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François-Joseph GOSSEC - Thésée, le chef-d'oeuvre musical de la tragédie réformée (Versailles 2012)


N'allons pas par quatre chemins : cette soirée était la plus attendue de la saison francilienne, et elle a tenu toutes ses promesses.

Ayant déjà beaucoup développé les enjeux de la « quatrième école » de tragédie en musique à propos d'Amadis de Gaule de Bach, d'Andromaque de Grétry et, très récemment, d'Atys de Piccinni, je ferai plus bref cette fois, ayant projet d'aborder d'autres sujets. D'autant que, s'il fallait énoncer toutes les beautés de ce Thésée, il y aurait fort à faire.


Début de l'acte I le soir du 13 novembre : transition avec l'Ouverture et premiers ensembles. Merci à mon fournisseur !
Bien que cela soit à mon sens tout à la gloire du compositeur et des interprètes, s'il y a objection à cette publication sauvage (les démarches étant un peu longues et complexes pour obtenir une autorisation formelle), elle sera retirée instamment.


1. Attentes

Pourquoi la plus attendue de la saison ?

D'abord, Gossec, il suffit d'en juger par ses oeuvres déjà disponibles, est un maître de l'écriture musicale pure. Ses symphonies et sa musique sacrée (Te Deum en particulier) font preuve d'une science du contrepoint permanent dont je ne vois pas vraiment d'équivalent dans la période classique.
Par ailleurs, comme le laissait déjà entendre sa musique vocale profane (Le Triomphe de la République a été publié depuis pas mal d'années à présent), son don pour l'écriture déclamatoire n'est pas moindre que celle de ses plus glorieux contemporains.

Il faut ajouter à cela que Guy van Waas avait déjà donné en concert, il y a six ou sept ans, un extrait de l'oeuvre (début de l'acte V, déjà proposé sur CSS : air de Médée et duo homicide avec Thésée), qui était extraordinairement appétissant, et faisait présager (n'ayant pas pu mettre la main sur la partition) une oeuvre majeure.

Par ailleurs, la distribution musicale était assez hallucinante : Virginie Pochon (un des plus beaux français du marché), Jennifer Borghi (voix délicate qui n'a rien de la furie bûcheronne, et spécialiste de ce style musical), Frédéric Antoun (un des plus grands maîtres actuels de la voix mixte), Tassis Christoyannis (voix glorieuse mais toujours nettement dite) et dans les petits rôles, des spécialistes parmi les meilleures de leur génération, Katia Velletaz, Caroline Weynants, Mélodie Ruvio.

Quant au Choeur de Chambre de Namur, l'un des tout meilleurs pour la tragédie lyrique, et aux Agrémens de Guy van Waas, ce sont précisément des spécialistes aguerris de cette esthétique de la quatrième école, les plus grands défricheurs en la matière.

Bref, tous les paramètres étaient au vert, si bien qu'on aurait pu se déplacer de la même façon si l'oeuvre était chantée par des étudiants, ou à l'inverse si les mêmes interprètes avaient donné Così fan tutte...

2. Le texte

Le livret, comme pour Armide de Gluck, Amadis de Bach, Andromaque de Grétry ou Atys de Piccinni, est presque totalement d'emprunt. Morel de Chédeville s'est essentiellement contenté d'effectuer des coupures (plutôt minimes) dans le livret de Quinault (et, paraît-il, de le réorganiser en quatre actes, mais, peut-être par habitude de la version originale, j'ai bien senti la césure au milieu du premier acte...). Au bout du chemin, on obtient une sorte de version densifiée et très légèrement modifiée du livret original. Donc un concept à rapprocher plutôt de l'Armide de Gluck que des opéras cités de Bach et Piccinni, qui opéraient une remise à jour sensiblement plus profonde de Quinault.

Il se trouve néanmoins qu'il s'agit - à mon sens - du livret le plus faible de tout Quinault, avec son schéma remarquablement pauvre (deux amants, chacun également aimé par un puissant hargneux), son recours à la magie comme seule relance dramatique, sa scène infernale absolument pas crédible (juste parce que Aeglé crie, on est censé y croire ?) et surtout son manque de caractère et de pittoresque (qu'est-ce qui différencie Médée d'une autre sorcière, ici ; qu'est-ce que les divertissements nous montrent de singulier ?). A vrai dire, le seul livret de Lully que je trouve réellement mauvais.

