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dimanche 14 février 2016

Rinaldo : le seria, les vraies voix et quelques trolls


Un bref retour sur le Rinaldo de Haendel (version originale de 1711) donné au Théâtre des Champs-Élysées mercredi.

lagrenée renaud putto cara sposa
Franco Fagioli chante Cara sposa, amante cara.



1. Antécédents

Manière de se représenter qui parle.

Il y avait fort longtemps que je n'avais pas vu un opéra seria en concert ou sur scène – si j'exclus les oratorios (le Messie, puisque c'est surtout ce qu'on donne… mais il pourrait tout aussi bien y avoir Israel ou L'Allegro), ce doit remonter à Farnace de Vivaldi (par Savall) en 2003, Giulio Cesare en 1999 et La Clemenza di Tito en 1998… Un peu de belcanto romantique dans l'intervalle (I Puritani, deux fois L'Elisir d'amore, du Rossini bouffe ou semisérieux), mais pas vraiment de seria baroque ou classique.
Pour la Clemenza, cela s'explique plutôt par une absence d'opportunité : trop de choses à voir en Île-de-France, la priorité cédée à d'autres titres plus rares donnés simultanément, mais c'est peut-être, aujourd'hui, l'opéra que j'aime le plus de Mozart – donc vraiment pas un rejet de principe.

Pour la plupart des autres, oui, il y a quelque chose de plus délibéré – et ce même si j'ai laissé passer, çà et là, des titres qui me sont chers :  Ariodante de Haendel, Griselda, Motezuma de Vivaldi, Cleofide de Hasse…

C'est que le seria pose plusieurs problèmes structurels quand on s'intéresse à l'opéra comme objet prosodique ou théâtral, pas uniquement musical, et surtout pas uniquement vocal :

¶ la primauté absolue de la voix, à partir du début du XVIIIe siècle (sauf en France, bien sûr), entraîne la fragmentation du discours musical en airs très ornés qui expriment longuement les émotions et récitatifs secs (recitativi secchi), sans grand intérêt la plupart du temps, destinés à faire progresser l'action entre deux airs ; si l'on aime la déclamation, elle est clairement traitée par-dessus la jambe dans l'opéra seria ;

¶ la grande homogénéité (tonalités, orchestration, traitement vocal) des airs entre eux (d'ailleurs interchangeables entre les opéras, il n'existe pas de couleur propre à chaque œuvre) ; s'il n'y a pas de mélodies extraordinaires comme dans Rinaldo ou La Clémence de Titus, ou de poussée dramatique particulière comme dans la version originale de Motezuma de Vivaldi (celle gravée par Curtis et non le pasticcio de Malgoire), on peut vite avoir l'impression d'entendre exclusivement des airs sur les mêmes patrons (très peu de chœurs, de danses, d'ensembles de toute façon), qu'on pourrait invertir au sein même de l'œuvre. Beaucoup de ces remarques seraient appliquables à l'essentiel du répertoire baroque, mais se manifestent avec encore plus de densité dans ces opéras ornés à l'italienne ;

¶ les livrets sont à peu près complètement indifférents à toute forme de caractérisation : les noms des héros sont seulement des produits d'appel, et rien ne distingue ni la façon de s'exprimer, ni les situations d'un tyran oriental d'un consul romain, d'un chevalier croisé d'une divinité pastorale… Car non seulement la musique pouvait voyager, mais le texte des airs suivait en général avec elle !  Et toujours les mêmes métaphores complètement délavées de bateaux battus par les flots, les mêmes stéréotypes amoureux ; non pas que l'opéra ait par ailleurs été le lieu de l'innovation littéraire, mais dans la tragédie en musique de la même époque, on essaie de souligner des aspects propres à chaque héros (même si la musique ne change pas vraiment selon les mythes abordés), et dans le belcanto romantique, les personnages ne s'expriment pas exactement de la même façon entre les prêtresses gauloises et les adolescentes shakespeariennes. Je crois que c'est cet aspect qui me rebute le plus : l'impression de voir se déverser des torrents d'alibis tièdes pour faire entendre des exercices de chant dont on prétend qu'ils veulent dire quelque chose.

