en cliquant ci-dessus.
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1. Oeuvre singulière
Phaëton est un opus particulièrement original dans le corpus de Lully, plus encore dans celui de Quinault, et même dans le genre de la tragédie en musique tout entier. Il suffit d'observer la place de son rôle-titre, tenu par la haute-contre, mais exceptionnellement utilisée comme un personnage repoussoir. C'est la première fois (il s'agit de la dixième tragédie en musique de Lully) que cette configuration apparaît, et elle restera extrêmement rare dans la littérature musicale du siècle à venir. Et dans certains cas, de façon moins franche (Jason est-il réellement à considérer comme négatif, étant donné que son vis-à-vis est la barbare Médée ?).
De même, la musique y montre un renouvellement et un raffinement peu communs chez Lully. Son inégalité est d'ailleurs frappante : qu'on trouve son inspiration un peu terne (Thésée, Isis) ou au contraire magistrale (Atys, Armide), la plupart de ses oeuvres sont d'une qualité assez homogène. Or, Phaëton contient à la fois les plus hauts sommets du compositeur (les deux derniers tiers du Prologue, à peu près tout à partir de la seconde moitié de l'acte II) et des pages parmi les plus lisses et vides de sa production tragique (le reste). Un peu à l'image d'Amadis, à ceci près que le livret de Phaëton est aussi tendu et brillant que celui d'Amadis est indolent et répétitif.
Dans ses moments majeurs, on rencontre bon nombre d'effets inédits : la chaconne, l'air de rien, très retorse rythmiquement ; les duos tendres de Lybie et Epaphus, modèles de virtuosité dans l'alternance des mètres musicaux ; son inspiration mélodique très évidente et assez différente de ses habitudes ; les parties très aiguës du Soleil, mais sans le caractère de douceur des autres occurrences de ce type (Sommeil & Morphée dans Atys, Mercure versant le sommeil dans Persée) ; cette fin à la fois malheureuse et souhaitée (sans l'attachement qu'on peut avoir à la figure d'Armide) ; son caractère hautement spectaculaire. Pour cette dernière raison, on l'a nommé « l'opéra du peuple » (Atys étant « l'opéra du roi »), considérant les succès très vifs que les machines de l'acte V remportaient auprès du public parisien de l'Académie Royale de Musique.
Voici ce qu'il en était dit (plus spécifiquement à propos des récitatifs d'Epaphus dans une notule de 2011 :
Le naturel extrême de la déclamation (fondé sur des mesures dont les mètres sont très changeants), sa grande inspiration mélodique, l'ampleur sans grandiloquence du geste musical, le pathétique très attachant des personnages, la beauté des couleurs harmoniques (parmi les plus raffinées de tout Lully), la variété des carrures rythmiques bondissantes, le sens inexorable de la progression dramatique, les sommets contenus dans les duos qui terminent chaque entretien... tout cela témoigne combien Lully a ici livré sa meilleure inspiration, et l'un des moments les plus élevés de toute son oeuvre.
Par la même occasion, ces deux scènes constituent également un sommet de l'histoire du récitatif français.
A la relecture des partitions, j'ai sans doute un peu exagéré, Phaëton n'a jamais le relief harmonique des grands moments d'Atys et d'Armide, mais il maintient l'exigence à un niveau moyen d'une qualité assez rare chez Lully.
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2. Différences
Etrangement, je ne ressens pas vraiment la même chose en salle qu'en retransmission, et comme pour la Médée de Haïm, ce n'est pas à l'avantage de la musique en vrai.
Peut-être la proximité dans mes oreilles d'une oeuvre aussi dense musicalement que Der Ferne Klang a-t-elle un peu altéré mes repères auditifs (petite salle, orchestre très riche, décibels généreux), et de fait l'orchestre sonne mince dans les dynamiques les plus fortes.
L'ensemble de la soirée procure un étrange sentiment de mollesse, de distance même, s'alanguissant avec la même coquetterie terne que le Rousset du milieu des années 2000, celui du creux de la vague (avec, en ce qui concerne ce répertoire, les studios de Persée et de Roland). Attention, contrairement à Haïm, la musique fonctionne tout de même la plupart du temps - la logique de Rousset me paraît souvent néfaste aux oeuvres qu'il sert, mais il n'y a jamais l'impression de fragmentation qu'on pouvait ressentir avec Haïm.