Il n'empêche que Thésée a été la tragédie en musique la plus jouée de l'histoire du genre.

3. La musique

Sur cette matière, Gossec ne peut guère éviter quelques tunnels, mais ils sont dûs aux longs passages du textes redondants ou sans épaisseur, et non à l'écriture musicale.

Car, ce qui frappe d'abord, et qui est très étonnant pour cette période (et même pour celles qui ont précédé), tient dans l'extraordinaire variété d'effets. Gossec explore tout ce que l'ère classique offre de potentialités, en ne se limitant pas au récitatif ample sur tenues de cordes ou à l'agitation sur trémolos. L'harmonie est sans cesse mouvante, à tout moment des échos de fanfares lointaines ou des motifs tourmentés (on retrouve par exemple souvent les impulsions en triples croches ascendantes en triolets, très utilisées aussi dans Don Giovanni, écrit cinq ans plus tard) s'installent et enrichissent le discours tandis que l'action se poursuit.

Mais Gossec donne sa pleine mesure dans les ensembles, en particulier dans les deux premiers actes. Capable d'associer simultanément trois strates (deux choeurs et des solistes indépendants) de musique et d'émotions, il crée des atmosphères proprement incroyables. Le combat en coulisse du premier acte, quoique traité avec beaucoup plus de concision que chez Lully (moins de retours du même texte et de la même musique), devient un feu d'artifice à peine concevable, où pendant vingt minutes les textures sonores, les plans musicaux, les textes et les affects s'entrecroisent simultanément. Avec, pour ne rien gâcher, une écriture d'une énergie totalement jubilatoire.

Si bien que l'image de Lully en est totalement effacée.

L'oeuvre, moins égale d'inspiration que les meilleurs Salieri à cause de la faiblesse du livret, peut se comparer, en termes de qualité, à Tarare - la qualité mélodique de Gossec est très moindre, mais son imagination musicale supérieure. Et, pour rester dans le cadre strict de la tragédie, Thésée outrepasse même Les Danaïdes - qui disposent d'un impact émotionnel sans conteste plus fort et dune qualité de déclamation sérieuse plus prégnante, mais qui n'atteignent pas ce degré d'invention technique et de virtuosité musicale.

Bref, une oeuvre à placer au pinacle de sa période (1782, donc tout proche chronologiquement des autres oeuvres citées), et dont on n'aurait pas fini de vanter les beautés s'il s'agissait de s'aventurer dans les détails.

4. Exécution musicale

Du fait de l'acoustique (pas aussi superlative qu'on le lit souvent) assez absorbante, je ne peux pas complètement faire la part de ce qui relève des choix ou des limites des interprètes, et des déformations sonores dues à la salle.

Je commence tout de suite par le seul point négatif : il est apparu évident que les répétitions avaient manqué, en particulier entre solistes et orchestre. Beaucoup de petits faux départs, de moments très perceptibles où le chanteur éperdu regarde le chef pour vérifier s'il n'est pas en train de planter tout le monde, de décalages d'une croche pendant une poignée de mesure entre le soliste et les musiciens... on sent le flottement en plusieurs endroits, et cela a forcément un petit impact sur la force de conviction sur le plateau.
Néanmoins, la qualité individuelle des musiciens (plateau et fosse) est telle qu'en réalité le résultat n'en souffre pas du tout : il y aura beaucoup de prises à refaire pour le disque, mais pour ce qui est du concert, tout est joué avec enthousiasme, et à aucun moment ces scories ne créent de carambolage ou n'affectent la tension émotionnelle du spectacle. Je pourrais quasiment dire que je suis plus impressionné par cette capacité professionnelle à convaincre en dépit de la fébrilité manifeste qui régnait que je ne le suis avec une exécution dont la maîtrise est telle qu'on pourrait croire qu'il n'y a eu aucun ajustement à faire en amont.

C'est donc, en réalité, un point négatif théorique : vu le manque manifeste de répétitions, cela aurait dû être tiède, précautionneux ou désagréablement cafouilleux. Pourtant il n'en fut rien.