Aussi, même si le seria est le genre avec lequel j'ai découvert de l'intérêt pour l'opéra (ce qui n'avait pas fonctionné avec Rigoletto, Tristan, Aida ou Carmen, dans mon très jeune âge), c'est clairement le répertoire lyrique que j'écoute le moins (la palme revenant au seria classique, où il n'y a pas la même fougue des diminutions, des inventions du continuo…).

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, et même si j'aime à m'en moquer, je n'ai en revanche pas du tout d'aversion pour le genre, et reviens avec beaucoup de plaisir aux titres que je nommais (Serse aussi, pour d'autres raisons, et quelques œuvres en langues exotiques). Simplement, contrairement à à peu près tous les autres portions du genre opéra, j'ai peu ou prou renoncé à explorer le répertoire, considérant que les surprises sont particulièrement ténues (et les livrets désespérants).

Tout cela pour situer que les réjouissances et préventions qui seront les miennes peuvent s'interpréter aussi par la perspective de mon écoute – et expliquer pourquoi elles diffèrent tellement des commentaires que j'ai lus par ailleurs.



2. Objectifs

Pourquoi ce concert, alors ? 

D'abord pour voir Rinaldo, dont la veine mélodique extraordinaire, la variété de climats orchestraux, la spécificité du livret, la concentration en tubes (préparée pour assurer le succès du premier opéra de langue italienne spécifiquement composé pour Londres, en y incluant quelques airs à succès antérieurs) sont assez irrésistibles, seria ou pas.

Ensuite, et j'ai bien conscience d'émettre un gigantesque troll ce faisant, pour l'orchestre : je n'avais jamais entendu Il Pomo d'Oro en salle, récemment formé (2012), mais déjà abondamment documenté par la radio et le disque. Or son engagement et ses choix originaux ne transigent pas avec le lyrisme, comme d'autres ensembles à la mode ces dernières années pour leur style « percussif » (Il Giardino Armonico, Europa Galante, Il Concerto Italiano, I Barrochisti, Matheus, Modo Antiquo), sans appartenir non plus à ces ensembles qui ne cherchent pas les sonorités nouvelles (I Suonatori della Giososa Marca, Academia Montis Regalis, Orchestre Baroque de Venise, Accademia Bizantina) ; je n'ai cité que de très belles formations (Il Giardino Armonico et I Barrochisti sont, en ce qui en ce qui me concerne, des modèles !), mais Il Pomo d'Oro se trouve justement à équidistance des deux positions, ne cherchant pas un profil sonore très innovant, mais travaillant néanmoins, dans le détail, à quantité de nouveautés (les diminutions et variations, dans les reprises, affectent l'orchestre également, le travail des timbres est permanent selon le caractère du morceau).

La distribution, très belle, composée de plein de gens célèbres que je n'avais jamais entendus en salle, ne déparait rien, mais ce n'était pas vraiment mon sujet premier.



3. La soirée

Cerné par des glottophiles ardents (mais en général plutôt bon enfant, comparés à ceux du romantisme italien, franchement féroces), j'ai pourtant assez bien survécu. Quelques incontinents à la fin des airs, applaudissant entre la levée des archets et la fin de la résonance, mais globalement une belle qualité d'écouté et un public pas trop pénible, malgré quelques bizarreries – des camions entiers de resquilleurs, dont une spectatrice avec un côté institutrice du temps qui faisait la circulation, réservait les sièges et contrôlait les billets de tout le monde pour que la resquille se déroule avec discipline, sans causer de trouble à l'ordre public.
Il faut dire qu'entre les prix élevés, la visibilité médiocre, l'affiche prestigieuse et la salle complète, tout était réuni pour que l'événement soit aussi dans la salle – ce qui n'a, en définitive, pas trop été le cas.

En tout et pour tout un hueur (contre Fagioli) aux saluts, ça ne se fait pas dans ce répertoire (où, il est vrai, il est plus facile de recruter des voix adéquates, puisque les tessitures restent humaines et les nécessités de puissance limitées). Les mêmes circonstances avec Semiramide de Rossini ou Anna Bolena, ce doit être sanglant ! 

