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Connaître au sens juanesque


Il en décline beaucoup, mais on peut commencer par ici :

LE DIABLE
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tapissier,
Chef d'orchestre, tailleur, cuisinier ? ...

DON JUAN
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dame ! il sied
Que la faute chatoie, intéresse et rutile !
Pourquoi donc es-tu noir, au fait ? C'est inutile.
C'est un peu bête.

LE DIABLE
. . . . . . . . . . . Ah ! oui ?

DON JUAN
. . . . . . . . . . . . . . . . . Qu'est-ce qui t'a fait ça ?

LE DIABLE
L'encrier que Luther à ma tête lança !

DON JUAN
Je t'aimais mieux en vert.

LE DIABLE
. . . . . . . . . . . . . . . Tu m'as vu ?

DON JUAN
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L'Eden ! Eve !

LE DIABLE
Tu m'as ? ...

DON JUAN
. . . . . . . . . J'étais Adam !

LE DIABLE
. . . . . . . . . . . . . . . . . . Tu t'en souviens ?

DON JUAN
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . En rêve.
Je crois nous voir encor sous le pommier bossu.
Quel est ce grand secret qu'alors nous avons su ?
Nul ne l'a jamais dit... J'étais le premier homme.
Je mordais dans la pomme... et je vis, dans la pomme,
Souple et blanc, - comme toi, dans l'arbre, souple et vert, -
Onduler ton affreux diminutif...

LE DIABLE
. . . . . . . . . . . . . . . . . . Le ver ?

DON JUAN
Je crache ! et tu me dis : « Dans une autre il faut mordre. »
Je vois dans l'autre fruit le même ver se tordre ;
Je crache ! Tu dis : « Mords dans les autres ! » Je mords :
Un ver ! Je mords : un ver ! Je mords : un ver ! Alors :
« Tout beau fruit, nous dis-tu, n'est qu'un ver qui se cache.
Voilà ce grand secret qu'il ne faut pas qu'on sache.
Essayez maintenant de vivre en le sachant ! »

LE DIABLE
Essayez !

DON JUAN
. . . . . . Nous avons réussi sur-le-champ.
Le feuillage où, depuis, la Femme se dérobe,
Nous octroya le vice en nous donnant la robe,
Et le moyen par nous fut bientôt découvert
D'oublier un instant que tout contient un ver !

LE DIABLE
De là Don Juan.

DON JUAN
. . . . . . . . . De là le héros qui se venge
Et crie en s'éloignant : « Lève ton glaive, Archange,
Pour garder le jardin du maître généreux
Qui nous a fait cadeau d'un arbre aux fruits véreux ;
Quant à moi, j'y renonce, et, lâchant avec joie
L'échelle de Jacob pour l'échelle de soie,
Je ris du Paradis qu'aux purs vous réservez,
Car, pour un de perdu, mille de retrouvés ! »

LE DIABLE
Mille et trois ! - Je ne suis pas très enthousiaste
D'une explication qui sent l'Ecclésiaste !

[Edmond ROSTAND, La dernière nuit de Don Juan (1921), I,4]

Un joli moment assez révélateur de l'esprit de l'oeuvre, avec un Don Juan fanfaron et raisonneur - la pièce se réduit quasiment à son dialogue avec les personnages de l'enfer. Ici, c'est avec le montreur de Polichinelle, qui se révèle être le diable.

On trouve toujours quelques traits assez hugoliens dans la langue de Rostand, qui semblent surnager en forme de réminiscences au milieu d'une esthétique générale qu'on a déjà décrite. L'encrier de Luther et le défi de l'Archange ont la résonance formidable, l'élan épique, l'écho mythique qui sont propres au meilleur Hugo - il n'est que de comparer... Ces sentences, ces défis sont assez caractéristiques.

Côté Rostand, la défragmentation du vers jusqu'à sa dislocation, son éloignement du sens de la phrase (voir en particulier la question de la rime dans notre notule autour de La Samaritaine) sont poussés très fort dans la pièce, et les moments les plus réussis sont précisément ceux, comme ici, où la discordance entre rythme et sens devient plus raisonnable.