Et cela voisine avec des moments d'inspiration extraordinaires. En particulier les danses (chaconne remarquable), absolument toutes les interventions chorales (le Choeur de Chambre de Namur est bien sûr magnifique, mais mieux dirigé que jamais), de très belles réalisations au théorbe et au clavecin (du type "ritournelle", qui invente des contrechants, des introductions, des réponses - encore meilleur pour Rousset que pour Stéphane Fuget), l'usage très heureux du positif dans certains récitatifs, un acte IV qui mêle poésie et tension. Sans parler de la trouvaille du final (reprise du choeur « Ô témérité malheureuse » en decrescendo tendre et funèbre, là où Minkowski renforçait l'éclat), tout à fait bouleversante, une de ces fins qui éclairent de façon très puissante tout ce qui précède.
Dans l'ensemble, on évite donc le côté cassant qu'on pouvait reprocher au studio de Minkowski, qui ne respire pas beaucoup, et qui se montre quelquefois brutal (l'esthétique de sa chaconne se rapproche assez de celle, martiale, de Goebel pour Armide). Mais Minkowski avait pour lui, outre une distribution (très) supérieurement préparée, un sens du drame sans comparaison : sa conception du continuo est certes plus verticale (beaucoup d'accords égrenés, moins de contrepoint), mais la gestion du temps de déclamation est idéale, on perçoit sans cesse l'urgence des situations et les quantités de la langue. Aussi, son disque se dévore, et malgré ses duretés, convainc de bout en bout.
Extrait de l'acte V dans le studio de Minkowski : second entretien entre Libye (Véronique Gens) et Epaphus (Gérard Théruel, le plus grand baryton de tous les temps).
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3. Esthétique générale
Globalement, l'intérêt de la soirée suit de très près l'intérêt de la partition : lorsque celle-ci se dérobe, il n'y a réellement plus rien (première partie de soirée assez peu palpitante) ; lorsqu'elle déploit ses beautés, sans en tirer toujours pleinement parti, Rousset la sert avec soin. Du moins à l'orchestre.
Car, comme au TCE avec Haïm, le problème le plus frappant étant l'absence de travail sur la déclamation. Les chanteurs disent leur texte sans s'appuyer sur la couleur propre de chaque voyelle, sans croquer les consonnes, sans mettre en valeur les "quantités" fortes du vers. Je distingue même (non sans horreur) des traces de couverture ! Affadir le texte, avec une musique aussi simple, aussi liée à sa qualité verbale, c'est tout bonnement se faire seppuku.
J'y vois plusieurs explications possibles :
- la taille de la salle qui forcerait les chanteurs, par rapport à Beaune où ils semblaient plus à leur aise, à s'exprimer de façon plus "lyrique" (ceux qui ne le font pas, comme Benoît Arnould, semblent minuscules) ;
- la fascination de Rousset pour l'esthétique du lamento italien : on entend bien comme il aime amollir le récitatif vers la plainte, jusque pendant les actions brûlantes - ce qui est à mon sens hors-style ou en tout cas contre-productif, mais relève au moins du projet artistique cohérent ;
- plus grave, l'absence de formation suffisante des chanteurs.
Je m'arrête un instant sur ce dernier point. La multiplication des ensembles baroques, l'élargissement du public ont fait que les ensembles spécialistes se sont multipliés. Il est possible aujourd'hui de faire une carrière dans le baroque sans être formé par l'école Christie. Or, il était celui qui formait (personnellement ou à l'aide de collaborateurs très proches comme Yakar ou Agnew, à l'aide aussi de répétiteurs spécialistes de la déclamation Grand Siècle - cela existe-t-il encore dans les équipes ?) tous les chanteurs, sa classe était le sésame pour ce répertoire. On disait d'ailleurs qu'elle interdisait tout autre répertoire à cause du petit volume et des habitudes spécifiques (ce qui s'est révélé faux lorsqu'on voit la carrière de Véronique Gens, par exemple...), c'est dire qu'elle apportait quelque chose de spécifique.
Aujourd'hui, on embauche de plus en plus de chanteurs extérieurs au sérail, sans leur donner de formation suffisante, et même ceux qui proviennent du cursus baroqueux classique semblent ne pas avoir cette sensibilité - comptez les disques de Christie en musique instrumentale, en dehors de ses disques comme claveciniste soliste !
Il y a de quoi s'alarmer pour l'avenir : si personne ne fait ce travail, que deviendra le style, sera-t-il livré au seul bon vouloir de chanteurs exceptionnels comme Auvity, Mauillon ou Vidal ?
