Carnets sur sol

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Claude DEBUSSY - Rodrigue & Chimène, le faux double ? - Nagano

Rapport à Wagner, aspect musical, questions d'interprétation et de distribution.

Les distances du livret avec Corneille.

... et à nouveau la prosodie de... Pelléas.

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Disque découvert après lecture de la partition originale (non orchestrée).

Une surprise. A la lecture, la parenté du début du premier acte, qui s'ouvre sur un duo d'amour brûlant, rappelait très fortement les tournures entrecoupées des retrouvailles au II de Tristan und Isolde. Rien d'étonnant, on connaît la fascination / répulsion exercée par Wagner sur Debussy, à tel point qu'on trouve une étrange citation de Parsifal dans un interlude de Pelléas. CSS en avait même touché un mot au début de sa série sur Pelléas et Mélisande.
Les amants, se jetant l'un contre l'autre, peuvent à grand peine, dans l'agitation, prononcer des phrases entières.

Au disque, l'atmosphère est tout autre. Nagano dirige le duo, au contraire, avec beaucoup de moelleux et de tendre abandon, à un tempo très retenu.
En réalité, il fait le choix de suivre l'orchestration... de Denisov. Orchestration très bien imitée au demeurant [1], même si les cordes dominent un peu plus que chez le Debussy typique - mais moins que chez le jeune Debussy, l'illusion est donc assez admirable.
Orchestration qui ménage ici flûtes et clarinettes suaves, et qui, fort logiquement, tend vers un moment d'extase qui tient plus de la nuit d'amour de Didon ou des rêveries bienheureuses de Lancelot [2] que de l'ardeur tristanienne.
Pourtant, il doit être tout fait envisagable de hâter le tempo et de renforcer l'intensité de l'expression - la scène se dilue un peu dans sa longueur, on songe plus au Fils prodigue qu'à Pelléas.

On le regrette un petit peu, sans bien savoir si c'est avec raison ; mais l'on entend des proximités avec La Mer, et par conséquent avec une tournure potentiellement pelléassienne. En outre, la prosodie bizarre annonce déjà la réinvention du français dans Pelléas, qui sonne certes français, mais n'est pas le français réel. Ses accentuations ne sont pas exactement celles de la voix parlée (comme chez Massenet ou Landowski, qui imitent avec une vérité rare) ; la monotonie du son français, au lieu de rester 'plate', avec son unique accent final, semble 'rouler' ; la courbe mélodique se trouve beaucoup plus arrondie qu'en vérité, avec une espèce d'exagération de l'acmé : la voix reste longtemps soutenue en haut de la courbe.
Cet effet se trouve aussi lié à l'écriture rythmique très singulière de Debussy, avec l'usage récurrent d'alternances binaires et ternaires pour des mêmes valeurs de note (souvent la croche), qui créent cette instabilité, cette indécidable hésitation au sommet ou sur les pentes de la courbe mélodique.
Enfin, l'usage de la gamme par tons favorise également cet aspect 'rebondi' de la prosodie debussyste, sans les frottements qu'introduisent les demi-tons pour l'oreille occidentale.

Bien entendu, cette prescience de la prosodie de Pelléas s'accompagne ici d'un traitement vocal plus lyrique, mais pas nécessairement conventionnel. Sans doute l'intervention de Don Diègue est-elle la plus banale (et la moins inspirée) : un assez large récit dans le style de Massenet, mais sans justification véritable en considération de la situation paroxystique - le moment de l'outrage.

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Précisément, le livret de Catulle Mendès, pourtant virtuose verbal assez considérable, mais plus il est vrai dans ses proses que dans ses poésies, constitue sans doute la pierre d'achoppement pour l'auditeur. Le duo initial assez fade littérairement parlant, puis la longue scène des serviteurs de Gormas violentant les servantes de don Diègue occupent déjà la première heure. Et, surtout, en guise de cause au soufflet, on substitue, à la faveur du roi qui fait s'entre-déchirer deux familiers en une rageuse stichomythie, une querelle de valets assez fade - rien de la terrible superbe de l'original.
Chaque maître défendant les petites affaires des gens de sa maison, on s'échauffe puis on en vient aux mains. En d'autres temps, le critique aurait jeté avec un mépris non dissimulé : petit-bourgeois.

D'autant plus qu'au cours de la mutation librettistique, Chimène et Rodrigue ont perdu la délicieuse chasteté de leurs rêves tendres pour des escapades nocturnes très romantiques en effet.

Voilà qui fait long pour une heure.

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Cependant la musique, et particulièrement la confusion des valets, se montre à mainte reprise splendide, en dépit de cette action quelque peu suspendue et affadie. La magie harmonique debussyste (et orchestrale grâce au beau mimétisme de Denisov) produit immanquablement ses effets.

L'on peut même entendre un étrange violon, très onirique - et l'on songe alors à l'île d'Elysée.

Il existe certes mieux à la même époque - c'est-à-dire des opéras pleinement achevés, et très aboutis. Jamais joués également, et la liste serait bien longue.
Pourtant, on pourrait s'attendre à une diffusion supérieure, sur la foi du nom de Debussy et de la qualité intrinsèque de la musique.

Une vraie curiosité. Pas de quoi en faire un pilier du répertoire, mais à entendre, vraiment.

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(Double disque Erato, seule publication au disque de cet opéra.)

Peut être envisagé, de même qu'un autre inachevé, La Chute de la Maison Usher (d'après Poe), comme une introduction au Pelléas pour les réticents au parléchanté : on y trouve des parentés, mais pas encore d'affirmation tranchée. Quant à La Chute, l'aspect, quoique tout à fait moderne, est en fin de compte beaucoup plus traditionnellement opératique que Pelléas. Moins déroutant en tout cas.