À la pause, pas pu m'empêcher de taquiner un peu mes voisins :
DAME — Mais où sont passés nos voisins ? 
SURSOL, feignant de ne pas partager l'opinion qu'il rapporte — Ils sont peut-être rentrés satisfaits chez eux, après tout « le seria c'est tout le temps pareil ».
(Succès mitigé mais non nul.)



4. Principes : coupures, tessitures et falsettistes

J'ai envie de prendre une minute pour détailler un peu ce qu'on pouvait entendre dans la salle, dans la mesure où ma perception ne rejoint absolument pas celle majoritaire des auditeurs plus assidus.

D'abord, quelques coupures malgré la version (originale) de 1711 annoncée, notamment :
– les Sirènes ; ne pas embaucher deux sopranos pour trois minutes, je me le figure bien, mais on en avait deux sur le plateau, et l'on était dans une version de concert… ;
– le Mage chrétien, ce qui fait manquer un tournant assez capital dans l'intrigue, pour expliquer la victoire soudaine des Croisés face à la magie d'Armide ; il dispose en outre d'un bel air, chantable par une basse ou un alto (là aussi, on en avait à disposition) ;
« Col valor, colla virtù », il me semble ; pourtant l'air le plus intéressant du rôle postiche d'Eustazio (avec « Sulla ruota di Fortuna », avant tout pour son accompagnement bondissant aux cordes graves, très inhabituel) ;
– plus bizarre, « Il Tricerbero umiliato », air de fureur formidable du rôle-titre (« Je traînerai Cerbère humilié à mes pieds, je reproduirai les hauts faits d'Alcide ») ; je me suis figuré que, particulièrement grave au sein d'un rôle lui-même déjà très bas, il ne mettait pas vraiment en valeur Fagioli et que sa suppression avait été décidée sur cette base (pas infondée, considérant comment les états d'une partition se préparaient à l'époque – selon des modalités tout à fait pratiques) ;
– le plus clair des récitatifs (même les mieux écrits, comme l'échange avant le départ de Rinaldo sur l'air au Cerbère, vainement retenu par ses compagnons) a été raccourci ou supprimé, juste de quoi ne pas superposer deux airs.

Vu la longueur et la relative homogénéité musicale de ce type d'œuvre, je ne peux pas trop les blâmer, mais je suis un peu dubitatif sur la lucidité des choix opérés (néanmoins « Ah, crudel ! » a reçu un très beau succès) ; dans le même temps, des airs assez plats de Goffredo (il y en a beaucoup, passé le « Sovra balze » liminaire), d'Eustazio et même d'Armide (« Ah crudel, il pianto mio ») demeurent.

rinaldo tricerbero

Côté chanteurs, il semble que je me situe à l'opposé de pas mal d'amateurs plus fidèles du genre.

Pour commencer, je reste dubitatif, par principe même, sur l'emploi de contre-ténors en dehors de chœurs, de musique sacrée ou d'emplois très spécifiques. Ces rôles n'ont jamais été pensés pour ce type de technique, et on ne les distribue que par vraisemblance sexuelle (alors qu'un héros martial qui chante en fausset sur le champ de bataille pour vaincre une magicienne, hein, c'est le comble du naturel), afin de nourrir une sorte de fantasme du castrat, largement prolongé par tous ces disques d'hommage à Senesino, Carestini, Farinelli ou Caffarelli. Or, les deux techniques et les deux morphologies n'ont rien de commun : les castrats disposaient d'une soufflerie adulte (poumons), sur laquelle se trouvait un larynx d'enfant, étroit et plus haut (donc plus près des cavités résonantielles), ce qui occasionnait un son aigu, clair, brillant, mais puissamment soutenu et très sonore, contrairement aux voix d'enfants. Par ailleurs, les castrats étaient souvent grands (l'hormone de croissance n'étant pas compensée par la testostérone), donc leurs résonances corporelles étaient tout sauf malingres.

