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mardi 8 avril 2025

Le premier opéra (inédit !) de Bizet : La Maison du Docteur


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Événement à l'occasion de la seconde édition du Festival Bizet (organisé à la Villa Viardot par Les Amis de Georges Bizet) : non seulement le premier opéra, mais la première œuvre écrite par Bizet (n°1 au catalogue Winton Dean), en 1855, à l'âge de dix-sept ans.

Un opéra comique de salon, pensé d'emblée pour l'accompagnement au piano et dépourvu d'ouverture. Sept numéros, pour une durée d'une heure dialogues parlés inclus.

Je n'en connais pas d'enregistrement ni même de représentation ; j'imagine bien que quelqu'un a dû le jouer quelque part, mais pour un compositeur aussi célèbre, avoir l'occasion de découvrir une œuvre inédite et entièrement conservée est un privilège rare, donné dans une salle comble.

La partition paraît écrite dans le ton d'une épure particulièrement juste et manifeste un sens mélodique, prosodique et théâtral supérieurement développé pour un compositeur qui n'a pas dix-huit ans. Ce n'est clairement pas

Le livret d'Henry Boisseaux repose sur un schéma simple (un acte, une heure dialogues inclus), mais qui tisse deux intrigues (à ramifications multiples) à la fois : d'une part le mariage de la fille du Docteur Job (qui veut épouser le jeune homme mélancolique qui attendait sous sa fenêtre de pension ou le héros anonyme qui l'a sauvée, tandis que son père aspire à une alliance matrimoniale aux avantages pécuniaires plus décisifs), d'autre part la détresse psychique – du jeune premier qui veut se suicider à la fois au poison, à la corde et au pistolet, mais aussi de Lord Harley, patient du Docteur, dont la mélancolie semble incurable. Le croisement des hypothèses d'hyménée et des désirs suicidaires, de plusieurs personnages à la fois, rend l'intrigue largement assez dense pour soutenir cette grosse demi-heure de musique.

Hors le duo tendre (n°5) et le final de réjouissante en quatuor (n°7), beaux mais très traditionnels, la partition regorge de belles idées.

N°1. Couplets de la fille du Docteur, qui souhaite se marier. Ecriture très syllabique pour favoriser l'intelligibilité du récit, puisque ces couplets font en réalité partie de la scène d'exposition.

N°2. Couplets de l'Ennui. Lord Harley, patient du Docteur Job, raconte combien la cure italienne prescrite par le médecin fut absolument sans effet sur son mal « amis ou maîtresse, tout me fait bâiller ». Ici aussi, mise en musique très syllabique, destinée à mettre en valeur le texte plaisant.

N°3. Trio de reconnaissance : les deux jeunes gens inconnus pour qui Éva soupirait ne font qu'un, qui se tient devant elle. Bizet fait là une belle démonstration d'ensemble « de stupeur », très en vogue depuis Rossini, avec de nombreux exemples dans l'opéra français du milieu du XIXe siècle. Les modèles sont tellement bien assimilés par Bizet que ce trio se compare aux meilleurs exemples du genre, avec son « orchestre » (cet opéra de salon a toujours été conçu pour piano seul) qui progresse harmoniquement sur un patron rythmique parfaitement récurrent, pour soutenir les entrées en canon des personnages. Je suis frappé par la belle finition de la construction, avec plusieurs récitatifs qui servent de pont entre plusieurs ensembles successifs dont la matière musicale se renouvelle. Et la qualité mélodique en est assez élevée.

N°4. Air de Toby. Révolté par les épreuves imprévues après cette reconnaissance inespérée – le père de famille lui impose des conditions financières impossibles et lui préfère un rival –, Toby exécute une parodie d'air de fureur « Dieu du mal, Esprit fatal »... en forme de valse de salon. (Vous me direz, c'est Meyerbeer qu'a commencé.)

N°6. Duo du duel. Le conseil donné par Toby à Lord Harley pour éviter le désespoir (prendre femme – TW objectification) lui a permis de gagner plus que la somme exigée par le père, mais voilà que le richissime aristocrate désœuvré choisit... sa fiancée ! Duo de défi qui ne se limite ni à la parodie héroïque, ni à la bouffonnerie légère – à mon sens le sommet de l'ouvrage avec le Trio de reconnaissance : l'enjeu dramatique y reste fort, tout en adoptant un ton badin, avec une intensité soudainement variable de la menace. On y voit passer des formules virtuoses qui convoquent les modèles héroïques de l'opéra sérieux – les aigus conjoints en triolets, la cadence du ténor, la double fusée à la tierce chez les solistes. (Par exemple chez Meyerbeer, la virtuosité superposée pour « Des chevaliers de la Patrie » au III de Robert le Diable, ou les ornements de Raoul dans le Septuor du duel au III des Huguenots.)

La parenté thématique, d'une franchise agitée, me paraît patente avec le duo Lorédan-Malipieri de l'acte II d'Haÿdée d'Auber, « Malgré moi l'effroi qui me glace » – c'est d'ailleurs une tournure qu'on rencontre régulièrement dans cet opéra spécifiquement, ces modulations soudaines en ut majeur lumineux où le chanteur égrène des fragments de l'accord de façon animée – y compris dans les mouvements plus modérés, témoin l'aveu d'Haÿdée à l'acte III ,« Ô mon maître je t'aime ». Et cette concordance paraît parfaitement logique : pendant les études de Bizet et lorsqu'il écrit ce premier opéra, Auber était alors le directeur du Conservatoire. Haÿdée, créée en 1847, était un immense succès (plus de 500 représentations au XIXe siècle), encore frais. Il est évident qu'un apprenti compositeur dramatique le connaissait ; qu'il en ait adapté certaines trouvailles, consciemment ou non, paraît parfaitement congruent.

n°9 d'Haÿdée d'Auber.

Distribution particulièrement bien pensée, tous sont dignes d'éloges. Je découvrais Anaïs de Faria, soprano aux graves particulièrement naturels, et à la déclamation précise et éloquente, aussi bien en chantant qu'en parlant ! Et, parmi les retrouvailles, plaisir tout particulier d'entendre Ronan Debois, belle résonance et diction toujours aussi généreuse et expressive.

Accompagnés par Emmanuel Olivier sur le piano de Pauline Viardot (un Érard de 1898), aux caractéristiques très singulières : aigus nets et chaleureux, médiums brouillés, graves très larges, et évolution du son au fil de la tenue et des itération – un même accord répété va changer de couleur. Ainsi les formules très simples d'accompagnement paraissent se renouveler sans cesse, jusque dans leurs répétitions. Au prix de la perte de toute clarté harmonique, mais il est toujours passionnant d'entendre les équilibres tels qu'ils étaient pensés et réalisés en leur temps.


Données brutes

Concert du 5 avril 2025 à la Villa Viardot, dans le cadre du Second Festival Georges Bizet, organisé par les Amis de Georges Bizet, présidé par Hervé Lacombe et dirigé par Sylvie Brély, à l'occasion des célébrations du 150 anniversaire de la mort de Bizet dans cette même ville de Bougival.

https://lesamisdebizet.com/

Anaïs de Faria, soprano : Eva

Clément Debieuvre, ténor : Toby

Ronan Debois, baryton-basse : Lord Harley

Arnaud Marzorati, baryton : le Docteur Job

Emmanuel Olivier : piano, valets et direction

David Le Marrec

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