Carnets sur sol

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La langue oxydable

La note prévue hier ayant été reportée pour cause de grande enquête sur un sujet connexe, revenons à notre propos - même si l'introduction en est, du coup, un brin caduque - ou du moins contradictoire avec la précédente notule.

Nous devions, après quelques années d'attention, fournir un point d'étape, en quelque sorte, sur le surgissement et le galvaudage d'expressions dans le langage courant, ou du moins journalistique.

Reprenons :

Il semblerait que les stigmates se soient fortement évaporés depuis que le chaste foulard des jeunes filles pudiques ou le sain émoi des jeunes gens excentrés contraints à l'inactivité ne constituent plus le premier sujet d'intérêt.

Toujours par cette empathie terminologique [1], un mot lâché dans le jeu permanent d'intercitation de la presse devient pendant quelque temps proverbial, entre temporairement dans une expression figée. Malgré sa mise à distance. Initialement fidèle à des propos tenus, effort stylistique de métaphorisation, ou encore lié à une ironie volontaire, ce genre de formule, réemployé de façon inévitable par chaque commentateur, se vide rapidement de sa substance pour ne plus désigner que l'objet précis dont il est question, privé de toutes ses nuances originelles. La polysémie se dissout dans le contexte.
On pourrait proposer, en quelque sorte, que le signifiant ne renvoie plus à un signifié, mais à un référent unique. [C'est-à-dire, plus clairement, que le mot employé, au lieu de contenir un concept appliquable à diverses situations, ne désigne plus qu'un exemple, une occurrence précis. [2] Est privé de sa complexité, de sa richesse, de ses connotations d'origine.]




A présent sont survenus les pieds nickelés de l'humanitaire - non, il n'est pas acceptable de dire des associatifs maladroits, des héros amateurs, des grands coeurs louches ou des heautontimoroumenoï. Des pieds nickelés de l'humanitaire, les voilà essentialisés sans retour. Et qu'importe qu'on puisse prendre le parti de louer leur courage inconscient ou se défier de leur ingénuité peut-être feinte dans un commerce aux débouchés certains - ils demeureront pieds nickelés de l'humanitaire.
Ce qui est, au fond, à la limite de biaiser le propos par moment, sous-entendant immanquablement, quel que soit le contexte ou la position adoptée, une dimension tout à la fois généreuse et combinarde.




On sait bien que ce réflexe indispose légèrement Carnets sur sol, à plusieurs titres. D'abord [3] parce que, si nous sommes absolument horrifiés du respect tremblant de la langue française (qui porte en abomination négologismes et emprunts), on rencontre ici une absence d'adaptation du propos à l'objet décrit, à travers une langue standardisée, qui ne connaît plus les nuances. Et ce, alors même qu'on convoque un vocabulaire qui n'est pas pauvre - l'excuse de l'accessibilité n'est donc pas de mise. Et de même que pour les stigmates ou le Grenelle [4], l'usage de ce terme tout à la fois :

  • opacifie le discours pour celui qui ne maîtrise pas la référence ;
  • déforme la référence originale, en anesthésie la spécificité ou même le sens ;
  • oriente le propos de façon erronée.

Tout cela pour de l'esthétisme un peu vain, à bon marché volé chez les copains - ce qui épargne, il est vrai, de repenser la définition de la situation...

Même en considérant qu'il s'agisse simplement d'une volonté de citation, on diagnostique en fin de compte une absence de recul sur ce qui est dit - c'est-à-dire sur l'expression employée, mais surtout, plus grave, sur la définition de l'évènement, dont on se contente de reproduire la désignation préalable par les collègues, sans plus l'interroger...

On sera aussi agacé, inévitablement, par cette abondante nourriture irréfléchie et répétitive, serinant le même cliché à longueur de semaine au pauvre lecteur/auditeur. Jusqu'à vider toute chose de son sens, à changer l'événement en image d'Epinal. Ici aussi, un corollaire plus grave : la pénétration idéologique, dans certains cas. Notamment par l'empathie terminologique [5]. Si bien qu'à son corps défendant, l'article peut promouvoir une vision du monde. Qui n'a pas lu une copie d'étudiant quasiment vingtenaire à qui l'on demande l'analyse de procédés de persuasion, et qui produit une répétition moralisante et servile des clichés de la presse qu'il est censé dépecer n'a peut-être pas conscience de la force de cette inertie linguistique sur les esprits - en toute ingénuité de la part des journalistes, c'est probable.




