Magie du verbe
Par DavidLeMarrec, jeudi 10 mai 2007 à :: Langue :: #604 :: rss
La parole a ceci de fabuleux qu'elle crée le réel. C'est pourquoi la découverte du pouvoir du mensonge par les enfants est toujours une grande expérience : ce qui n'est pas vrai peut être tout aussi convaincant que le vrai, et pas seulement dans le domaine de la narration fictionnelle[1].
Or, les capacités cognitives limitées de l'être humain lui demandent, afin d'être informé de la marche du monde, de recourir à une médiation, que ce soit via le bouche à oreille ou les médias. Ces médiateurs, même en les supposant à la fois fiables et de bonne foi - ce qui n'est pas nécessairement évident -, créent de la vérité à partir de leur seule parole : si on leur accorde crédit, ils créent ce qu'ils énoncent, démiurges nouveaux.
On l'avait déjà relevé lors d'une réalisation particulièrement audacieuse de ce nouveau paradoxe du menteur, dont les implications sont tout à fait maîtrisées par le personnel politique : ce que je dis est vrai du fait même que je l'énonce, même si c'est faux.
Plus récemment, nous revenions aussi sur plusieurs de ces usages, notamment autour du changement et de la fiction institutionnelle.
A présent, un petit exercice très simple sur l'actualité.
Notes
[1] Comme on l'apprend depuis pas mal d'années, via Maupassant "l'illusionniste", aux collégiens.
Hier, entendu un brouhaha autour des manifestations d'après élection. Casseurs et manifestants mis dans le même sac par la justice de Lyon, pouvait-on lire par exemple dans le nouveau média fondé notamment par Pierre Haski et Pascal Riché (et que nous ne placerons peut-être pas longtemps en lien, vu une ligne éditoriale assez sensationnaliste), et un écho du même tonneau ailleurs.
Un manifestant, a priori, désigne le participant à une protestation[1] publique. En dépit des impératifs liés à l'ordre public, cette pratique est tout à fait licite[2], liée qu'elle est à la liberté de réunion.
Si c'est bien le cas, un étudiant de Sciences Po sans passé judiciaire condamné à de la prison ferme pour avoir crié son désamour de l'élu tout frais, voire provoqué par des grimaces et des slogans vieillis la rancoeur des compagnies républicaines de sécurité, il y a là un complot inique contre les libertés, et on se demande presque pourquoi les médias sans doute déjà asservis à l'ami des patrons de presse en font état.
Un peu curieux de cette étrange chose, à savoir une bien prompte mise au pas de la justice, on va alors jeter un oeil (tout en conservant le second solidement attaché) de plus près.
Il apparaît alors que la distinction n'était pas celle que nous pensions.
Redéfinissons nos termes. Car CSS, comme nous le rappelions hier même, aime les définitions.
Le casseur, c'est aisé, il s'agit de l'agitateur qui se joint à une manifestation pour en découdre, qui en profite pour agresser des manifestants, des passants, des agents, pour brûler des voitures, fracturer des magasins, saccager les bâtiments publics. Une graine d'Antéchrist, en somme.[3]
Pour le manifestant, il s'agit ici d'affiner notre définition. Il semble exister une sous-catégorie de manifestant, qui serait le manifestant interpellé, sous-entendut un manifestant destiné à être interpellé, puisqu'il n'a pas exactement le comportement du manifestant standard.
Ce manifestant interpellé est un être hybride, qui joint à la détermination idéologique la plus sincère une forme plus énergique de protestation d'affection, à savoir le lancer de projectiles, mais de bonne foi.
Car, après vérification, les étudiants de Lyon on été condamnés pour avoir roué de coups un serviteur de l'ordre public, et ceux de Paris pour avoir lancé des pavés en direction d'escadrons en uniforme, certes sans avoir atteint leur cible. On notera la mansuétude du ministère public qui n'a pas relevé la détérioration de matériel public et les injures envers fonctionnaire dans l'exercice de ses fonctions, sinon on ne serait pas couché.
La différence subtile est qu'ils ne l'avaient manifestement pas prévu, ou du moins qu'il ne s'agissait pas du but premier de leur présence.
