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Toujours plus fort - (Edmond ROSTAND, La Samaritaine)



Un onagre d'Iran qui, considérant son tour de taille, ne sera certes pas accusé par nous d'être podagre.


On a vu que Rostand, en termes de rimes, peut tout oser. Eh bien, tout n'est peut-être pas assez.

[Et un mot sur l'économie du vers de Rostand, tant qu'on y est.]


Ainsi La Samaritaine, Evangile en trois tableaux, fait-elle parler le Centurion du deuxième tableau :

Douze robes suivaient, sombres, la robe blanche.
Et ce groupe, en causant, s'en vint jusqu'à ce lieu
Où des Juifs très dévots, pour honorer leur Dieu,
Font le change, installés à de petits tables,
En se servant de poids rarement véritables.
Et sur le sol de ce temple étonnant, où l'on vend
De tout, du sel, de l'huile et du bétail vivant,
Traînent de vieux morceaux de cordes et de brides.
Tout d'un coup, je vis l'homme aux vêtements candides
Prendre un de ces morceaux, le tordre, et je le vis
Fouetter tous les vendeurs qui couvraient le parvis,
Et tous ces marchands, même les plus podagres,
Fuyaient, fouettés par lui, tel un troupeau d'onagres !
Et lui fouettait toujours, d'un geste furieux.
Et le peuple acclamait. C'était très curieux.
Nous autres, les Romains, cela nous faisait rire...
Cet homme ne peut pas inquiéter l'Empire.

--

Il fallait tout de même avoir la fantaisie d'aller chercher cette sacrée rime !

C'est l'occasion de toucher un mot de cette pièce, puisqu'on a déjà abordé Rostand plusieurs fois dans ces pages (voir ci-dessous, à l'envoi après la conclusion, où nous en touchons un mot).

--

2. Un Mystère

Ceux qui veulent lire le peuvent, c'est court et se trouve sur Gallica (cliquer sur la petite disquette pour pouvoir enregistrer au format pdf, et sinon demander en commentaire...).

L'oeuvre (1897) s'inspire en réalité de la forme des mystères médiévaux. Trois tableaux : prédication à Photine, la coquette aux nombreux amants, près du puits de Jacob ; prédication de Photine dans Sichem ; retour au puits de Jacob et acclamation de Jésus par le peuple entier de Sichem. Le tout est introduit par une première scène où les trois patriarches Abraham, Isaac et Jacob annoncent un peu, à la façon d'un Prologue ni très didactique, ni très subtil, le lieu et l'intrigue - en substance, qu'il y a un puits et qu'on va voir le Messie.

Le contenu en est très limité, puisqu'il s'agit strictement (bien loin de la fantaisie des Mystères !) d'une paraphrase de Jean, IV, qui mêle en outre des reformulations de paraboles contenues dans l'ensemble des Evangiles, de façon assez exhaustive, presque appliquée. Simplement, la samaritaine porte le nom de Photine, comme la sainte de Samarie associée, dans la tradition orthodoxe, avec la femme croisée au puits de Jacob. Et, en lieu et place de la parole assez ambiguë qu'elle lui adresse chez Jean (Comment ! toi qui es Juif, tu me demandes à boire à moi qui suis une femme samaritaine ?), dont on ne sait trop si elle est étonnée ou hostile [1], Rostand développe un argumentaire très méprisant. Avant que les deux ne se raccommodent pour rivaliser dans la reformulation des paraboles bien connues.

Cette diatribe amère est rendue compréhensible par la deuxième scène du premier tableau, très pédagogique, qui expose les raisons de l'inimitié théologique entre Samaritains et Juifs, de façon à la fois très exacte et très nette. On retrouvera, jusque dans l'adoration, des pointes dirigées contre Elisée [2]. Sans parler des nombreuses références au Mont Garizim.

Le troisième tableau est tout entier une scène d'adoration sans mélange, assez étonnante lorsqu'on voit le goût de Rostand en d'autres lieux pour les sentiments mêlés, permis par la forme dramatique. Il s'agit véritablement d'une pièce édifiante, assez brève, dont le propos est assez largement la refonte en vers de paraboles. Ce troisième tableau achève alors l'oeuvre dans une exultation assez univoque, sorte de Friedenstag spirituel.

