Massenet-Marseille-Alagna : Fallait-il remonter Le Cid ?
Par DavidLeMarrec, dimanche 26 juin 2011 à :: Opéra romantique français et Grand Opéra - Opéras français d'après le romantisme - Saison 2010-2011 :: #1760 :: rss
1. Principe
Le Cid de Massenet est une oeuvre qui suscite la curiosité et l'étonnement.
La curiosité est bien légitime, puisqu'il s'agit de la seule adaptation célèbre de la pièce. Les Stances de Rodrigue avaient été - éloquemment - mises en musique par Marc-Antoine Charpentier, puis le style classique s'était chargé de son adaptation, à la façon d'Andromaque de Grétry / Pitra : c'était alors Chimène ou Le Cid de Sacchini, hésitant entre héroïsme gluckiste et style galant Louis XVI. Les autres appropriations musicales sont beaucoup plus obscures.
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Extrait 1 :
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2. Massenet et le Cid
Massenet, de surcroît, est le compositeur d'opéra de ma connaissance qui varie le plus son style d'un ouvrage à l'autre, de façon très spectaculaire. Quoi de commun entre le sirop mélodramatique de Manon, l'archaïsme franc de Panurge, le romantisme noir de Werther, la féérie pompière d'Esclarmonde, le vérisme abrupt de Thérèse, le lyrisme tristanien de Cendrillon, l'exotisme de Thaïs ?
Et ce n'est pas une affaire de tonalité littéraire, ni même d'effets de style : le langage musical lui-même se révèle totalement plastique d'une oeuvre à l'autre. La chose est bien simple, à moins d'avoir exploré au moins la moitié de son corpus, il serait impossible d'attribuer à Massenet l'une ou l'autre oeuvre d'oreille.
Cette souplesse pouvait donner à espérer le meilleur du Cid, composé entre Manon et Werther, et présenté en 1885, l'année suivant sa composition.
Toutefois, Massenet a composé sa partition en grande hâte, et la qualité d'écriture en a spectaculairement pâti. Certes, il va donner un aspect un peu archaïsant à l'oeuvre... mais dans le plus mauvais sens du terme, en appauvrissant l'harmonie de cette fin de siècle, tout en conservant les tics grandiloquents de l'opéra romantique larmoyant.
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3. Sentiment successifs envers la partition
Il est peut-être utile que je livre ici mon parcours vis-à-vis de cette partition.
Je l'ai très logiquement découverte dans la seule version commercialisée, celle d'Eve Queler avec Grace Bumbry et Plácido Domingo. J'avais à la fois trouvé l'oeuvre très médiocre (essentiellement des fanfares sur des harmonies sommaires, et une déclamation extrêmement artificielle, indigne de Massenet). A part "Ô noble lame étincelante", peu de choses avaient frappé mon oreille, et j'avais trouvé les citations de Corneille particulièrement malheureuses : ni belles mélodiquement, ni expressives prosodiquement, dans une grisaille anti-naturelle bien pire qu'Alfano pour Cyrano.
J'avais cependant conscience qu'Eve Queler, qui amollit, amoindrit et abîme toujours les partitions pour moi (même Robert le Diable devient ennuyeux...), concourait à l'affaiblissement de l'oeuvre, d'autant que la diction et le style de Bumbry, Domingo ou Paul Plishka étaient perfectibles - lorsqu'on part de rien, il reste beaucoup de marge de progrès.
En parcourant un peu plus tard la partition, j'avais eu la même impression des suites d'accords, souvent des renversement du même, vraiment le degré zéro de la composition (du type I-I-I-I pendant longtemps...), peu digne de Massenet.
Depuis quelques mois, je me suis mis à travailler pour mon compte personnel des passages de la partition, en particulier la grande transition qui mène de la nuit au camp à "Ô souverain, ô juge, ô père", et qui aboutit à la reprise de "Ô noble lame étincelante" pour s'achever sur la (bruyante) victoire sur les Maures.
