Claude DEBUSSY – Pelléas et Mélisande – Haitink, ONF – Kožená, Lapointe, Naouri (TCE, 16 juin 2007)
Par DavidLeMarrec, vendredi 24 août 2007 à :: Disques et représentations :: #699 :: rss
L'équipe de CSS vient de réécouter la captation de ce Pelléas... et gît à nouveau au sol. Si vous êtes lutin infirmier, appuyez ici pour nous remettre en ordre de marche.
C’est décidément l’un des plus beaux Pelléas que nous ayons jamais entendus. D’abord par la distribution sans faille, mais aussi par la lecture remarquable de Bernard Haitink, sans le moindre rapport avec sa direction molle et floue du même orchestre en 2000.[1] Il faut dire qu’entre-temps, il l’a bien sûr dirigé, son Pelléas – notamment à Boston en 2003 (avec Hunt-Lieberson/Keenlyside/Finley), une version qui était meilleure, tout à fait valable d’ailleurs, mais restait assez standard, encore assez peu de détail.
Haitink creuse le son de façon stupéfiante, en privilégiant une vision sombre de ce drame, comme je n’en avais pas entendu depuis Desormière – mais, contrairement à celui-ci, demeurant avant tout onirique, jamais oppressant.
L’Orchestre National de France est complètement transfiguré : on entend mille détails soigneusement choisis, et malgré des attaques toujours un rien molles, tout respire la précision d’une pensée limpide. La fin du IV a déjà claqué bien plus efficacement – chez Dutoit, chez Rattle… mais on est indéniablement cueilli, et sans les maniérismes présents chez d’autres.
Tout au plus on pourra noter, particulièrement en cette fin du IV, une façon étrange de césurer les éléments mélodiques, comme si leur interruption par Debussy n’était pas comprise. Mais parallèlement, tellement de discrets élans ineffables qui nous sont ménagés, jusque dans les duos entre Golaud et Mélisande…
Côté distribution, c’est l’enchantement à tous les niveaux.
Le moins intéressant est sans doute l’Arkel de Gregory Reinhardt, pas totalement à son aise en français par rapport à ses partenaires, son et incarnation un peu tassées par rapport à ses partenaires rayonnants, mais amplement satisfaisant. L’aisance vocale est réelle, en tout cas, et on sait combien en salle le timbre est riche est beau.
On échappe à l’Yniold enfant avec le choix assez évident d’Amel Brahim-Djelloul, ce qui fait perdre la détresse du III et l’empathie avec Golaud (en somme, on finit par y tenir, à cet avorton insupportable), mais s’avère payant pour habiter le solo du IV. Peut-être une voix naturellement trop ronde et un manque d’audace dans les options, mais le pari est amplement réussi, et on connaît la musicalité de cette interprète.
Le Pelléas de Jean-François Lapointe est tout à la fois une bonne surprise et une surprise tout court. Bonne surprise, parce que les poses vocales de ce chanteur assez engorgé ne sont pas toujours des plus élégantes, d'ordinaire. Et surprise devant sa conception originale du rôle de Pelléas. Ici, seule Mélisande est hors du monde. Pelléas n’est pas cet être évanescent, impossible à caractériser ; ici, nous rencontrons indubitablement un être viril, désirant ardemment – il faut l’entendre brâmer « je t’aime » ou brailler « donne ! donne ! ». Et bien qu’on puisse préférer une lecture plus énigmatique, plus singulière, comme celles de Didier Henry ou de François Le Roux ; ou plus éthérée, comme le frais Charles Panzera (dans les extraits gravés par Piero Coppola dans les années vingt), il faut bien reconnaître que cette conception est pleinement menée de bout en bout. Et c’est là sans doute un choix avisé, car Jean-François Lapointe risquait fort de sombrer dans le maniéré ou le disgracieux à vouloir camper ce que n’est ni la nature de sa voix, ni son tempérament dramatique.
Un choix qui a le mérite du courage, en s’affrontant à une tradition de Pelléas languide sans guère d’exceptions (à part dans les représentations ratées, comme ce fut le cas pour Thomas Allen pris dans de terribles représentations de Covent Garden). Nécessairement, cela bouscule notre imaginaire, et le personnage n’y gagne pas non plus en complexité, mais force est de constater que cet effort de relecture fonctionne pleinement. Nous apprécions.