Tout de suite, l'injustice devient moins criante.
Bien sûr, on peut réfléchir à la nécessité de la prison ferme, elle se discute, vu le manque flagrant de maturité des manifestants en question, qu'on peut vérifier sur des vidéos sans montage proposées sur la Toile. Hurlant « On vous aura ! » lorsque les CRS les poussent pour faire évacuer la place, mais pleurnichant lorsque, fatigués, ils ne peuvent franchir le cordon pour rentrer chez eux. Ou des comportements paradoxaux, faisant brûler le matériel des commerçants ennemis dans un feu de joie façon Nuit de Cristal, mais scandant « Non au nazisme ! ». Ou encore cette déclaration touchante d'une jeune étudiante, pleine de sincérité : « Vous voyez, ils bloquent la place, on leur jette que des canettes, c’est pas normal. »
On sent surtout des jeunes gens en quête d'une certaine ivresse idéologique, comme un réconfort affectif, et la lourdeur de la punition peut être louée pour son caractère déclencheur ou blâmée pour les conséquences excessives qu'elles font porter sur ce qui est avant tout de l'inconséquence.
Peu importe au fond, il n'est pas notre objet de discuter de l'échelonnement des peines (qui risque être significativement réduit dans les mois à venir...) ni de contester le bien-fondé d'une protestation pour signifier l'opposition à un résultat. Cela n'avait choqué personne (peut-être à tort) pour 2002 ; la chose n'est pas plus illégitime[4] en 2007.
Tout de même, on pourra juste noter que la justification idéologique est en France perçue spontanément comme une circonstance atténuante (sauf pour l'extrême-droite) aux actes délictueux, plus que la maladie mentale par exemple. A moins de considérer que la conviction politique est une pathologie[5], c'est là une chose amusante. Comme une admiration devant l'engagement, au cas où il serait justifié.
Mais on s'avoue fasciné par le biais qu'implique ici le choix des mots. Faut-il parler de manifestants, de manifestants non pacifiques, de voyous de bonne famille ? En tout cas, la précision est nécessaire, puisque la présentation d'une dichotomie stricte manifestant/casseur, dans le cadre de ces condamnations, crée une réalité autre que celle qu'on peut vérifier. Tout tient, en somme, à la définition du manifestant.
Et CSS s'avoue, une fois de plus, admiratif devant la capacité portée par la définition d'un même mot à changer le réel. Sommes-nous déjà dans un régime autoritaire, ou dans un régime point trop sévère[6] ? C'est la définition du manifestant qui en détient le secret !
Notes
[1] Y compris au sens positif comme les protestations d'affection.
[2] Moyennant, en principe, une déclaration à la préfecture, mais les manifestations spontanées ne sont pas interdites ou réprimées.
[3] Excellent opéra de Rued Langgaard que je vous recommande.
[4] Du moins tant que le FN n'est pas interdit, comme nous l'avions souligné en décembre dernier.
[5] Un agent pathogène viral qui atteint le processus immunitaire de la tolérance et de la sociabilité, et qui se réveille tous les cinq ans, il semblerait qu'oui, vu les écharpages omniprésents ces derniers temps.
[6] Alors que le délit est censé être plus grave sur un fonctionnaire, la condamnation aurait été bien plus lourde si l'acte s'était porté sur des passants, même en les "manquant".
Commentaires
1. Le jeudi 10 mai 2007 à , par jdm
2. Le jeudi 10 mai 2007 à , par DavidLeMarrec
3. Le vendredi 11 mai 2007 à , par jdm
4. Le vendredi 11 mai 2007 à , par DavidLeMarrec
5. Le vendredi 11 mai 2007 à , par DavidLeMarrec
6. Le lundi 14 mai 2007 à , par Ouf :: site
7. Le lundi 14 mai 2007 à , par DavidLeMarrec
8. Le lundi 14 mai 2007 à , par Ouf :: site
9. Le mardi 15 mai 2007 à , par DavidLeMarrec
10. Le mardi 15 mai 2007 à , par Ouf :: site
11. Le mardi 15 mai 2007 à , par DavidLeMarrec
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