Mon avis en a été quelque peu modifié. On y trouve encore des facilités ou des platitudes : certains aplats harmoniques durent vraiment longtemps, beaucoup d'accords sont peu riches, et pas mal de contours mélodiques auraient pu gagner très facilement de la personnalité et de l'épaisseur, on les trouve même spontanément lorsqu'on les joue... et on se demande pourquoi Massenet ne l'a pas fait - comme un texte qu'on n'aurait pas relu !
Néanmoins, la scène dégage un vrai climat, non dépourvu de charme, et on se dit que bien joué, le résultat pourrait être assez probant, sans en faire le chef-d'oeuvre du siècle.
Les représentations marseillaises, vues en vidéos, me permettent enfin de donner un avis un peu complet, à l'épreuve d'une bonne interprétation après m'être familiarisé avec la partition. Le résultat se rapproche, malheureusement, de mon ressenti à la découverte de l'oeuvre.
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Extrait 2 :
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4. Structure de l'oeuvre
On ne précise pas assez souvent que le livret pour Massenet se fonde sur deux sources distinctes ; non seulement la pièce de Corneille, généreusement citée dans le livret, mais aussi sur la source de Corneille, le fleuron de l'école de Valence : Las mocedades del Cid (Les enfances du Cid) de Guillén de Castro.
Corneille reprend certes largement les trouvailles de Castro (parfois littéralement : « ¡Cielos! ¡Peno, muero, rabio!... » ou bien « Mi padre el ofendido... ¡estraña pena! / Y el ofensor el padre de Ximena? »), mais certains développements du livret de l'opéra, sur l'adoubement de Rodrigue par exemple, proviennent directement de Castro (et figurent chez Corneille seulement sous forme allusive).
Le texte utilisé par Massenet est dû à trois auteurs :
- Louis Gallet, un librettiste central dans ces années, diversement inspiré, mais rarement mauvais, à qui l'on doit notamment des oeuvres lyriques de :
- Gounod (Cinq-Mars)
- Guiraud (Le Kobold, Frédégonde)
- Bizet (Djamileh)
- Paladilhe (Les saintes Maries de la Mer)
- Massenet (Marie-Magdeleine, Le Roi de Lahore, Thaïs)
- Saint-Saëns (La Princesse jaune, Le Déluge, Etienne Marcel, Proserpine, Ascanio, Frédégonde, Déjanire)
- Bruneau (Le Rêve)
- Audron (Photis)
- Dubois (Xavière)
- Edouard Blau (cousin d'Alfred, co-librettiste de Sigurd), qui co-écrivit Werther avec Paul Milliet et Georges Hartmann.
- Adolphe d'Ennery, un dramaturge prolixe de ces années, mais qui exerçait dans le théâtre parlé.
Le résultat est, il faut bien en convenir, assez médiocre. Non seulement parce que le texte sonne très platement et que les citations cornéliennes sont à ce point tronquées qu'elles perdent toute saveur - par exemple pour les Stances, où on nous place deux vers et hop, une immense coupure sans finir la phrase originale... Mais aussi parce que le contenu même de l'histoire est altéré. Cette Chimène qui se livre sans pudeur, hurlant son amour à Rodrigue lorsqu'il s'invite dans la demeure du défunt, et acceptant finalement sa main sans réticence, manifestant ouvertement de la compassion pour lui... constitue presque un repoussoir, comme on verrait une fille indigne, qui se rend à l'assassin de son père après un simulacre de haine vengeresse, dont l'expression doit plus à une forme d'hytérie féminine qu'au sens du devoir.
On se situe bien loin de l'habileté de Corneille, qui parvient à rendre plausible le mariage, et même à tourner Chimène en vengeresse excessivement rigoureuse, parce qu'elle refuserait la main de l'assassin de son père. Le ton est clair dès le duo Chimène / Infante : pas de dilemme, les deux aiment Rodrigue, mais l'Infante n'y peut pas prétendre, hop, pas la peine de prendre la tête pour une situation si simple. Et de même, le duo chez Chimène ressemble plus à Werther ou Roméo & Juliette qu'à la situation supposément décrite.