En revanche, si l'ensemble de la représentation manquait absolument du feu qui animait Bellérophon, l'orchestre, lui se montrait d'une grande sûreté, sans les incertitudes d'alors. Ses couleurs sont toujours assez peu variées ; elle sont en revanche d'une grande beauté, très chaleureuses. Satisfaction de ce côté-là.
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4. Le chant
Le plateau n'est pas exceptionnel, et contribue sans doute à l'impression mitigée de l'ensemble.
La première chose qui frappe est la qualité "focale" d'à peu près tous les chanteurs : leur voix est précisément placée sur le "point de démultiplication", et quel que soient leurs qualités timbrales, ils sont pour la plupart très efficacement projetés. En cela, la distribution était avisément adaptée à Pleyel.
Autre impression : avec les techniques de chant telles qu'elles existent depuis un siècle, le diapason à 392 Hz représente un handicap certain, et les chanteurs sonnent souvent tassés. Certes, à 440 Hz, le Soleil devient assez inchantable, mais Gonzalez-Toro (Phaëton) souffre assez pendant tout l'opéra de ne pouvoir s'épanouir pleinement, même si l'aigu semble très limité.

Ingrid Perruche et Cyril Auvity dans Bellérophon en décembre 2010.
Peu à dire sur Virginie Thomas (une Heure, une Bergère égyptienne), qui n'a pas hérité de Jérôme Correas un relief verbal particulier. Jolie voix étroite, calibrée pour les divertissements.
Andrew Foster-Williams (Épaphus), déjà assez incongru en retransmission (voir lourde, très couverte, peu précise, peu gracieuse), est le véritable repoussoir de la soirée : à l'entracte, tout le monde semble d'accord pour le trouver de passablement pénible à infâme. J'avoue à ma honte avoir incliné du côté des détracteurs, et tout en lui reconnaissant des qualités de volume (quoique compensé par une projection peu nette) et un métier incontestable, j'ai été frappé (et encore plus par contraste avec Alcide chez Marmontel, qui m'avait paru fort honorable) par la laideur du résultat. En réalité, il mêle toutes ses voyelles d'une petite quantité de [eu] : pour un rôle aussi grave (à 392 Hz, ce n'est même plus un baryton timide, c'est une tessiture de basse...), la couverture est superflue. Cela entraîne une érosion des mots, et en plus, l'émission assez "sale" et diffuse ne fait pas entendre nettement les notes. Alors qu'il s'agit d'un des rares personnages estimables de l'opéra, le miroir vertueux de l'ambitieux et égocentré Phaëton, ce que l'on entend manque totalement de grâce, même fugitive.
Ce ne serait pas indigne dans un autre répertoire, mais ça ne fait pas grand sens ici. Pourtant, le matériau n'est pas forcément si éloigné des barytons habituels de ce répertoire, mais il faudrait un peu de préparation.
Faute d'alternatives si l'on veut entendre les oeuvres, j'entends Isabelle Druet (Astrée, Théone) et ne comprends toujours pas les bénéfices supérieurs qu'elle apporte à ces productions. Néanmoins, cela varie assez d'un soir à l'autre, et je crois ne jamais l'avoir entendue à ce niveau. La voix reste stridente, mais sans le timbre aigre (à-la-Varnay) qu'elle prend quelquefois. Bien projetée, nettement articulée, variant les couleurs, maîtrisant les diminutions, toujours investie, je ne peux qu'admettre ses qualités objectives.
En revanche, je ne suis vraiment pas touché ; certes son personnage geignard n'est pas particulièrement sympathique, mais Jennifer Smith (dont je n'aime pas particulièrement la voix) ne me paraissait pas du tout dans une sphère extérieure. Et elle aussi passe très largement à côté du respect des consonances du vers classique - alors qu'il me semblait qu'elle la respectait autrefois...
Benoît Arnould (Saturne, Protée), lui aussi spécialiste de ce répertoire (Arcas dans Médée avec Niquet et Haïm), faisait naître des espoirs sur sa place de basse spécialiste, belle assise, phrasant bien. Pleyel le dessert complètement : on entend un petit baryton à la voix sèche, et il semble un peu impressionné par l'ampleur de la salle - se libérant peu à peu.