Dans un souci de justification permanent, Jésus explique même que les contradictions entre ses paroles sont dues à la nécessité, en substance, de sortir ses disciplines en douceur des ombres factices de la Caverne - justifiant par là très obligeamment les incohérences futures de ses narrateurs évangélistes.
On peut même relever un acharnement assez peu chrétien sur la personne du grand prêtre simili-pharisaïque, avide de l'ignorance des foules et du prestige de sa fonction, sans jamais chercher à débrouiller le vrai du faux chez le Messie sous son nez. De même pour Judas, qui est accusé de voler, alors que l'exégèse sérieuse en fait plus un sicaire trop rigoriste (sans compter tout le courant qui le considère comme l'expression providentielle de la nécessité) qu'un hypocrite avaricieux.
Parmi les bizarreries, on a aussi remarqué l'étrange répartition entre la blondeur de Marie de Magdala et la rousseur de Photine, alors que la logique symbolique serait plutôt dans le sens contraire, à ce qu'il nous en semble. Et l'inversion de pronoms personnels suffisait à le résoudre dans le vers...

On peut aussi s'amuser de la répartie de Pierre, mini-mise en abyme :

LE DISCIPLE, montrant une bourse vide
Rien.

(Il remonte. - Tous se regardent.)

PIERRE
. . . . Déjà ?

ANDRE, hochant la tête
. . . . . . . . . . Hum !

JACQUES, à mi-voix
. . . . . . . . . . . . . . . . Judas nous vole. Prenons garde.

JEAN
Quand on le dit au maître, il sourit, le regarde,
Et répond : « Il le faut, qu'il aime trop l'argent ! »

PIERRE
Venez !

(Ils vont pour sortir. Au moment où ils passent la porte, cris dans la foule.)

LA FOULE
Les Juifs s'en vont ! - Chiens ! - Pourceaux ! - Voleurs !

PIERRE, doucement à Jean
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jean,
Je crois bien qu'il n'y a...

LA FOULE
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ladres ! - Rogneurs d'oboles !

PIERRE
... De bons Samaritains que dans les paraboles !

(Ils sortent.)

(Oui, les disciples ne sont pas franchement flattés.)

--

3. Rostand toujours

On retrouve cependant dans ce Rostand mineur plusieurs traits assez caractéristiques. Le vers est très souvent défragmenté, partagé entre plusieurs personnages, en particulier pendant les scènes de foule, mais juste dans les dialogues plus fournis - les tirades vastes sont assez rares sur l'ensemble du parcours. Ces scènes de foule ne servant qu'à asseoir le propos édifiant, il est vrai que l'esprit n'y souffle pas vraiment comme dans Cyrano. En revanche, certaines réparties du Christ à coups de références à ses actes connus par les Evangiles (en ce sens, plus de l'ordre de l'exaltation liturgique que de la vraisemblance dramatique) sont assez probantes.

UNE FEMME, s'avançant et se prosternant
Je m'étais, jusqu'ici, dans la foule cachée :
J'avais peur que ton oeil sévère me jugeât !

JESUS
J'ai relevé la femme adultère, déjà.

UN MARCHAND
Me pardonneras-tu, fouetteur de mes semblables,
D'avoir trop négligé les trésors véritables
Pour chercher à gagner les trésors du moment ? ...

JESUS
J'ai chassé les vendeurs du temple seulement.

L'IVROGNE
Me pardonneras-tu, prophète de l'eau vive,
De n'avoir aimé de façon exclusive
L'eau pure que ton Père à boire nous donna ? ...

JESUS, souriant
Je l'ai changée en vin aux noces de Cana.

La versification elle-même n'échappe pas à quelques chevilles (plus sensibles dans une oeuvre plus faible), et la rime, marque distinctive de ce poète-là, manque souvent d'évidence, surtout pour un tel sujet.

Le vers de Rostand manque souvent d'évidence pour trois raisons simples.

  • Le vers ne coïncide pas, non seulement avec les groupes syntaxiques, mais de surcroît avec la phrase même. Beaucoup de débordements autour de l'unité métrique.
  • Souvent, des mots grammaticaux non pourvus d'un sens fort son placés à la rime (même des articles...), ce qui, n'étant pas naturellement accentués, ne permet pas bien de saisir le contour du vers, surtout à l'audition.
  • Enfin, très souvent une chute peut se trouver sur le premier membre d'une rime - l'effet sonore de retour ne peut donc pas jouer, puisque c'est la première fois qu'on entend ce son, et que sa réitération ne proviendra qu'à la phrase suivante.


Ce n'est pas nécessairement une faiblesse ; mais en cela, il faut le lire à l'inverse de Racine - dont on gagne à atténuer le ronronnement, en attachant les vers les uns aux autres, en ponctuant fortement en dehors des unités de six : chez Rostand, il ne faut pas hésiter à bien faire sonner la rime, sans quoi on risque de la perdre dans un mouvement inopportunément prosaïque.

Enfin, pour l'amusette, on a remarqué une jolie rime sudiste de ce marseillais de naissance :

PHOTINE
« [...] Heureux les attristés ! Heureux les fatigués !
Ceux-ci reposeront, ceux-là seront gais ! »

Certes, il existe une licence pour gai, mais tout de même, à l'oeil, le sudisme est plaisant.