Le sens, précisément, est assez amusant ici. Don Juan, quoique revendiquant non sans forfanterie son caractère unique, s'identifie à l'humanité tout entière, et nous livre le fin mot de l'histoire de la pomme.

[Lire la suite : autres exemples dans le même domaine et téléchargement de la pièce.]

Genèse III
1. Or le serpent était le plus fin de tous les animaux des champs que l'Eternel Dieu avait faits ; et il dit à la femme : Quoi! Dieu a dit, vous ne mangerez point de tout arbre du jardin ?
2. Et la femme répondit au serpent : Nous mangeons du fruit des arbres du jardin ;
3. Mais quant au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez point, et vous ne le toucherez point, de peur que vous ne mouriez.
4. Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez nullement ;
5. Mais Dieu sait qu'au jour que vous en mangerez, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des Dieux, sachant le bien et le mal.
6. La femme donc voyant que [le fruit] de l'arbre était bon à manger, et qu'il était agréable à la vue, et que [cet] arbre était désirable pour donner de la science, en prit du fruit, et en mangea, et elle en donna aussi à son mari [qui était] avec elle, et il en mangea.
7. Et les yeux de tous deux furent ouverts; ils connurent qu'ils étaient nus, et ils cousirent ensemble des feuilles de figuier, et s'en firent des ceintures.
[...]
22. Et l'Eternel Dieu dit : Voici, l'homme est devenu comme l'un de nous, sachant le bien et le mal; mais maintenant il faut prendre garde qu'il n'avance sa main, et aussi qu'il ne prenne de l'arbre de vie, et qu'il n'en mange, et ne vive à toujours.
23. Et l'Eternel Dieu le mit hors du jardin d'Héden, pour labourer la terre, de laquelle il avait été pris.
24. Ainsi il chassa l'homme, et mit des Chérubins vers l'Orient du jardin d'Héden, avec une lame d'épée qui se tournait çà et là, pour garder le chemin de l'arbre de vie.
Genèse IV
1. Or Adam connut Eve sa femme, laquelle conçut, et enfanta Caïn ; et elle dit : J'ai acquis un homme de par l'Eternel.

Don Juan, lui, postule que la connaissance du bien et du mal est en réalité la connaissance du plaisir (la pomme offerte par le serpent) et la connaissance de la mort (le ver toujours menaçant).
Et, précisément, il se targue d'oublier la mort dans les plaisirs et de braver la damnation par ses souvenirs, avec un jeu, un peu plus loin dans le texte, entre la connaissance au sens général et la connaissance au sens biblique.

Il se révèle, à la fin de la première des deux parties de la pièce, qu'une fois le vaste catalogue déchiré et les femmes masquées, les souvenirs lui manquent totalement, et qu'il n'a jamais rien saisi que les mensonges qu'on lui a offert - la morale est sauve, tout de même. Ce qui remet bien évidemment en cause a posteriori cette jolie exégèse.

On voit par ailleurs que Rostand souligne à l'envi les implicites de façon parfois un peu lourde (y compris dans son chef-d'oeuvre Cyrano), alors qu'on les sentait, même si on n'aurait pas osé les formuler, de peur de les démonétiser de façon un peu prosaïque. Ainsi, par exemple, « un de perdu, mille [et trois] de retrouvé », encore que c'en soit un exemple parfaitement défendable.

--

Mais le principe est aussi, en plus de la métaphysique de Don Juan pas très vertigineuse ici, de s'amuser avec le divin, comme c'était le cas particulièrement à ce moment-là. Qu'on songe à Vigny et Nerval, avec leur Christ blasphématoire de Gethsémani, jusqu'aux frontières de l'athéisme ; qu'on songe aussi à Théophile Gautier, avec sa malicieuse et irrévérencieuse Larme du diable, un Mystère à lire, et dont la seule fin ménage un retour à un peu d'ordre dans un paradis un peu fantaisiste ; qu'on songe enfin aux fantaisies d'Anatole France, dont la Thaïs décrit non sans délices les déboires du pauvre Paphnuce [1], rencontrant à chaque coin de désert des gentils plus encore convaincus que lui.
Ce Don Juan-là s'inscrit dans cet esprit, sans en avoir, à mon sens, toutes les qualités. Mais enfin, c'est un objet amusant.