En somme, pour chanter ces emplois aujourd'hui, la seule solution légitime est d'utiliser, comme du temps de Haendel, des femmes pour remplacer les castrats. Il serait, à tout prendre, moins douteux d'adapter les œuvres aux voix telles qu'elles existent aujourd'hui, et de tout transposer à la quinte inférieure pour que des ténors puissent les aborder. Il y aurait plus grande congruence avec le caractère héroïque et un peu surnaturel des castrats en utilisant un ténor mixant dans une tessiture un peu aiguë, plutôt que des voix coincées dans le registre de fausset.

Car ce sont des voix qui sonnent, à quelques exceptions près, très partielles, coincées dans un mécanisme univoque qui ne permet absolument pas la diversité des affects imposée à l'opéra. De la même façon, d'ailleurs, je suis dubitatif sur la tendance à respecter absolument les tonalités et diapasons alors que les techniques ont changé : on embarrasse souvent les chanteurs, dans le baroque, en les faisant chanter trop bas (même les contre-ténors et les voix de femme) – faute de pouvoir retrouver la technique exacte d'autrefois, autant adopter la même méthode, et adapter les tonalités selon les aptitudes des nouveaux interprètes.



5. Résultat

En somme, ce n'est pas vraiment une surprise si j'ai trouvé Franco Fagioli (Rinaldo) valeureux, mais un peu terne. Le volume sonore est très honorable pour une émission de ce type, et l'interprète indéniablement engagé. En revanche, comme toute son énergie est concentrée vers la production du plus de son possible (émis assez en arrière, il reste rapidement couvert par l'orchestre ou les femmes), l'expression demeure très limitée, assez univoque.
Et, d'une manière générale, on demeure dans les traditionnels problèmes de ce type d'émission : trop retenue à l'intérieur, peu d'impact, pas d'une exceptionnelle intelligibilité, un peu molle, monochrome, plutôt blanchâtre, pas du tout héroïque. Même dans l'élégie, le manque de fermeté est patent.

Au demeurant, ce qu'il fait est au-dessus de tout reproche : c'est à peu près le maximum de ce qu'on peut faire avec ce type de contrainte, même si je trouve que des voix plus perçantes sont tout de suite beaucoup plus intéressantes – Bejun Mehta, Lawrence Zazzo, voire Dominique Visse ont d'autres possibilités expressives, et un impact sans commune mesure, je crois (je n'ai testé que le dernier en salle).

De même, Terry Wey (Eustazio), que j'aime beaucoup au disque, est un peu aigrelet en salle, mais tout à fait plaisant.

En tout état de cause, ils sont plus convaincants que Daria Telyatnikova, très jolie voix douce, mais totalement éteinte par la tessiture de Goffredo, beaucoup trop grave pour elle, rendant la projection impossible.

Je suis à rebours aussi pour Karina Gauvin (Armida), que je trouve remarquable dans le répertoire romantique (à cause d'une concentration et d'une fraîcheur rares dans ce répertoire), mais un peu hululante pour le baroque (entre l'émission flottante et les coups de glotte, on n'est pas tout à fait dans la vérité musicologique, disons). Néanmoins, là encore, il n'y a pas réellement de reproches objectifs à formuler, en dehors de la question, plus idéologique (voire personnelle), du profil stylistique.

Deux grands coups de cœur dans la soirée. D'abord et surtout Andreas Wolf (Argante, issu du Jardin des Voix de Christie), qui ne m'avait pas particulièrement impressionné jusqu'ici (notamment dans le Così fan tutte mis en scène par Hanecke, où il est fort bon, parmi d'autres titulaires) : la voix de baryton-basse est saine, sonore, mordante ; son expression est facile et mobile ; l'ambitus, large, s'éclaire de belle façon dans l'aigu, ouvrant la voie à une large gamme de demi-teintes (pas seulement poussé ou vaillant). Je n'avais pas vérifié sur le programme, et j'avais cru entendre un chanteur italien (la technique s'y apparente vraiment) ; même l'agilité est exemplaire. Assez éblouissant, surtout que la facilité scénique et la variété des inflexions outrepassent la seule perfection vocale. Pourtant, il est si jeune encore pour une voix grave !  Aucun signe de verdeur ici, en voilà un qui ne se repose pas sur les dons de la Nature (comme c'est si souvent le cas dans ces tessitures).
Aux saluts, l'ovation fait jeu égal avec celle de Fagioli (qui a le rôle-titre, et sur le nom duquel le public s'est déplacé), ce qui est significatif.

