jeudi 24 avril 2025
Don Giovanni de Marriner – pourquoi c’est grand — vivre soi-même l’histoire de la musique

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Quand ma vie se superpose à l'histoire de la musique
Lorsqu'on commente sur des matières artistiques, il reste toujours nécessaire de s'interroger sur sa propre perspective. Que de déclarations sur l'universalité de telle œuvre, tel compositeur, que je pouvais à moi seul défaire – puisque je ne suis pas très fan de l'essentiel de l'œuvre de J.S. Bach, par exemple, et que je peux vous citer pas mal de gens qui ne sont pas un instant émus par le Quintette avec clarinette de Mozart.
Aussi, je tâche toujours de remettre en perspective ma propre perception – c'est le sujet d'une prochaine notule sur le « dire je », qui devrait être publiée dans un délai raisonnable. De me méfier, aussi, des réflexes que l'on a de toujours comparer, ou sur ce que l'on croit que l'on attend de nous lorsqu'on commente (ou même seulement écoute) des enregistrements.
Pour parler en toute transparence de cet enregistrement, et donner un peu plus de sens à mon cheminement, je dois vous dire un mot de ma vie de mélomane — donner des parcelles de soi, excellent pour la fidélisation du lectorat, à ce qu'on m'a dit.
Le moment où je me suis intéressé de plus près à la musique, autrement qu'en ambiance de fond, coïncide avec le moment où je me suis mis plus sérieusement au piano mais aussi et surtout, simultanément, où j'ai découvert avec émerveillement l'opéra, dans un parcours qui fut par hasard assez chronologique : Haendel (Messie, Rinaldo), puis Monteverdi (Orfeo), LULLY (Armide), Rameau (Castor & Pollux), Mozart (Don Giovanni), Rossini (Il Turco in Italia), Bellini (Norma, I Puritani), Donizetti (Lucia di Lammermoor, L'Elisir d'amore), Verdi (Rigoletto, Trovatore, Don Carlo), Puccini (Tosca), Wagner (Vaisseau, Rheingold)… mais Pelléas plus tardivement, une fois le détour pris par la musique contemporaine. Il faut dire que je trouvais beaucoup de musiques difficilement accessibles – les gentils modes traditionnels utilisés par Dvořák dans ses Danses slaves, par exemple, me paraissaient aux confins de l'atonalité ! J'ai donc vécu en accéléré, en quelque sorte, les émotions des mélomanes lors des grandes transitions musicales.
J'ai senti en moi-même la force de la rupture dramatique verdienne, la mobilité roborative des tournures rossiniennes, compris dans ma chair la révolution gluckiste des affects… et, précisément, pour Mozart, je fus complètement saisi d'émotion par la densité de cette Introduction de Don Giovanni, écriture très empathique, aux ambiances versatiles, juxtaposition de séquences très typées, empilement de lignes autonomes et très caractérisées dans les ensembles… la bascule depuis le seria baroque paraissait vertigineuse.
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L'effet première version ?
Ce vertige, je l'ai éprouvé un jour de Noël, en déballant ce cadeau que je m'étais choisi et en parcourant les premières pistes de cet univers inconnu – je ne connaissais alors à peu près que trois symphonies (31, 40, 41), deux concertos (9,23), l'adagio du Concerto pour clarinette et deux airs de la Flûte enchantée (« Der Vogelfänger » et « Der Hölle Rache »). Je savais que Mozart avait écrit des opéras, mais je n'en avais jamais éprouvé la teneur.
J'ai adoré cette écoute, évidemment, et depuis, en dépit de toutes mes protestations réclamant une plus grande variété du répertoire, j'ai toujours sur mon piano les Da Ponte et la Clemenza, et vais régulièrement les entendre en salle.
C'est pourquoi je me suis toujours demandé si ma perception de cet enregistrement n'était pas biaisée. Car, en fin de compte, l'Academy of Saint-Martin-in-the-Fields a certes des timbres magnifiques, mais la conception de Marriner reste toujours très tradi dans tout ce qu'il a légué, privilégiant la beauté et l'égalité (absolue !) du timbre de ses cordes en petit effectif, l'élégance du geste, sur la rhétorique, la couleur… Et, de fait, on peut trouver ses Noces un peu blanches orchestralement, son magnifique Così aux ambiances nocturnes un peu indolent, et ses symphonies très lisses, sans même parler de ses Haendel mozartiens, de ses Mendelssohn mozartiens, de ses Tchaïkovski mozartiens…
Par ailleurs, il existe d'autres propositions assez similaires dans l'esthétique de l'orchestre et des chanteurs, un entre-deux entre l'âpreté des baroqueux et les grands orchestres patauds : Pešek, Haitink, voire Harnoncourt-Concertgebouw pourraient très bien répondre à cette description, sont en effet d'excellentes versions… mais ne m'ont jamais autant ému. Effet première version assurément. (Et puis la pochette est tellement belle, ça donne furieusement envie d'aimer le contenu.)
