Franco ALFANO - Cyrano de Bergerac
Par DavidLeMarrec, mercredi 20 mai 2009 à :: Les plus beaux décadents - Disques et représentations - Littérature - Opéra romantique et vériste italien - Opéras français d'après le romantisme :: #1252 :: rss
Plácido Domingo doit faire (sans doute) ses adieux scéniques parisiens au Châtelet avant la fin du mois dans cette oeuvre. Ce n'est pas la raison pour laquelle on avait projeté d'en parler, mais le moment est d'autant plus propice que la présentation peut intéresser plus largement qu'en d'autres circonstances.
Le projet est aussi appétissant qu'intimidant pour le compositeur : dans cette pièce-là la langue de Rostand elle-même est comme perclue de fulgurances, à un degré qui semble presque en dépit d'elle-même. Ce feu d'artifice verbal permanent, des jeux de scène très riches, et puis cette promptitude à l'action qui a tout pour séduire le librettiste.

Savinien Cyrano de Bergerac, l'auteur lunaire dont la bravoure est historiquement attestée (l'épisode de l'écharpe de La Guiche serait authentique...), mais dont on attendrait en vain, dans sa prose, l'éclat qui est en réalité propre à Rostand.
Alfano écrit son projet directement sur un livret français, fourni par Henri Cain, librettiste angulaire du premier vingtième siècle français [1]. Et certes pas le meilleur. Le livret reprend textuellement des moments de Rostand, très brefs, durée de la parole lyrique oblige ; les paraphrases, de même que les sections conservées pour les besoins de l'action ne sont pas fameuses et on aurait peut-être gagné, comme pour Colombe (Anouilh) ou L'Aiglon (Rostand) à se contenter de couper dans le texte original en ne négligeant pas l'aspect poétique (mais peut-être est-ce plus malcommode ici, surtout avec ce compositeur).
Notes
[1] La Vivandière de Benjamin Godard (dont nous enregistrerons peut-être, à l'occasion, un bout de l'acte II), maint Massenet (La Navarraise, Sapho, Cendrillon, Chérubin, Roma et bien sûr Don Quichotte), et puis du Charles Widor (Les pêcheurs de Saint-Jean), du Jean Nouguès (Quo vadis), Umberto Giordano (Marcella), et puis Henry Février, Camille Erlanger...
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Quel résultat ? Chanté - notamment à Covent Garden, à la Scala, au Met - par Domingo (et Gianluca Zampieri) dont ce sera vraisemblablement l'un des tout derniers rôles de ténor de sa carrière, et par Alagna en français au Festival de Montpellier, le rôle semble séduire les ténors en vue, sans doute à cause de sa psychologie plus riche qu'à l'accoutumée - et aussi de sa dimension à présent quasiment mythique, le personnage historique se mettant à fluctuer y compris vis-à-vis du texte de Rostand.
La musique en elle-même est très belle, vraiment du bon Alfano, très loin du pompiérisme final de Turandot (du moins pour sa version la plus connue, car l'autre est très belle), moins postvériste que Resurrezione (mais cet opéra composé trente-deux ans plus tôt que Cyrano). On y trouve quelque chose du lyrisme mêlé de nouveautés des meilleurs italiens de l'époque (Zandonai pour Francesca da Rimini et bien sûr Gnecchi pour Cassandra, même sujet et déjà des tournures qui seront présentes dans Elektra), avec un discours qui, vraiment, peut s'écouter en musique pure, qui est plutôt varié, coloré et séduisant. [Le début évoque les Dialogues des Carmélites, avec une orchestration plus debussyste.]

La célèbre statue de la confusion bergeracoise (il en existe à présent une seconde, moins digne, polychrome...) - puisqu'on savait, dès le dernier quart du XIXe siècle (donc Rostand aussi au moment d'écrire, et les étés à Bergerac en compagnie de Roxane sont pure licence littéraire...), que Savinien Cyrano tirait sa particule d'un domaine de son père (par ailleurs vendu quelques années auparavant, on ne faisait pas de détail...), qu'il avait en effet utilisée pour mieux s'intégrer chez les Cadets de Gascogne où il exerça sa bravoure. Mais ce Bergerac, chacun le sait, est situé en Ile-de-France. Evidemment, de même que Savinien avait joué la confusion, les Offices du Tourisme sont ravis de s'approprier un personnage qui porte, de surcroît, le nom de la ville - publicité exceptionnelle, tout de même.