--

4. La Cchute

Jésus accuse (un comble dans une pièce datant de la toute fin du XIXe siècle !) la prière juive traditionnelle d'être trop longue et trop ritualisée jusqu'à, nous dit-on, faire sommeiller. Il est vrai que la simplicité biblique des Evangiles a tranché, mais c'est à condition d'oublier ce qu'est l'Eglise catholique - même si, on en convient, son degré de complexité n'approche pas les commentaires extratalmudiques.

Cela nous vaut comme chute - on ne percevait pas trop comment, dans ce ressassement de choses connues, et dans l'exaltation sans aucun enjeu théâtral de la troisième partie [3], on pouvait s'en échapper avec les honneurs - un pater noster en version versifiée.

On laissera le lecteur juge des contorsions et aussi du charme de l'exercice.
En relevant simplement l'élégance de la fin confiée à Photine, et par ailleurs la bizarre apparition du Malin sous cette forme médiévalisante, sans grand rapport avec cet environnement culturel et cet enseignement-là. [Pas plus que le luth, direz-vous...]



LE PRETRE
Mais pour plaire au Seigneur ?...

JESUS
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L'acte seul plaît à Dieu !

LE PRETRE
Mais enfin on prîra tout de même ?

JESUS
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Très peu.
- N'imitez pas ceux-là qui trouvent excellentes
Leurs prières sans fin, monotones et lentes :
Car ils sont une meule et ne sont pas un luth !
Ils partent pour prier, mais, oublieux du but,
Ils s'endorment bientôt au rythme des formules,
Comme les cavaliers au pas berceur des mules !
Priez dans le secret. Ne priez pas longtemps.
C'est être des grossiers qu'être des insistants.
La meilleure prière est le plus clandestine.
Priez... comme j'appris à prier à Photine.
(En parlant, de sa main qui pèse doucement sur l'épaule de Photine il la fait agenouiller.)
Oui, d'où que vous soyez, de Sichem, de Sion,
Quand vous voudrez prier, sans ostentation,
Sans inutiles cris, sans vaine mélopée,
Sans qu'avec votre front la terre soit frappée
, Et sans plus vous tourner, pour plaire à l'Elohim,
Ni vers Jérusalem, ni vers le Garizim [4],
Puisque c'est en tous lieux qu'est le Père Suprême...

PHOTINE
Mais en fermant les yeux, tout bas, presque en vous-même,
Puisque c'est là surtout qu'il est à tout moment,
Quand vous voudrez prier, dites tout simplement :
« Père que nous avons dans les cieux, que l'on fête
Ton Nom ; qu'advienne ton Royaume ; que soit faite
Ta Volonté sur terre ainsi que dans le ciel ;
Notre pain, aujourd'hui, supra-substantiel,
Donne-le-nous ; acquitte-nous des dettes nôtres,
Comme envers nous, des leurs, nous acquittons les autres ;
Ne laisse pas nos coeurs tentés être en péril ;
Mais nous libère du Malin. »

LA FOULE
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ainsi soit-il !

(Rideau.)

--

5. Et ensuite ?

Il n'existe pas de mise en musique à notre connaissance - et c'est assez logique, ce n'est plus trop le genre des musiciens à cette date, cette dévotion trop littérale. Passé le Déluge de Saint-Saëns, et qui est déjà bien plus libre vis-à-vis de la littéralité des Ecritures, on ne trouve plus guère d'oeuvres de cette farine - surtout parmi celles, plus audacieuses, qui sont passées à la postérité.

Autres apparitions d'Edmond Rostand sur CSS :


Notes

[1] Contrairement à ce que certains prêtres ou catéchistes colportent avec quelque légèreté, elle ne lui offre nulle part à boire, en réalité.

[2] Le maître du du prophète Elisée, Elie, est l'auteur du schisme pour les Samaritains... Car les Samaritains pratiquaient (et les quelques centaines restantes pratiquent toujours) une religion fondée sur le Pentateuque, tout en refusant la centralité ecclésiastique et liturgique de Jérusalem (eux préfère le Mont Garizim). Ils ne se considèrent pas comme Juifs et les Juifs non plus (ils les assimilent même aux envahisseurs assyriens). Cependant, l'Etat d'Israël, suivant les préoccupations d'unité de Jésus dans cet épisode, les comptabilise comme juifs.

[3] En effet, la première partie est dévolue à la conversion de Photine, tandis que la deuxième met en scène la conviction de la population de Sichem. Aucun enjeu purement théâtral ou narratif, en dehors de la célébration, dans la troisième.

[4] Celle-ci mérite les honneurs.


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