Par ailleurs, Julia Lezhneva (Almirena), que je découvrais, a reçu beaucoup de réactions mitigées ; certes, l'actrice a toujours été gauche et la voix reste un peu dure ; mais précisément, la résonance pure, qui se bâtit à l'arrière de la bouche mais transperce le masque, comme un laser (le petit emplacement exact qui permet de lancer des sons purs et très sonores), m'a beaucoup séduit. Effectivement, lorsqu'elle monde, la voix se tend au niveau du passage avant de se libérer à nouveau (et les [è] sont moins bien placés que le reste de la voix), mais cela produit un instrument très dense, pas du tout pâteux, pourvu d'une très belle autorité en salle. Plus étonnant encore, un legato extraordinaire, où les syllabes sont très bien individualisées, et pourtant où aucune césure, et à l'inverse aucun portamento ne sont décelables : le comble de l'art, l'artifice étant imperceptible.
Son atypique « Lascia ch'io pianga » m'a impressionné par la concentration du son, l'affirmation des silences, l'aisance des diminutions à la reprise, tout cela sans ostentation.

Enfin, l'ensemble Il Pomo d'Oro, sous la direction de Stefano Montanari (qui remplaçait Riccardo Minasi) a tenu toutes ses promesses : ne cherchant pas le caractère percussif à la mode, mais toujours très vif, servant le lyrisme sans fondu excessif, proposant des variations très adroites (naturelles mais remarquables) dans les reprises, ou variant la dynamique (la dernière ritournelle étant souvent plus impérieuse, plus impliquée). Si la flûte solo (trop haute, l'instrument n'a pas été suffisamment chauffé apparemment, ce qui rendait les longues tenues un peu douloureuse) et le hautbois solo (son peu puissant, problèmes d'agilité) n'étaient pas au niveau des meilleurs titulaires, tout le reste ne méritait que les plus grands éloges, en particulier les cordes graves (il est vraiment indispensable de laisser au moins une contrebasse, merci de l'avoir fait) d'un grain et d'une implication peu communs, et le claveciniste, qui ne se contente pas d'harmoniser comme on le fait souvent dans ce répertoire, mais distille quantité de contrechants qui, sans attirer spectaculairement l'attention, enrichissent considérablement le discours.



C'est hautement satisfait que j'ai quitté la salle : un seria judicieusement choisi avec un orchestre imaginatif et impliqué, voilà qui change tout.

2017 à l'Opéra, de Paris


Voyons, que j'essaie à mon tour.

Tout a (déjà) été dit sur la nouvelle saison de l'Opéra de Paris, avant même la présentation officielle, du fait de l'ouverture antérieure des abonnements (personne n'a encore déchiffré pourquoi : affoler le public pour faciliter les impulsions d'achat ?).

Aussi je me contenterai de quelques questions et conseils éventuels.

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Guido RENI, L'Ouverture des Réservations à l'Académie Royale de Musique.
Vers 1625. Palazzo Doria Pamphilj, Rome.




