Défense du latin gallican
Par DavidLeMarrec, samedi 28 avril 2012 à :: Baroque français et tragédie lyrique - Discourir - Genres - Pédagogique - Domaine religieux et ecclésiastique - Glottologie :: #1968 :: rss
1. Situation actuelle - 2. Le parallèle erroné du français "restitué" - 3. Le latin n'est pas le français - 4. Ce qu'est le latin - 5. Par l'exemple - 6. Bilan
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1. Situation actuelle
La prononciation gallicane du latin, plus encore qu'à la mode, semble s'être très largement imposée chez les ensembles de pointe en musique française sur instruments anciens. Les ensembles baroques moins spécialisés et les amateurs continuent généralement à employer la prononciation "d'église" (jamais la restituée enseignée aujourd'hui dans les cours de latin), plus ou moins dans sa version traditionnelle italianisante.
Bien sûr, cela ne concerne que le répertoire français, et celui à la fois concerné par cette prononciation et servi par ces ensembles (généralement issus du mouvement "baroqueux").
Même si le phénomène est bien plus répandu que le français classique "restitué", elle est souvent le fait des mêmes interprètes, et s'appuie sur les mêmes arguments : se rapprocher au maximum de la couleur d'époque que pouvait avoir cette musique.
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2. Le parallèle erroné du français "restitué"
J'ai déjà exprimé ici ma défiance de principe sur les messages promotionnels autour de l'authenticité : 1, 2, 3, 4...
Je suis plus partagé sur le français "restitué", qui a des avantages, en particulier la surarticulation et les rimes plus exactes. En revanche, comme déjà exposé ici ou là, cette langue "hors sol" contraint les chanteurs (voix rendues moches) et met à distance l'illusion théâtrale et l'émotion dramatique en présentant au public une langue ni tout à fait familière (il faut se concentrer pour suivre) ni tout à fait étrangère (dans laquelle on pourrait s'immerger).
Etant donné que l'école Green, et à plus forte raison son application sauvage, sont très discutables (voire très drôles, comme cette chanson des marins de Surcouf enregistrées par Dumestre avec un accent si archaïque qu'il n'était même plus celui de la noblesse de l'époque !), la question de l'authenticité est de toute façon complètement illusoire. Et pour le spectateur du XVIIe, il n'y avait pas cette distance qu'on nous impose...
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3. Le latin n'est pas le français
On appose généralement les mêmes argumentations pour défendre la prononciation gallicane du latin, autour de l'authenticité.
D'abord l'argument est plus justifié ici, parce que sa mise en oeuvre est bien plus simple, et généralement correcte - quelquefois les chanteurs oublient et chantent par réflexe telle ou telle syllabe à l'italienne, mais rien de structurel.
Mais surtout, contrairement à la prononciation restituée qui me paraît plutôt du gâchis tant que nous ne disposons pas de suffisamment de versions en français moderne, je suis très vivement convaincu de l'intérêt du latin "à la française".
Pourquoi ?
A mon avis, on étudie le problème sous un mauvais angle. L'authenticité, c'est un argument d'éditeur pour vendre des disques ; au mieux, ce peut être une motivation pour les ensembles d'aller s'inspirer des pratiques d'époque pour trouver des solutions pertinentes d'interprétation - les artistes ne disent généralement pas autre chose, si on les lit plutôt que le packaging qui les entoure.
Dans la logique que je propose - celle de la proximité avec l'auditeur, de la communication directe -, le français "restitué" et le latin gallican répondent à des démarches opposées. Le français à l'ancienne éloigne le spectateur de ce qui est dit. Le latin à la française rapproche l'auditeur du discours qu'il entend, avec des inflexions familières même si la langue n'est pas connue.
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4. Ce qu'est le latin
Car le latin, comme le français "restitué", est une langue qui n'a pas de locuteurs directs (je veux dire de gens qui l'aient hérité de la communauté dans laquelle ils ont vécu). Le français restitué ne ressemble trop à rien [1], et le latin est prononcé différemment selon les accents de chaque pays.
Ainsi, à l'exception de quelques linguistes spécialistes, personne ne rend les accents de hauteur (et non d'intensité comme "les nôtres") du latin (difficile en musique, mais dans les psalmodies entre mouvements ?), et encore moins les accents de phrase.
Le fait de passer par une prononciation qui imite le français permet de porter immédiatement l'expression en direction du public, et surtout de rendre la phrase expressive, avec les mêmes appuis qu'en français (le latin d'église étant d'une grammaire considérablement moins retorse que les discours cicéroniens...). Autrement dit, même si les mots changent, le phrasé reste aussi expressif qu'en français, et l'on n'a pas besoin d'inventer un accent-n'importe-quoi, il suffit de parler latin avec l'accent français.
Et je prouve ce que j'avance :
Début du Jugement de Salomon (Judicium Salomonis) de Charpentier par les Arts Florissants et Marc Mauillon en soliste.
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5. Par l'exemple
Il me paraît évident que dans cet extrait (tiré d'un oratorio très narratif), la qualité des inflexions et des appuis dans la phrase, ainsi que l'émission très antérieure (très française), favorisent une très grande proximité avec le drame. Avec très peu de latin, les mots étant peu ou prou "dans l'ordre", on peut suivre facilement l'histoire qu'on nous raconte.
On est très loin tout de même du latin abstrait qu'on entend traditionnellement et où les atmosphères priment totalement sur les mots - inexistants, puisqu'on chante une langue à qui il manque la parole...
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6. Bilan
C'est donc pour des raisons très exactement opposées à celles du français "restitué" que le latin à la gallicane me semble, du moins si l'on dispose de chanteurs francophones, très efficiente dans le répertoire approprié.
Au demeurant, je n'aurais rien contre une prononciation expressive à l'anglaise ou à l'allemande si les interprètes en sont de meilleurs locuteurs : ce n'est pas tant la nationalité du compositeur que la qualité de la prise de parole, la possibilité de faire sens qui me paraît déterminante.
Notes
[1] Pour nous, cela évoque davantage les ruraux jurassiens que la Cour brillante. Même si j'ai personnellement beaucoup plus de sympathie pour ces accents de terroir que pour les horribles accents franciliens, déjà moches à mon gré, mais qui se diluent de plus en plus dans le n'importe quoi au fil de l'arrivée d'immigrés dans mon genre... cela n'est tout de même pas très adéquat pour titiller l'imaginaire Grand Siècle d'une majorité du public. On s'y habitue très bien, mais cela réclame tout de même de l'entraînement, et c'est peut(-être beaucoup exiger du public pour un résultat de toute façon moins intelligible et moins bien chanté que du bête français moderne...
Commentaires
1. Le samedi 28 avril 2012 à , par Jean-Christophe Pucek :: site
2. Le samedi 28 avril 2012 à , par DavidLeMarrec
3. Le dimanche 29 avril 2012 à , par lou :: site
4. Le lundi 30 avril 2012 à , par Jean-Christophe Pucek :: site
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