Depuis sa prise de rôle enregistrée lors du concert de 2000, marquée par une étonnante placidité expressive pour le personnage, imputable aussi bien à son manque de pratique qu’à sa pratique du chant d’alors, bien plus uniformément vocale qu’aujourd’hui, Laurent Naouri avait pu approfondir sa conception de Golaud, notamment à Berlin en 2003 (Marc Albrecht/Véronique Gens/Richard Croft), où l’on avait déjà pu noter un sérieux épaississement de sa composition.
Ici, c’est d’ores et déjà une véritable leçon que nous dispense Naouri. Tout en assurant sans faiblir sa partie, voici qu’il nous propose un grand nombre de formules aux confins de la parole, qui constituent de véritables intonations connues de nos oreilles, qui rattachent cette prosodie de Debussy, fantasmatique, reconstituée, à un sens familier. Un grand nombre d’émotions directes, d’explicitations de paroles sont ainsi transmises, avec une grande simplicité.
Ici aussi, on peut préférer un Golaud plus noble (je suis personnellement attaché à la composante « grand seigneur »), ou plus opaque, ou plus terrifiant. Mais Naouri parvient à maintenir très habilement les composantes ensemble, sans que l’une ne gagne démesurément sur l’autre, tout en fournissant un nombre considérable d’ « informations » nouvelles – plus dans une perspective concrète que symbolique, il est vrai.
Cette dimension très parlée, ce personnage tout de proximité permettent bien évidemment de faire plus que jamais de Golaud l’étalon du drame, l’être auquel le spectateur peut s’identifier le plus aisément afin de tenter de ce repérer dans cet Allemonde étrange. Son potentiel menaçant n’est pas, au demeurant, diminué par cette approche, car on sent fort bien tout le caractère profondément affectif et intensément épidermique de Golaud, attendri à pleurer devant les mains fines de Mélisande, et tout aussi aisé à aiguillonner vers la bête féroce. Nous n'avions jamais entendu Golaud avoir ces paroles d’époux, avançant encore tendrement « Où est l’anneau que je t’avais donné ? ». Ce sera bien cet époux gentiment prudent qui avertira fermement Pelléas, et qui, fou d’amour ou de désespoir devant la trahison qui fait basculer son univers, commettra le meurtre que l’on sait.
Véritablement intéressant, donc, et pleinement réussi. Et ici, l’on ne peut pas dire que ce soit en sacrifiant une approche plus traditionnelle, comme le fait Lapointe ; à titre personnel, je trouve peut-être la voix dotée de beaucoup d’autorité et de noirceur pour le rôle, mais on ne peut pas dire qu’il manque véritablement d’éléments à cette lecture. Et à défaut de noblesse, la tendresse, jusque sous le balcon, rend Golaud bien humain.
Enfin, la Mélisande de Magdalena Kožená. Ce n’est un secret pour personne, depuis sa découverte dans le rôle en 2002 (Minkowski/Bou/Le Roux), elle est notre référence personnelle en Mélisande. Si, peut-être étourdi par le souvenir – mais rien n’est plus variable qu’une interprétation de Mélisande, même chez les mêmes interprètes dans les mêmes années –, on a trouvé ici son traitement du personnage plus vocal, plus global aussi, et peut-être par comparaison avec Angelika Kirchschlager que nous avions entendue à son meilleur en 2006 à Salzbourg (Rattle/Berlin/Keenlyside/van Dam), il n’empêche cependant que cette interprétation demeure de premier ordre.
Ce vibrato serré délicieux, cette ambiguïté permanente entre la timidité du ton et ce timbre brûlant comme la chaux, ce rayonnement permanent, toutes choses qui, en ces soirées de juin, semblent en effet émaner de la voix plus que du texte où Kirchschlager a pu sonner plus précise – mais qui nous renversent. Mélisande idéalement équidistante de l’enfant apeurée et de la séductrice aussi ingénue qu’habile.
Quant à la maîtrise du français malgré sa nationalité tchèque – pas la moindre demie-erreur d'aperture ou d'accentuation expressive –, elle est bien entendu confondante, ce ne sera une nouvelle pour personne.
En somme, ces personnages lumineux et attachants, très incarnés, évoluent ici dans un écrin orchestral à la fois profond, élancé et marqué dans son son crépusculaire par l’idée que la finitude est toujours le terme promis.
Vraiment un sommet dans l’interprétation de Pelléas.
Notes
[1] L'enregistrement avait étrangement été vanté comme le seul égal de l' insurpassable Desormière par les membres des organismes mêmes qui avaient participé à sa sortie - et ensuite l'on s'interrogera ici ou là sur la crédibilité de la critique professionnelle... Surtout que la discographie de Pelléas contient objectivement des trésors bien plus aboutis que cette première version de concert avec prises de rôles.
Commentaires
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