¶ Toujours le même problème de confiscation de la fréquentation. Les franciliens, les riches, les fans.
  • Considérant que les places les moins chères sont prises par abonnement avant même l'ouverture des réservations individuelles, les provinciaux, qui contribuent pourtant au financement de la maison par l'impôt, sont obligés de payer très cher ou de renoncer, ce qui est injuste et largement secondé par la politique d'ouverture des réservations.
  • Les tarifs continuent, année après année, d'augmenter.
    • Il existait, il y a dix ans, un contingent de places à 10€ de face, à Bastille, qui correspond à peu près à celui à 35€ aujourd'hui ; par ailleurs, lesdites places, toujours moins nombreuses, peuvent désormais régulièrement atteindre 39, voire 42€ (s'il s'agit d'une première, d'une date commode ou d'une représentation avec Netrebko ou Kaufmann). Quand le siège le moins cher à Garnier est à 50, voir 60€, un certain seuil d'acceptabilité du risque (que constitue le fait de prendre une place de concert, entre l'œuvre, l'alchimie des interprètes et les voisins) devient problématique pour tous ceux pour qui cette somme n'est pas dérisoire.
    • Et, tout en haut, on continue de crever des plafonds, ce doit être peu ou prou le théâtre le plus cher du monde. Considérant que c'est aussi l'un des plus subventionnés, je suis tenté de demander à quoi sert la subvention, si les prix interdisent finalement à la plupart des contribuables de s'y rendre ?  L'Opéra de Paris ose ainsi la démocratisation… censitaire.
  • La demande est telle que seuls les acharnés, et parmi eux uniquement ceux qui peuvent une demi-journée de congé, ou disposer d'un bureau individuel et d'horaires souples, peuvent se connecter au bon moment pour obtenir les rares places abordables, lors des réservations.
    • Sur ce point, ce n'est pas la faute de l'Opéra, la demande est structurellement énorme, et sauf à multiplier les représentations (mais sur quelles dates ?  on joue déjà Carmen sur quatre mois !), ce seront toujours les plus motivés, donc pas les spectateurs occasionnels, qui se jetteront sur les places disponibles. Il n'existe pas de solution évidente : ouvrir l'Opéra Bastille a permis de proposer une offre plus ouverte, au moins en nombre de sièges (et de titres, avec les possibilités techniques d'alternance des productions), mais étant lui-même saturé malgré les tarifs vertigineux… 



Très belle saison variée (même s'il y a en définitive peu de raretés : Eliogabalo, Snegourotchka, Sancta Susanna et la création de Francesconi), et cette fois-ci, contrairement à l'ère Joel, les vedettes y sont distribuées avisément, selon leurs compétences réelles, et pas lourdement lâchées sur des répertoires où d'autres feraient mieux. Par ailleurs, les distributions moins prestigieuses sont réalisées avec grand soin (témoin cette double distribution de Così fan tutte particulièrement exaltante).

Un Cavalli inédit par García-Alarcón, l'un des spécialistes les plus imaginatifs du répertoire lyrique du XVIIe siècle (et une belle distribution), un Così fan tutte chorégraphique (association étrange pour une œuvre aussi discursive, on aurait plutôt vu Don Giovanni, La Flûte ou La Clémence pour ce type de stylisation, non ?) avec de jeunes chanteurs épatants (même si Ida Falk-Winland est particulièrement remarquable dans la distribution B, la A avec Jacquelyn Wagner, Michèle Losier, Frédéric Antoun, Philippe Sly et Paulo Szot tente encore davantage !), Onéguine avec Mattei et au choix Černoch (avec Netrebko) ou Yoncheva et dirigé par l'ardent Gardner (superlatif dans Tchaïkovski comme Walton), Lohengrin dans deux distributions superlatives, Sancta Susanna de Hindemith avec Antonacci, Carmen sur quatre mois avec quantité d'excellents titulaires (à défaut de Garanča, prévue pour une seule date, je conseillerais Abrahamyan pour éviter les gros tubages de Margaine et Rachvelishvili), Iphigénie en Tauride avec Billy, Gens et Barbeyrac, Les Contes d'Hoffmann avec Beuron jouant les valets, un Rimski-Korsakov rare (et, considérant la nullité du livret, Tcherniakov peut davantage lui faire du bien que du mal !), une Zauberflöte également très joliment distribuée (Breslik ou Barbeyrac, Devieilhe, Volle, Pape, et au choix, tiens, tiens, l'aplomb de Kate Royal ou bien Elsa Dreisig, il y a un an étudiante, et désormais multi-lauréate, nommée aux Révélations des Victoires de la Musique, embauchée dans un rôle de premier plan à l'Opéra de Paris ! – qu'elle ne s'abîme pas en ayant autant à assumer aussi vite !), une création assez attirante de Francesconi à partir de Balzac (là aussi généreusement servi), les sujets de réjouissance sans mélange ne manquent pas, si on laisse la question de la disponibilité et des prix de côté.