Cela dit, une fois nos réserves exprimées sur le principe, il faut bien convenir qu'en l'occurrence, à défaut de rendre compte du réel avec la rigueur qu'on souhaiterait, l'image des pieds nickelés rend un joli hommage à cette antique bande dessinée ; la référence est moins incommodante que concernant les stigmates ou le Grenelle car, purement littéraire, elle ne porte pas les connotations profondes que revêtent respectivement dans le domaine de la pensée religieuse et morale, ou de la méthode politique, ces deux autres expressions. De surcroît, il n'y a pas ici de réel contenu idéologique comme c'est le cas, par exemple, dans l'adoption immédiate de la terminologie « altermondialistes » ou « faucheurs volontaires ».

Bref, en somme, la manifestation inoffensive d'un syndrome plus préoccupant sur la duplication de la pensée propre au journalisme. Pas de quoi crier

Au loup !

Juste assez pour produire une note, méditer ces dispositions, et demeurer vigilant (et amusé) face à ces glissements de terrain linguistiques. [6]

Notes

[1] Voir note 5.

[2] C'est une expérience intéressante qu'on peut réaliser en Chine ou au Japon, où certains concepts transversaux n'existent pas. On ne peut pas désigner une "table basse", par exemple, par un terme générique de "table" ou par un autre type de table, un "bureau", admettons. Contrairement à ce qui se passe chez les indo-européens, on n'est pas compris dans le cas.

[3] On aurait aussi pu invoquer le dépouillement frustrant des propriétés de la langue pour qui « aime les mots » - mais il est peut-être superflu de convoquer un cliché (un peu vain de surcroît) pour en combattre un autre - d'une plus grande inocuité, comme on le verra. En outre, la langue est conçue avant tout pour être utilisée, ce qui suppose liberté et souplesse. Enfin, la note 2 de ce billet fournit quelques pistes de relativisation culturelle sur ces questions de perte de conceptualisation...

[4] Dans ce cas, on se situe même dans le domaine du contresens.

[5] Sur l’ « empathie terminologique », on peut se reporter aux pensées passées de CSS : (1) Bon client, qui aborde le principe de reprise mise à distance sous forme de citation, mais répétée jusqu'à la « neutralisation » de l’expression et son introduction dans la langue courante. // (2) Tournebouleversante surpréfaction, qui en propose l'application sur la transmutation des antimondialistes. // (3) Magie du verbe, autour du pouvoir créateur de ces expressions.

[6] Et c'est ici où nous fulminons contre le galvaudage d'innocents substantifs pacifiques ! Nous voudrions employer dérive dans son sens premier de long glissement, et chacun risquera de comprendre que nous formulons un jugement aussi négatif que sentencieux...


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Commentaires

1. Le vendredi 2 novembre 2007 à , par jdm

Bonsoir David,
une fois de plus, ta plume saigne pour la rédemption de notre langue et nous sommes à ton côté, le graal à la main (ou bien dit-on "gardale" à Bordeaux ?).
Nous parleras-tu un jour de ces glissements tectoniques qui font de La Mecque un sacré lieu omniprésent, même chez tes ancêtres ou cousins, même pour les plus fins de nos chercheurs.
Tu es notre pierre d'angle du parlement, deviens notre pierre noire, nous nous tournons vers toi* et nous t'en prions.

* exercice difficile, car notre clavier est orienté vers l'est...

2. Le vendredi 2 novembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site

Illustration sonore introductive.

Ah oui, pas mal, effectivement ! Mais je ne peux pas diaboliser tout le lexique imagé non plus... Déjà que je suis devenu l'icône de la dissection exégétique dans la dissémination des stigmates, je ne puis en accepter plus, sur mon âme, ce serait péché d'orgueil.

Illustration sonore conclusive.