Mais l'est-ce seulement ?
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Don Giovanni de Marriner
J'ai donc mis de côté cette version pendant des années, pour découvrir de nouveaux horizons – après Thomas Allen, j'ai eu beaucoup de peine à me résigner aux Don Giovanni ogres, ou même simplement méchants. Cette élégance de gentilhomme, certes perdu dans sa quête d'absolu mal conçue, ce sens de l'humour m'ont manqué ensuite. Mais je voulais accéder à d'autres propositions, et il était si peu probable que j'aie, d'emblée, avec un chef que j'ai peu estimé par ailleurs, trouvé la perle rare, disponible dans les rayons simplement parce qu'elle venait de sortir…
Hier, pour fournir un conseil à quelqu'un qui cherchait (discussion ici, ma proposition de playlist là) à constituer une courte compilation en style classique, je me dis avisément que cette version, qui contourne l'aspect potentiellement clivant des versions sur instruments anciens, mais ne donne pas non plus dans le monumental épais particulièrement repoussant pour des néophytes, serait peut-être indiquée. Par acquit de conscience, je me relance l'introduction… et miracle. Je comprends pourquoi j'ai autant aimé cette version, et pourquoi elle est en effet si réussie.
1) En effet, très belle proposition équilibrée de Marriner : élancée, timbres magnifiques, rien de rêche ni d'aigre, rien de figé non plus, le drame avance sans repos, paré de très beaux atours.
2) Les chanteurs, même ceux que je n'aimais pas trop à l'époque, ont en réalité eu une carrière considérable à la même époque – Sharon Sweet (Donna Anna) chantait du Verdi au Met (Lina dans Stiffelio, par exemple), Francisco Araiza (Don Ottavio) chantait aussi bien le belcanto que Massenet, et s'est même montré un formidable liedersänger (y a-t-il version plus aboutie du Winterreise, contre toute attente ?) – ou plus tard – Claudio Otelli, seulement Masetto ici, a ensuite fait les beaux jours de l'opéra décadent (Tamare dans Die Gezeichneten à Amsterdam ! Galilée dans l'opéra de Jarrell !) avec un mordant typiquement italien. J'y découvrais Karita Mattila, déjà étrange, mais d'une poésie de timbre, d'une mélancolie de ton, qui procure à sa Donna Elvira un caractère tout à fait extraordinaire.
3) Plusieurs des chanteurs – Otelli, mais surtout les deux hommes principaux – servaient un italien remarquablement expressif. Simone Alaimo ose des voyelles très franches – la voix est couverte pourtant, mais les [a] ouverts à l'italienne sont vraiment ouverts (distinction entre aperture et couverture, du très grand art), autorisant une approche textuelle particulièrement précise et généreuse. Je ne suis pas certain que quiconque ait aussi magistralement chanté Leporello, en faisant sonner l'italien aussi intensément, depuis Giuseppe Valdengo ou Fernando Corena ! Quant à Thomas Allen (Don Giovanni), j'ai été frappé à la réécoute à la fois par son accent étranger audible, son émission anglaise plus ronde, mais aussi par le soin apporté au détail de la diction, à la couleur des voyelles – on entend qu'il est étranger, mais il dit remarquablement. Et, je pensais l'avoir rêvé par autosuggestion, c'est à ma connaissance le seul Don Giovanni qui imite réellement son partenaire lorsqu'il se déguise à l'acte II (« Metà di voi qua vadano ») : les voyelles sont alors plus ouvertes, la patine ronde disparaît, la couverture devient moins audible, même le sourire de l'accentuation s'entend (cette façon de dissocier la syllabe finale de la syllabe forte)… dans la mesure du possible, Allen essaie de singer Alaimo !
Je dois dire que la qualité verbale de ces trois interprètes-là m'emporte très loin, même à la millième réécoute, et pas nécessairement en lien avec mes émotions de jeune auditeur. Et, moi qui n'ai plus guère la patience de réécouter Don Giovanni au disque, alors que je peux le jouer avec mes amis – dans la traduction de Durdilly supervisée par Gounod, mais c'est une autre histoire que je vous garde pour une autre instance – ou le voir sur scène à peu près deux fois par an si l'envie m'en saisit.
Fort de cette réévaluation qui se révèle en fin de compte (et contre toute attente) une simple confirmation de ses qualités supérieures, je vous recommande donc chaleureusement cette version qui n'est pas la plus célèbre de la discographie. Elle vaut la peine du coup d'oreille, en particulier pour les séquences maître-valet. (Je préviens que pour les rôles féminins, il existe plus adéquat.)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Opéras de l'ère classique a suscité :
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