Toute la magie de Corneille, qui résidait dans la subtilité du langage et la pudeur des émotions, a disparu au profit (?) d'un braillement assez prosaïque d'émotions plutôt binaires. Bref, sans grand intérêt.
Musicalement, il n'y a pas forcément plus grand bien à en dire. D'abord concernant le peu de mobilité harmonique : absence à peu près totale d'accord enrichis, de retards et d'appoggiatures (autrement dit, une écriture sans relief, consonante à l'excès), tendance à renverser un même accord sur une longue durée...
Ensuite concernant la prosodie, complètement concassée, suivant une mélodie fade et comme aléatoire, dont les appuis semblent indépendant de la langue. Pour un maître de l'opéra du niveau de Massenet, la chose en devient même étonnante, pour ne pas dire curieuse.
Les extraits des citations de Corneille présents ici en vidéo (Ô rage, ô désespoir, Rodrigue, as-tu du coeur, A quatre pas d'ici je te le fais savoir, Percé jusques au fond du coeur) sont particulièrement éloquents de ce point de vue ; non pas que mettre une suite de beaux alexandrins classiques, qui ont leur musicalité ronronnante propre, soit aisé, bien au contraire ; mais parvenir à ce point à les rendre à la fois sans force verbale et sans saveur mélodique, c'est presque un tour de force quand on est un grand compositeur.
Enfin, faut-il mentionner l'orchestration ? On ne remarque pas que Massenet utilise les bois, tant les cordes engluent le discours, interrompues par de fréquentes fanfares de cuivres, le plus bruyamment et le plus en bloc possible.
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5. Interprétation optimale ?
Côté interprétation, j'ai lu du mal de la direction supposée bruyante de Jacques Lacombe, mais l'oeuvre impose de toute façon ce déséquilibre. Et l'orchestration très moche ne mettait pas en valeur les qualités réelles de l'Orchestre Philharmonique de Marseille.
La mise en scène de Charles Roubaud était particulièrement aboutie dans le genre frontal, statique, dépourvu de plus-value, moche et en plus transposé (simplement en plaçant des costumes militaires XXe...). Tant qu'à faire une mise en décors, autant conserver l'exactitude des didascalies. Et dans toutes les configurations, un tout petit peu plus de direction d'acteurs eût été bienvenu.
Le dispositif scénographique lui-même est assez bancal, avec cette arène ouverte en plein milieu, aux teintes monolithiques et tristes... Partant du même principe, on pouvait faire beaucoup mieux que poser un décor tout plat, ainsi (et la scène demeure vide).
Je n'ai pas non plus été ébloui par les chanteurs : Francesco Ellero D'Artegna (Don Diègue) et même Jean-Marie Frémeau (le Comte de Gormas) qu'on croyait éternel sonnent très usés, ce qui limite grandement leur éloquence générale et leur impact dans l'aigu. Franco Pomponi, très jeune pour le rôle du Roi, chantait bien, mais avec une prudence et une rigidité qui occultaient un peu le sens de ce qu'il pouvait énoncer.
Kimy McLaren était en revanche une fort bonne Infante, et j'avais déjà eu le loisir de l'admirer aussi bien dans le lied et la mélodie que dans le répertoire opératique baroque, voilà donc une nouvelle preuve de ses aptitudes.
Je n'épiloguerai pas non plus sur Béatrice Uria-Monzon, honnie non sans raison pour sa diction qu'elle soigne pourtant davantage ces dernières années, mais qui dans un rôle aussi tendu pour un mezzo que Chimène, est structurellement mise à mal, même pour une bonne diseuse, j'imagine (faute d'avoir jamais entendu une Chimène de ce genre...).
Malgré le côté assez hurleur de son émission (les aigus flottants fortissimo avec gros vibrato, presque à la wagnérienne), j'avoue une certaine admiration de la voir ainsi surmonter toutes les difficultés de la partition, sans paraître le moins du monde mise à l'épreuve - alors que le rôle, comme celui de Rodrigue, n'est pas franchement confortable - voire, en ce qui concerne Chimène, assez mal écrit.