Tout simplement, il utilise une émission ouverte, sans couverture, parce qu'elle est inutile dans les sphères basses qui lui sont habituelles et dans les petits espaces où sa voix résonne très bien. Mais à Pleyel, cela le limite considérablement pour « faire du son », et il paraît bien pâle, alors qu'un lieu plus intime l'aurait sans doute bien plus valorisé.
Ingrid Perruche (Clymène) était visiblement victime d'un refroidissement : la voix paraît assez floue, a perdu beaucoup de ses contours, et on la sent en lutte pour le timbre et la justesse. Ce n'est pas une évolution crédible depuis les quelques mois où je l'ai entendue - la voix n'a jamais eu des attaques parfaitement nettes, et vieillira peut-être en ce sens, mais certainement pas à cette allure !
Elle est au demeurant l'une des seules chez qui l'on sent un certain soin du texte et de ses appuis.
Emiliano Gonzalez Toro (Phaëton), que j'entendais pour la première fois en salle, ne ressemble pas vraiment à ce que je croyais : je retire complètement mon parallèle avec Auvity. Les deux placements n'ont rien de commun ; la technique de Gonzalez Toro a une base classique, on entend des restes de couverture sur les voyelles, la voix perd son éclat dans le grave... un ténor traditionnel qui s'est ensuite spécialisé dans ce répertoire.
Quoique très bien chanté, avec une concentration précise du son, il manque à la fois d'abandon (tempérament réservé qu'il aura du mal à combattre) et surtout de cette exigence déclamatoire que je signalais. Dommage, dans les rôles subalternes d'argien et de démon dans la Médée de Niquet, il faisait valoir un tout autre tempérament verbal !
Gaëlle Arquez (Libye) ne m'avait jamais paru marquante en retransmission : timbre pas particulièrement personnel, attaques un peu trop douces pour tenir la ligne... En salle, il en va tout autrement ; je suis frappé par la qualité du placement "focal" (pardon pour la généralisation du mot, mais c'est vraiment ce qu'on pouvait entendre ce soir-là), par l'impact de la voix, par le soin du français. A l'instar de ses collègues, elle ne phrase pas vraiment, mais au moins, le texte est limpide et la voix très valeureuse, la plus aisément sonore de la soirée - après Auvity bien sûr.
Frédéric Caton (Mérops, Automne, Jupiter), dont la voix ne manque pourtant pas de matière (et dont les habitudes sont loin de se limiter au baroque souffreteux) est lui aussi un peu « aspiré » par la salle - mais à 392 Hz, la tessiture est tellement basse, comment projeter efficacement, sauf à être basse profonde ? Mais il fait valoir, lui, un vrai sens de la diction française, et ses parties, pourtant secondaires, sont empreintes d'une grande distinction, à un niveau que seul Cyril Auvity peut prétendre excéder.
A tout seigneur tout honneur, on finit par Cyril Auvity (un Triton, le Soleil, la Terre). Victime d'un refroidissement (on entend l'air passer sur les cordes...), il surmonte pourtant le rôle extrêmement tendu du Soleil. Et dans chacune de ses incarnation, une forme de miracle se produit : il s'empare des mots, il crée des images, des scènes entières, les phrases (que l'on parle de mot ou de musique) sont extraordinairement galbées, tout danse (même lui, physiquement parlant, très joueur). Et le timbre conserve ce caractère si particulier, cette émission légèrement pincée et "petit garçon", mais toujours d'une projection énorme - dès qu'il largue les amarres, les dames doivent se recoiffer.
Une leçon extraordinaire de déclamation au plus haut niveau, d'évidence musicale, d'abandon scénique, de maîtrise vocale. On peine à croire ce qu'on entend, et le public, aux entractes, ne bruisse que de l'ébaubissement de spectateurs ingénus ou avertis.
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5. Le bilan
Une grande oeuvre, bizarre, inégale et au besoin géniale, que je n'espérais pas voir de mon vivant ; une exécution discutable, souffrant en particulier de manques de tension dans la pulsation du continuo et dans les mots des chanteurs ; mais aussi des moments d'anthologie qui marquent fortement.
Très bonne soirée.
Et un grand salut au parrain converti !
Commentaires
1. Le dimanche 28 octobre 2012 à , par rhadamisthe :: site
2. Le dimanche 28 octobre 2012 à , par David Le Marrec
3. Le lundi 29 octobre 2012 à , par rhadamisthe :: site
4. Le lundi 29 octobre 2012 à , par David Le Marrec
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