Et les lutins jetteront d'autant moins la pierre à ce genre d'amusette qu'ils y ont déjà sacrifié, que ce soit dans le cadre d'un défi primesautier ou pour la fantaisie d'écrire une suite à Faust, dans un mauvais goût et une irrévérence à bon marché qui ne sont pas tout à fait étrangers à ce Rostand-là :

SCENE II

(La scène est au paradis. Le Bon Dieu, mollement appuyé sur son fauteuil magnificent, tout de nuages dorés, somnole avec ennui. Quelques âmes jouent au jeu de paume et au golf au fond de la vallée de nuages.)

LE BON DIEU, avec langueur
Lucifer !

SATANAS
Mon cher maître et compagnon de dés,
Lucifer s'est pris froid : car tu as décidé
Quelques millions de siècles ont passé depuis,
De priver du soleil l'abîme comme un puits.
Au sortir d'un rôti réjouissant de Saints
Embrochés et hurlants, sortant dans l'air malsain
Que tu maudis, en sueur, l'aquilon le saisit.
Le pauvret est au lit ; Méphisto en rosit
D'effroi, lui qui refuse à Ta Puissance un mot,
Depuis que mystifié,

THERESE D'AVILA
. . . . . . . . . . . . . . Un comble!

SATANAS
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . des marmots
Déloyaux, séducteurs, éhontés, méprisant
Les pactes infernaux, lui prirent Faust gisant.

LE BON DIEU
Je suggérai c'est vrai une loi parallèle,
Traitée dans cette affaire avec un as dans l'aile,
Je coupai, je le sais, alors que j'en avais.
J'étais bien jeune alors –
. . . . . . . . . . . . (aux anges, il fait un signe)
. . . . . . . . . . . . . . . . . . portez-lui un duvet.

ANGELOTS
A Méphistophélès ?

SAINT FRANCOIS
. . . . . . . . . . . . . . . Lucifer, millebuses !

(Les anges, munis d'une couette immaculée faite des plumes de Liberté, descendent vers l'abîme.)

LE BON DIEU
Satanas, s'il te plaît, fais qu'il se désabuse,
Au nom du verre d'eau que je fis de ton pleur, [2]
Convainc mon Méphisto, j'attends, sois enjôleur.

SATANAS
Bien que je sache trop les nombreux tours pendables
Que Tu nous joues, j'accepte un respectable
Contrat : que je revoie Alix, attendri,
Et Blancheflor, ému, de ma haine amoindri ;
Ces angelotes lestes en amour, offertes,
Ont grandement frappé attentives, inexpertes,
Ce qui pouvait rester d'âme au vieux diable habil.

LE BON DIEU
Qu'il te soit donc permis d'entendre leur babil,
Souvenir de ta larme et de ce que je blâme
Ma grande promptitude à tôt bannir ta flamme ;
Mon Eternité sotte est bien punie d'ennui,
Mais Mon Verbe est sans fin !

SATANAS, à part
. . . . . . . . . . . . . . . . . . Le Vieux baisse en Q.I. .
(haut)
Merci, mais mon salon est peuplé d'âmes fines,
Ô Créateur !

SAINT-PIERRE, depuis son portique
. . . . . . . . . Flagorneur!

VIRGO MARIA
. . . . . . . . . . . . . . . . . . Mais charmeur...

SATANAS
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je m'incline,
Sois exaucé ! Par moi Méphisto sera vu.

SAINT-PIERRE, bougonnant
Exaucé ! L'insolent ! Et moi qui suis pourvu
A la porte, aux vents froids des cîmes très-célestes,
Pour l'oubli, presque rien, d'un nom dans la bateste.

CHRIST
Et vous vous rattrapez, Simon, admonestant
Les souliers d'arrivants, les juifs, les protestants,
Recevant Mahomet - Ciel ! - comme un faux prophète !

SAINT-PIERRE
Eh quoi! Cet arrogant qui sans être pompette
Parle à Dieu, utilise à son profit le fer,
Fait passer Jéhovah pour un dur Lucifer,
Fait abjurer chacun et reçoit allégeance,
Règlemente tout seul, mais Te dit Dieu-Vengeance ?