Le Choeur de Chambre de Namur est comme d'habitude (Tournemire, Lully, Grétry et encore Lully) suprême de transparence, de netteté et de rondeur à la fois, et lui extrêmement préparé et précis. Un enchantement, je l'ai déjà dit, je n'y reviens pas.
J'entendais pour la première fois Les Agrémens en salle, et sans surprise, le son en est assez sec, mais au profit d'une qualité de rebond remarquable. Et Guy van Waas montre à tout instant (musicalement, rien ne se détend jamais) son intelligence profonde de ce style.

J'ai en revanche été frappé du volume sonore peu contrasté de l'orchestre, toujours fort, même pendant les récitatifs. Il est vrai que la quatrième école les accompagne de toutes les cordes, mais d'ordinaire, le chef abaisse l'intensité pour le confort des chanteurs, qui devaient parfois un peu rivaliser pour être agréablement entendus. Peut-être était-ce aussi ma place (en hauteur, et assez près de l'orchestre), vu que les voix des chanteurs étaient toutes beaucoup plus rondes et douces qu'à l'habitude, comme si le métal en avait significativement disparu.

Côté distribution.

Virginie Pochon (Aeglé) dispose toujours de ce français d'une incroyable pureté, mais, sont-ce les circonstances un peu tendues pour une jeune artiste, n'en faisait pas toujours plein usage. Il est vrai que le rôle est particulièrement inintéressant, mais j'espérais une plus-value dans la tragédie lyrique, alors qu'elle se contente de très bien dire. Je la crois aussi un peu moins à l'aise du fait de la tessiture, très basse pour un lyrique léger qui chante aussi les répertoires qui sollicitent au contraire le haut de la tessiture - donc il est probable que l'aisance viendra avec la fréquentation répétée de rôles plus vastes qu'elle n'a faits jusque là dans ce répertoire. Par ailleurs, la salle ternissait considérablement son timbre superbe.
Malgré ces désavantages structurels, la beauté du français et de la voix étaient, comme à l'habitude chez elle, un délice.

Frédéric Antoun (Thésée) était le seul chanteur que j'entendais pour la première fois en vrai, et pour lui aussi, j'ai senti que les flottements rythmiques de la soirée et la tessiture plus basse à l'accoutumée voilaient son timbre - qui s'illuminait dans l'aigu. La voix mixte a donc peu été sollicitée ce soir ; il serait sans nul doute plus à son aise dans Rameau - il a d'ailleurs chanté Hippolyte à Toulouse pour la création de la production Haïm / Alexandre, mais je viserais en priorité Pygmalion ou un des rôles des Boréades. Et il a de toute façon énormémement à dire dans le répertoire du XIXe siècle - je vois avec plaisir sa carrière s'épanouir doucement depuis son Ouf Ier de Montréal, en 2003.
Ici aussi, excellent français, mais déclamation un peu droite, l'habitude lèvera ces réserves, il ne s'agit vraiment que d'une affaire de familiarité pour que ce soit tout à fait exceptionnel. Et je me réjouis de le voir s'engager dans ce style plutôt que de céder aux sirènes de Rossini, comme tant de lyriques-aigus de sa trempe.

Tassis Christoyannis est un excellent choix pour Égée. Au lieu de retenir une basse sèche, choisir un baryton glorieux était vraiment avisé. Ce chanteur force l'admiration par sa versatilité, puisque, lorsqu'il ne chante pas le classicisme français, il triomphe dans Verdi - pas de petits Verdi : Rodrigue, Montfort et même Macbeth y figurent ! Il était, du fait de la langue (qu'il maîtrise remarquablement au demeurant), particulièrement affecté par les incercitudes de la soirée, mais n'en a pas moins livré une interprétation tonnante dans un rôle qui n'est pourtant, à l'origine, qu'un faire-valoir.

Katia Velletaz (Minerve) paraissait elle aussi plus ronde et douce que toutes les fois (Lully, Francoeur & Rebel, Sacchini & Grétry, Grétry) où je l'ai entendue, et cela nuisait à sa projection, d'ordinaire tout à fait bonne : à son aune, je mesure l'impact de la salle sur les autres chanteurs, et assis au parterre, j'aurais sans doute mieux pu rendre justice au grain de chacun de ces timbres.
Au demeurant, le galbe de la voix et du phrasé demeurent superbes.