Il y a tout de même quelques réserves à formuler, mais plutôt marginales. Aucun opéra français un peu moins couru que les ultra-classiques, uniquement les tubes qu'on peut entendre partout ailleurs ; et vu comment est traité Samson et Dalila, pas sûr d'avoir à le regretter – ce sera un concours de volapük vociférant assez terrifiant. Quel dommage, alors que Saint-Saëns est un compositeur si passionnant, de s'acharner à donner surtout les œuvres qui donnent une piètre image de son art, comme ce Samson entre le grand opéra allégé et le simili-wagnérien, qui n'est pleinement réussi sur aucun des aspects ; à tout prendre, autant lui laisser l'opportunité de séduire un public francophone avec des dictions un peu plus soignées et des chanteurs un rien plus sensibles au style. Sans pousser jusqu'à Beuron (pourtant, dans son état actuel, ce serait parfait) & d'Oustrac, on pourrait envisager des chanteurs au minimum un peu francophones.

Le problème est différent pour Les Feſtes d'Hébé et Owen Wingrave : ce sont de bons choix, mais considérant les profils vocaux recrutés par l'Atelier Lyrique (voix puissantes mais peu articulées, opaques, grises, et ça semble pareil chaque année – en somme, l'esthétique du chœur de la maison), je ne suis guère enclin à recommander d'endurer leur Rameau. Même dans Britten, à en juger par leur mortifère Lucretia, je ne suis vraiment pas tenté.

Enfin, je me demande une fois de plus pourquoi, lorsqu'on distribue un opéra dans une langue qui n'est pas couramment étudiée par les chanteurs (autre que l'italien, l'allemand, le français ou l'anglais, donc), on ne recourt pas à des natifs ou à des spécialistes ; ce n'est pas qu'une question d'exactitude linguistique, cela affecte aussi le placement, la santé, la couleur des voix. Et, pour un opéra russe comme Snegourotchka, le vivier de chanteurs compétents est immense, à coût fort raisonnable de surcroît.
Je suis enchanté de retrouver Serafin, D'Intino, Vargas, Mayer, et je n'ai vraiment aucune prévention contre Carole Wilson ou Hawlata, mais je crains que ces noms épars ne soient pas aptes à faire déplacer le public qui viendrait seulement pour des vedettes, et qu'il en résulte une petite frustration quant au naturel du résultat, même si la Fée Printemps de D'Intino, par exemple, va tout renverser, exactement dans ses bonnes notes !

En somme, pas beaucoup de réserves artistiques à formuler. Peut-être sur les metteurs en scène, beaucoup de choses radicales ou de concepts, pas évident pour une partie conservatrice du public ni pour le public occasionnel – même si, à Paris, cela motive en général les amateurs de théâtre et les jeunes.

C'est surtout sur le miroir aux alouettes de la démocratisation, en réalité, qu'il y aurait beaucoup à redire.



Flûte, je n'ai pas mentionné le ballet : dominante écrasante des petites entrées abstraites de néo-classiques américains (sur de la musique de qualité variable ; chouette pour le Quinzième Quatuor de 15 ou même James Blake, moins quand on a du Glass et des trucs ad hoc diversement prometteurs). Pour ma part, je suis enchanté de voir le Songe d'une Nuit d'Été de Balanchine, qui n'a rien de révolutionnaire, mais qui réussit remarquablement la mise en drame et en danse de l'Ouverture (le reste moins, mais il faut dire qu'il y a aussi moins de musique).

Côté récitals, toujours pareil, on est censé acheter sans avoir de programme. J'ai quand même misé sur Anja Harteros, en espérant qu'elle nous fasse, vu la clientèle captive, une première partie Rudi Stephan (ce qui est un espoir plutôt aventureux, considérant son audace habituelle en matière de répertoire), avant une inévitable seconde Strauss (je veux Frühlingsfeier, dans ce cas, taillé pour elle !).
Mais en réalité, je parie secrètement sur son forfait et son remplacement par Michaela Kaune dans un diptyque Pfitzner-Zeisl. Ne faites pas cette mine perplexe, je suis sûr que c'est possible, ne détruisez pas mes rêves, bande de sans-cœurs !

Reconduction des week-ends chambristes variés, originaux et appétissants, c'est chouette.
David Le Marrec

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