ABBE SUGER
Je le conçois Simon ; cependant bien désert
Est notre paradis : saints reçus en enfer,
Lettrés entrés qui fuient, ennui de ce qui restent ;
N'était l'Eternité, excepté ceux qui siestent,
L'indolence serait mortelle, pardonnez !
Accueillant le guerrier, tous ses subordonnés,
Ceux qui obéissants se disent, pour le suivre
Accepteront, placés à son côté, d'y survivre.

VOIX DE MEPHISTOPHELES, depuis l'Enfer
Cruelle politique! Ah, plaignons leur destin !
Tu es doué, l'abbé! Viens donc à nos festins !

LE BON DIEU
Puisqu'il n'est pas bien loin, Satanas, fais ton oeuvre !

SATANAS
Il faudra qu'il oublie la dernière couleuvre...
Lokke, j'arrive !
(Satanas disparaît dans un tourbillon de flammes.)

MARIE DE MAGDALA
. . . . . . . . . . . . . Quel feu, fougeux Satan !

VIRGO MARIA
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ci-fait !
Je dois bien avouer que, sans être surfait,
Le Saint-Esprit avait fort moins fière tournure !

SAINT JOSEPH
Et moi donc, du pater piètre caricature !

BELZEBUTH, jetant un oeil ; Freud, depuis le purgatoire, le regarde avec défiance et approbation
Il est temps de le voir, le Vieux Père jamais
Son Oedipe n'a pu résoudre et il soumet,
Faute de mère, tout à une virginale
Fonction, quitte aux maris faire vie infernale !

PETIT GROUPE DE DEMONS, en habit de commedia dell'arte, chantant
Cette loi, une aubaine et un droit, les cocus
Nous livre pour leurs meurtres ; ceux qui ont survécu
Parmi les adultères ont aussi une chambre.
Hélas celle-ci sent le soufre plus que l'ambre !

(Tandis que le refrain des démons est repris sans fin, une nappe flamboyante accompagne la descente vers les parties inférieures de la Création.)

[Faust III, scène 2]

On a assez dérivé depuis l'objet premier de la notule, rompons ici.

--

Lectures :


Oui, Rostand n'était pas précisément à la pointe du progrès, mais ça, on le savait.

Sur CSS :


Notes

[1] Paphnuce est devenu Athanaël dans le livret de Gallet / Massenet, pour éviter les rimes douteuses depuis les étages les plus élevés du théâtre.

[2] C'est précisément le dénouement d'Une larme du diable de Gautier. De même que les références à Alix et Blancheflor. Ce jeu a d'ailleurs pris naissance à la lecture du texte de Gautier, qui n'était pas versifié, par bête émulation.


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Autres notules

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Commentaires

1. Le vendredi 19 juin 2009 à , par Didier da :: site

J'ai toujours beaucoup aimé (coupablement ?) les alexandrins disloqués de Rostand. Je suis également friand de scènes paradisiaques ou infernales (de Milton à Pessoa, Satan, quel personnage !). Vous comblez donc d'un seul coup plusieurs de mes vices, cher David, merci. Je m'en vais lire Gautier.

2. Le vendredi 19 juin 2009 à , par Didier da :: site

Délicieuse, cette Larme du diable ! Gautier y exploite à merveille les ressources comiques de la prosopopée. Ayant 38 de fièvre et des sueurs froides, j'avais bien besoin de rire... merci encore.

3. Le vendredi 19 juin 2009 à , par DavidLeMarrec :: site

Je partage volontiers cette culpabilité-là. Mais tout dépend où et comment ; dans les pièces mineures, le ronronnement de l'ensemble en pâtit tout de même un peu.

Cette Larme, sinon, est bien un bijou. Plus encore que les prosopopées, ce sont les détournements à coup de bon sens qui m'amusent beaucoup. Gautier ne résout d'ailleurs pas la tension entre l'enfer intéressant et l'enfer mauvais.

Je suis juste un peu réservé sur la fin, qui aurait tout de même pu tenter un peu plus d'audace, qu'on rigole encore un peu.

Bon (et prompt) rétablissement à vous !

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David Le Marrec

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