Néanmoins, il ne serait pas prudent d'écouter cet opéra par intérêt pour Rostand. Le français, même excellent prononcé comme c'est le cas dans la version Guidarini [1], ne ressemble pas à grand'chose, accentué de façon assez aléatoire, avec des effets musicaux pas inintéressants, mais totalement à côté de la prosodie et de l'usage expressif de la langue française. De ce fait, au lieu de donner un équivalent aux décalages éloquents de la versification de Rostand (répliques fragmentées, rimes qui ne terminent pas les phrases... dans La Samaritaine, c'est un problème ; mais c'est une force ici), Alfano produit quelque chose d'assez bancal, et pour tout dire d'étrange.
Dans ce cadre, le panache s'impose assez mal, d'autant plus que les personnages n'ont pas le temps d'être présentés - peut-être aurait-il mieux fallu fusionner tout de bon les deux premiers actes, et resserrer les deux derniers (cette fin pour mourir rappelle assez la Fedora de Giordano).
Au contraire, la rôtisserie des poètes impose des scènes de foule toujours peu payantes à l'opéra, car lourdes à manoeuvrer et interdisant le lyrisme, là où le théâtre parlé peut faire fuser les paroles avec efficacité.
On en vient donc à la conclusion, qui confirme nos pressentiments :
- mettre en musique ce Rostand-là, c'est forcément le dénaturer, tant la langue est évocatrice en elle-même ; réduire son bavardage ou ralentir son débit, c'est limiter son pouvoir d'évocation ;
- confier Cyrano à un ténor est une bizarrerie pas très heureuse : soit le pauvret demeure dans le médium pour déclamer, soit la sollicitation de ses aigus sont aux antipodes de l'esprit d'épigramme, de la répartie instantanée qui caractérise le personnage. Personnage qui, au demeurant, goûte fort peu la surexposition narcissique, malgré ses habitudes provocatrices.
Très beau projet, donc (conserver grandement l'oeuvre originale, et dans une belle langue musicale), mais largement ruiné par la prosodie aberrante et l'aplatissement de situations singulières par la mise en musique (Alfano, ici, n'est peut-être coupable que d'avoir tenté l'aventure...).
Il semble, parfois, que la beauté musicale perpétuelle soit sans rapport avec ce qui se dit...
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On peut donc recommander aux Parisiens et autres voyageurs de passage de faire une halte pour aller entendre Domingo pour la dernière fois à son poste de ténor, et pour découvrir une oeuvre rare et belle, à défaut d'être en tout point enthousiasmante.
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Un mot sur les représentations de Montpellier : dans le plateau très prometteur, Nathalie Manfrino, qui peut paraître une voix un peu lourde chez les Italiens, est en français tout à fois une voix vaillante et assez gracile - on comprend ses succès en Mélisande. On connaît les vertus des autres, même si la soirée ne les présente pas tout à fait à leur meilleur, du moins sans l'image.
Existe en CD et en DVD (Deutsche Grammophon). On peut l'écouter sur MusicMe. [CPO a tout de même lancé le mouvement dans sa série de prises sur le vif à Kiel, dès 2002...]
Notes
[1] Il s'agit du disque issu des représentations montpelliéraines : Nathalie Manfrino, Richard Troxell, Roberto Alagna, Marc Barrard, Nicolas Rivenq, Franck Ferrari...
Commentaires
1. Le jeudi 21 mai 2009 à , par DavidLeMarrec :: site
2. Le jeudi 21 mai 2009 à , par DavidLeMarrec :: site
3. Le vendredi 22 mai 2009 à , par DavidLeMarrec :: site
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