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dimanche 14 octobre 2012

C'est Tristan - [Franck, Stemme, Franz, Pleyel]


Il existe un phénomène singulier, que je ne crois pas avoir rencontré pour un autre opéra, et jamais à ce point dans une oeuvre instrumentale, le « c'est Tristan, quoi ».

Alors que le classiqueux aime généralement s'étriper avec son semblable (à plus forte raison s'ils ont globalement les mêmes goûts) sur une histoire de tempo, d'articulation, de timbre, d'équilibres, Tristan, sans être exempt de ces débats, paraît étouffer les velléités de dispute sous l'admiration béate de l'oeuvre. Une sorte de communion magique, un des très rares cas où le mélomane-geek ne dira pas « étonnant comme le tempo était lent » ou « la soprane était brillante » mais en reviendra sobrement à l'oeuvre elle-même : « c'est Tristan, quoi ».

Etant au nombre de privilégiés qui ont pu assister, dans une salle pleine comme un oeuf, au Tristan donné à Pleyel ce samedi, je ne puis que perpétuer la tradition. Je vais tout de même tâcher d'en dire un mot, car nombreux sont ceux qui n'ont pas pu assister à la soirée, intégralement vendue en vingt minutes à l'ouverture des réservations.

Retour sur le livret

D'abord, une impression étonnamment favorable sur le livret. Ce n'est pas faute d'avoir dit à quel point la poétique du ressassement (qui se veut épique) ou l'esthétique dévoyée du récit hors-scène à la façon des stasima peuvent être vaines et pénibles, et rendre longs des drames dont la musique est pourtant passionnante de bout en bout - typiquement, le Crépuscule des dieux, pourtant un beau sujet à la (dé)mesure de Wagner compositeur (mais qui dépassait assez largement le Wagner poète).

Néanmoins, au sein des vers allitératifs, des répétitions archaïsantes,

Dir nicht eigen, / Ne t'appartenant pas,
einzig mein, / seulement à moi,
mitleidest du, / tu partages ma souffrance
wenn ich leide : / lorsque je souffre ;
nur vas ich leide, / seulement, ce que je souffre,
das kannst du nicht leiden ! / il t'est impossible d'en vivre la souffrance.
(Tristan à Kurwenal en III,1)

des syntaxes médiévalisantes,

Die kein Himmel erlöst, / Dont aucun Ciel ne libère,
warum mir diese Hölle ? / Pourquoi cet Enfer ?
Die kein Elend sühnt, / Qu'aucun désespoir n'expie,
warum mir diese Schmach ? / Pourquoi cette honte ?
(Marke à Tristan en II,3)

d'aphorismes contorsionnés,

wie könnte die Liebe / Comment pourrait l'Amour
mit mir sterben / avec moi mourir,
die ewig lebende / lui toujours vivant
mit mir enden ? / avec moi finir ?
(Tristan à Isolde en II,2)

... peut se dégager un certain charme, celui d'un pastiche un peu crispé, avec quelques fulgurances ici et là. Si l'acte I se perd un peu en détails et redites à partir de la scène 3 (les mêmes motifs psychologiques étant à peine réagencés), si le duo d'amour de l'acte II est réellement difficile à sauver d'un point de vue littéraire (mais quel texte proposer pour une scène d'amour « végétative », d'une passion vécue et peu sujette à une mise en conversation ?), l'acte III ménage quelques belles images dans le délire de Tristan, où la bavarde profusion d'aphorismes et la logique confuse des enchaînements siéent à merveille à la situation.
On peut même avoir le sentiment que Wagner maîtrise réellement sa langue ici, et que ce n'est pas seulement l'adéquation fortuite de ses traits habituels à la situation qui donne satisfaction.

La mort d'Isolde (dont je n'aime pas beaucoup le texte, pourtant), culmine tout de même en une forme de virtuosité métatextuelle, puisque soudain Isolde sort du cadre du drame et désigne directement la musique qu'on entend dans ce concert (une fois de plus, comme dans les Maîtres, Wagner en profite pour d'autocongratuler) :

Höre ich nur diese Weise, / Entends-je seule cet air,
die so wundervoll und leise, / qui si merveilleux et si léger,
Wonne klagend, / d'une plainte extatique,
alles sagend, / énonçant tout,
mild versöhnend / réconciliant doucement,
aus ihm tönend, / sonnant de lui,
in mich dringet, / me pénètre,
auf sich schwinget, / s'élève,
hold erhallend / résonant harmonieusement
um mich klinget ? / me retentit alentour ?
(Isolde en transfiguration, en III,3 -
le charabia illisible de ma traduction est d'une certaine façon assez fidèle au gloubi-boulga original)

Et en tout état de cause, même si je reste persuadé qu'un livret honnête écrit par un auteur extérieur aurait grandement profité au résultat, je dois bien convenir que peu de monde aurait pu prétendre écrire un livret qui, d'une façon ou d'une autre, ne paraisse pas trop en deçà de la musique.

La musique

Tristan est l'un des très rares chefs-d'oeuvre lyriques à ne pas perdre de sa force en étant privé de son texte.

Je ne reviens pas sur cette musique, dont tout a été dit par les plus grands érudits, depuis les techniciens de l'analyse et de l'harmonie jusqu'aux philosophes. Elle incarne en quelque sorte l'absolu de la musique sérieuse, d'un lyrique débordant mais d'une inventivité constante, à la fois spontanément enthousiasmante et d'une modernité folle. Un fonds peut-être moins inépuisable, du point de vue technique, que la grammaire musicale du Ring ou des deux derniers actes de Parsifal, mais d'une immédiateté et d'une puissance émotive telle qu'aucun amateur de cet opéra ne semble l'être avec tiédeur.
A telle enseigne que « c'est Tristan » semble pouvoir commencer et clore à la fois toute conversation sur le sujet - la communion étant telle que la parole y semble superflue.

On pourrait peut-être inventer quelques clivages : sur le caractère limitant ou non du livret, sur le meilleur des trois actes (pour ma part, je trouve les deux premiers tiers du II d'une énergie suprême, mais plus le temps passe, plus je me repais avant tout du III, plus dense musicalement et dramatiquement, moins « facile » mais plus disert), sur la nécessité de le jouer sur trois soirs pour éviter l'épuisement des spectateurs... mais on a beau essayer les sujets de dispute, on en revient toujours, en une touchante évidence, à ce sobre constat : « c'est Tristan ».

Interprétation

Suite de la notule.

David Le Marrec

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