Enfin Robert Alagna, qui inaugurait ainsi son entrée dans l'univers des "forts ténors" (Samson est à venir, peut-être Sigurd) et ténors dramatiques italiens (Otello en préparation). Je craignais un peu l'effort que cela lui coûterait, lorsque la prise de rôle a été annoncée, il y a quelque chose comme trois ans, au plus fort de ses problèmes vocaux (attaques par paliers devenues énormes, témoin le - néanmoins magnifique - Faust d'Orange ou même le Fiesque de Lalo).
Depuis l'opération qui a libéré ses voies nasales (obstruées par une sorte de tumeur bénigne, si j'ai bien suivi), la voix est (re)devenue un peu plus métallique, moins de patine et de timbre, mais la liberté retrouvée est celle d'un rajeunissement de dix ans, à l'exception de la tierce aiguë qu'il n'a jamais eu facile et qui est désormais irrémédiablement blanchie.
Et son Cid est remarquablement facile : la robustesse du médium ne lui pose aucun problème, et les aigus nombreux, à défaut d'être beaux, sont négociés sans difficulté apparente. La qualité du français restant toujours aussi extraordinaire. Avoir un tel titulaire pour remettre au goût du jour un ouvrage négligé est une sacrée aubaine, et pas seulement en termes de notoriété !
Sur le chapitre des réserves, j'avoue avoir du mal à faire fusionner le comédien Alagna et ses effets d'histrion débonnaire avec la rigidité morale et la profondeur grave de Rodrigue... la question se pose fréquemment, mais elle est ici particulièrement criante, de façon un peu infortable quelquefois. Mais si l'on considère que BUM n'est pas non plus une Chimène-type et que Massenet et ses librettistes n'ont pas non plus écrit quelque chose qui rende justice à Corneille, on s'en accommode assez bien.
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6. La réponse à la question
Fallait-il donc le remonter ?
On a servi un ouvrage, malgré mes réserves de détail, d'excellente façon (pour la musique), avec un rôle-titre réputé indistribuable et servi au plus haut niveau. Il fallait le faire, pour redonner toute sa chance au Cid.
A l'arrivée, il en résulte qu'il s'agit bel et bien d'un ouvrage très mineur, pas inintéressant, mais assez médiocrement écrit et fort peu émouvant. Il fallait le tenter pour l'établir, et à présent on pourra le laisser reposer pendant quelque temps, qui à le remonter de loin en loin tous les vingt ans, comme un objet de curiosité, et bien qu'il soit moins méritant que bien des merveilles enfouies.
Au chapitre des Massenet ratés, Roma m'est bien plus sympathique dans sa nudité de Grand Opéra à la façon d'Halévy... (bien qu'ici aussi, on se passe assez bien de réécouter sa musique)
Mais je m'avoue très satisfait d'avoir eu l'opportunité de me faire un avis avec une partition bien servie. A défaut d'avoir envie de réécouter.
Il est assuré qu'une Lépreuse de Lazzari avec François Piolino aurait moins fait déplacer, évidemment...
Commentaires
1. Le lundi 27 juin 2011 à , par Ouf1er
2. Le lundi 27 juin 2011 à , par Guillaume
3. Le lundi 27 juin 2011 à , par DavidLeMarrec
4. Le lundi 27 juin 2011 à , par Guillaume
5. Le lundi 27 juin 2011 à , par DavidLeMarrec
6. Le mercredi 29 juin 2011 à , par Ouf1er
7. Le jeudi 30 juin 2011 à , par DavidLeMarrec
8. Le samedi 2 juillet 2011 à , par Ouf1er
9. Le samedi 2 juillet 2011 à , par DavidLeMarrec
10. Le mardi 1 juillet 2014 à , par 5915961t
11. Le mardi 1 juillet 2014 à , par DavidLeMarrec
12. Le mardi 28 octobre 2014 à , par Sirakawa :: site
13. Le mardi 28 octobre 2014 à , par David Le Marrec
14. Le mardi 28 octobre 2014 à , par Sirakawa :: site
15. Le jeudi 30 octobre 2014 à , par David Le Marrec
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