La voix de Mélodie Ruvio (Cléone) diffère beaucoup de ce qu'on entend en retransmission (où elle sonne un peu sèchement) : au contraire, la voix a beaucoup de caractère et d'impact sonore. Même si, à titre personnel, je trouve le grain des mots et du timbre un peu épais pour mon goût, cette densité la servira grandement pour des rôles de bas-dessus plus vastes, ou même pour d'authentiques mezzo-sopranos dans d'autres répertoires.

Je termine par Jennifer Borghi (Médée) qui représentait un cas intéressant, après avoir entendu Marie Kalinine en Armide et en Cybèle. Car tout chez Jennifer Borghi évoque l'héroïne positive, même physiquement, avec ses fins bras d'albâtre dans une étroite robe Empire d'un bleu profond. La voix elle-même semble avoir rejeté (et pas seulement en raison de la salle, me semble-t-il) cette petite acidité des attaques (dans Lully, Sacchini, Cherubini, d'Ollone, moins chez Dubois). Et ce timbre rond attire immédiatement la bienveillance, allié à une diction toujours parfaitement intelligible, mais peu sujette à l'emphase. Si bien que je suis frappé par le caractère profondément sympathique de sa Médée, à l'exception du dernier acte où elle explose de la plus belle façon.
C'est probablement une limite, considérant qu'ici le livret ne fait pas le travail, et demande donc à l'interprète de montrer précisément ce qu'est Médée, mais j'avoue être très sensible à cette lecture élégante du rôle - plus, finalement, que s'il avait été empoigné par une voix plus épaisse.
Par ailleurs, elle manifestait une facilité déconcertante à s'ajuster à toutes les situations un peu flottantes.

Je dois tout de même formuler à nouveau que les réserves que j'émets sont à mettre en perspective avec le fait que je considère ces artistes (en particulier V. Pochon, K. Velletaz et F. Antoun) parmi les tout meilleurs de leur génération. Si bien qu'au lieu de me répandre en superlatifs qui auraient quelque peu débordé, j'ai trouvé plus commode de retrancher les rares choses qui n'étaient pas parfaites.
Parce que s'il faut parler du positif, on n'entend pas tous les jours un plateau capable de dire un opéra entier sans qu'un seul mot ne soit inintelligible, déformé ou aplati. Et dans de superbes timbres. Ma remarque porte donc plus sur le fait qu'avec cette matière première, si par exemple on faisait tourner la production un peu plus longtemps, on pourrait obtenir quelque chose qui tiendrait de l'absolu - notamment en matière d'abandon, la seule chose qui aurait finalement pu être améliorée.

5. Bilan
Ai-je vraiment besoin de conclure pour préciser que j'étais content ?



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Commentaires

1. Le mercredi 14 novembre 2012 à , par Pierre

Mais tout ça donne furieusement envie!!

On peut peut-être espérer une parution comme La Mort d'Abel ou l'Amadis (Bach) qui sont sortis récemment en beau livre disque... même chef, même ensemble, des chanteurs en commun...

Merci!

2. Le mercredi 14 novembre 2012 à , par David Le Marrec

Bonsoir Pierre,

Il y avait des micros partout (stéréo globale, micros individuels, micros par groupes), on peut donc très raisonnablement espérer.

Pour ne rien gâcher, avec les nécessaires raccords, le disque devrait être encore meilleur que le concert.

Bonne soirée.

3. Le vendredi 16 novembre 2012 à , par Laurent :: site

Un disque a été enregistré du 8 au 11 novembre à Liège (comme la Mort d'Abel) et il paraîtra l'année prochaine
Le concert du 11 novembre à Liège sera diffusé sur Musiq3, la radio classique belge francophone, début décembre.
Le concert du 13 novembre à Versailles sera diffusé sur France Musique en décembre également (ce qui explique les micros).
Les prises de son des concerts ne serviront au disque qu'en cas d'extrême nécessité au montage.
Donc, oui, le disque sera formidable!


4. Le dimanche 18 novembre 2012 à , par David Le Marrec

Bonjour Laurent,

Merci pour ces faits très précis ! Dommage que le studio n'ait pas été réalisé après les représentations, on y gagne toujours en abandon - et c'était très précisément ce qui aurait été bienvenu à certains moments du concert.

Je ne doute pas cela dit que le disque soit formidable, jusqu'à présent les disques du CAV&MA sont tous excellents lorsque l'oeuvre est de haute volée.

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David Le Marrec

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