3. Le samedi 3 novembre 2007 à , par jdm

Les stigmates vs La Mecque

je ne puis en accepter plus, sur mon âme, ce serait péché d'orgueil


[quelques mots, allez, ne vous faites pas prier !]

Nous avons déjà convoqué Littré pour apaiser les grondements de CSS.
Nous venons de faire appel à l'un des plus prestigieux laboratoires du CNRS. Nous y avons découvert le département "Végétaux marins et biomolécules", dirigé par Catherine Boyen. On ne sait plus à quel mec se vouer !
Allons ailleurs (Marc, 1, 38 – trad. Bible de Jérusalem).
Valognes est connue comme le Versailles normand, depuis, au moins, Lesage.
Bruges - ou Amsterdam - est la Venise du nord. Le marais poitevin ? la Venise verte.
Rien à redire à ces images touristiques.
Poursuivons notre route : La Rome de l'Orient est en Syrie ; la Jérusalem de la Baltique, en Lithuanie ; La Mecque de la tapa espagnole, à Saint-Sébastien et c'est près de Lourdes qu'on trouve La Mecque de la randonnée.
Enfin, pour réconcilier les impies de tous les pays avec Marcel Duchamp et un sourire - de Joconde :), voyons La Mecque de l'art contemporain.

Enfin ? ce n'est qu'un début ! préparez votre carême, David, brûlez vos anathèmes et récitez Il est interdit d'interdire ;)

La Mecque du stigmate, Carnets sur sol, n'est pas encore référencée dans Google.
Dans un mois ? dans un an ? demain ! autrement, comment souffririons-nous que le jour recommence, et que le jour finisse…

[je ne suis pas sûr d'avoir reconnu les illustrations sonores…]

4. Le samedi 3 novembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site

Jdm, vous avez beau ne pas être le premier philistin venu, ne croyez pas que je ne puisse déchiffrer vos mystères. Ne m'obligez pas à partir en croisade contre vos tentatives impies de surréférencer notre sanctuaire !


Concernant les références, c'était en thème, mais pas évident, j'en conviens.
Le premier, musique de scène des Ruines d'Athènes de Beethoven, le choeur des Derviches :
Mahomèèèèth ! Mahomèèèth ! Ka-aba, Ka-aba, Ka Ka-aba ! Ka-aba, Ka-aba, Ka Ka-aba !.
Le second, une petite rareté de Claude Terrasse, mais c'était surtout le texte qui importait. :)

5. Le samedi 3 novembre 2007 à , par jdm

Oh, j'avais déjà commencé… trop contrit (après l'affaire des cendres), et tu es déjà en 79è position sur 55.400 (si on rédige bien la requête.
Pour les illustrations sonores, merci,
je ne pouvais pas re-connaître.

6. Le samedi 3 novembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site

J'espérais que le texte du premier serait compréhensible...

Pour que ça fonctionne mieux, il faut mettre un lien avec le terme dans le lien, de préférence à partir d'un site extérieur. Si demain j'ai l'onction de me retrouver tout en haut du moteur sacré, je saurai ce que tu as fait aujourd'hui ici-bas.

7. Le dimanche 4 novembre 2007 à , par Inactuel :: site

Un peu de patience et les "maraudes" d'hiver vont ressusciter…
D.

8. Le dimanche 4 novembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site

Ah, je vous en prie, Denis, ne jouez pas les mauvais prophètes !

9. Le mardi 6 novembre 2007 à , par jdm007

Maître David,

votre dévoué lutin délateur vous signale confidentionnellement les glissements antisociaux suivants :

le long travail d’évangélisation des consommateurs

ce travail d'évangélisation des consommateurs

un vrai pouvoir d’évangélisation des internautes

et sur The future of the Internet is Mobile
an important evangelisation will have to happen

Nous avons été alerté sur ce dérapage sismique en écoutant ce jour, à la TSF : il reste à évangéliser, comme disent les Américains, les utilisateurs.

Nous avons sauvegardé cette pièce à conviction


Prudent comme la colombe et rusé comme le serpent, nous surfons à votre œuvre.

10. Le mercredi 7 novembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site

Vous vouliez dire prompt comme le serpent et roué comme la colombe, non ?

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