Au passage, une discographie de Pelléas, que nous tenons au chaud depuis longtemps, finira peut-être par s'imposer comme nécessaire. Reste à choisir la forme.

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Côté interprétation, toujours la rondeur des angles que Nagano conserve en toute circonstance avec un certain bonheur, et ses couleurs travaillées. Plateau luxueux (José van Dam en don Diègue par exemple), où l'on remarquera particulièrement le choix de formats légers. Rodrigue (Laurence Dale) n'est pas Tristan, Lancelot ou Samson, et s'inscrit dans une tradition plus lyrique française du demi-caractère. Et plus significativement encore, Chimène (Donna Brown) .
Au vu de la partition, on aurait parfaitement pu distribuer le couple à des voix plus sombres, voire plus lourdes (et vraisemblablement avec raison pour Donna Brown qui est plutôt un lyrique léger qu'un plein lyrique). Ici, on a manifestement songé, encore une fois, à une Mélisande (format Brothier, Nespoulos, Joachim, Spoorenberg, etc.) et un Pelléas (avec le ténor ambigu de Dale).

Un choix signifiant, mais qui serait à évaluer à l'aune des créateurs du rôle. Des voix plus épaisses, tout spécialement pour Chimène, seraient des pistes envisageables.

Qui sont les créateurs du rôle ?

Donna Brown et Laurence Dale.

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Refermons l'évocation de cette première et ultime exécution de Rodrigue et Chimène, qui n'a pas soulevé l'enthousiasme critique, pour renvoyer à notre parcours sur Pelléas, puisqu'on en revient toujours là.

Rodrigue et Chimène est notre deuxième arrêt, après le _Polyphème_ de Jean Cras, chez les frères de Pelléas. Il n'en restera pas le second, puisqu'il faudra bien aborder Usher, parmi d'autres réjouissances.

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Pour la petite histoire. Quelle musique diffusait Carnets sur sol tandis que nous nous affairions à rédiger ces propos ?

Le II de Tristan. Bien sûr.

L'allusion était prévue de longue date, mais les affinités électives sont ce qu'elles sont.

Notes

[1] Edison Denisov (le "s" se prononce [s] ici) est un compositeur établi, dont CSS n'est pas follement épris (sans lui être en rien hostile), mais qui s'est donc chargé de cette orchestration avec une science debussyste admirable.

[2] Il est prévu de compléter significativement cette note ancienne, dès que nous aurons trouvé le moyen le plus commode d'y parvenir.


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Commentaires

1. Le vendredi 25 janvier 2008 à , par jdm

la partition originale (non orchestrée)

...
Et pourquoi Debussy a-t-il jeté ce projet ?


Refermons l'évocation de cette première et ultime exécution

...
Pas de concurrence, pas de critique.

Et quelles nouvelles de l'Infante, personnage central de l'original ?

J'ai souhaité te voir revenir à Debussy.

Dans ta phase trah/destroy, tu aurais pu trouver une erreur de Mozart, inédite, interprétée ""comme on peut"", sur un clavecin Yamamoto, pour une dernière fois.

2. Le vendredi 25 janvier 2008 à , par DavidLeMarrec :: site

Bonsoir Jdm !


J'ai souhaité te voir revenir à Debussy.

Tu auras noté avec quelle dilligence tes désirs sont ici exaucés.

Je n'ai pas osé te la dédier à nouveau, on finirait par croire que tu es mal en point.


...
Et pourquoi Debussy a-t-il jeté ce projet ?

Je n'avais lu que des explications modérément satisfaisantes (sujet trop épique pour lui, personnage un peu fades, livret faible...). Il y a même des controverses scientifiques sur le sujet entre ceux qui défendent l'hypothèse d'un livret en quatre actes et cinq tableaux de Catulle Mendès, et ceux qui assurent qu'en réalité, contrairement à l'annonce, tout tenait en trois actes quatre tableaux.
Un article de Richard Langham Smith (Debussy Studies, Cambridge 1997) tente de synthétiser les différentes hypothèses, il y a de quoi faire.

En tout état de cause, il semble que Debussy ne s'y sentait pas à son aise.

Mais Debussy a de toute façon laissé tous ses projets d'opéra inachevés.

Le Diable dans Beffroi d'après la traduction Baudelaire de Poe était prévu pour 1905, d'après le contrat signé avec Durand, qui a été reporté à 1907. La création devait se faire au Metropolitan de New York (conjointement, avait exigé Debussy, avec l'autre opéra en un acte sur Poe/Baudelaire, La Chute de la Maison Usher), mais en 1911-1912, lorsque l'Opéra-Comique les prévoit dans sa saison, ni l'un ni l'autre ne sont achevés...
Ce ne fut jamais le cas.

Dommage, parce que La Chute de la Maison Usher, qui a été donnée en Autriche et à Radio-France récemment, mérite une grande attention. Auparavant, on ne connaissait que les brefs et excellents extraits enregistrés par Georges Prêtre (avec François Le Roux et Jean-Philippe Lafont).
La fin, qui n'a été dévoilée au public qu'en 2005 par Lawrence Foster, est d'un fantastique assez saisissant, avec son choeur réellement épouvantable.

Un peu plus, et il nous laissait Pelléas en plan, le malheureux !

A plus forte raison si Maeterlinck avait gagné le duel...


Pas de concurrence, pas de critique.

Et pourtant, si. Les réactions sont généralement tièdes. Du moins devant l'oeuvre.


Et quelles nouvelles de l'Infante, personnage central de l'original ?

Quelle Infante ?

Tu dois faire erreur, la camériste de Chimène s'appelle Iñez...

:-)

3. Le samedi 26 janvier 2008 à , par jdm

Tu dois faire erreur, la camériste de Chimène s'appelle Iñez...

:-)

La petite Hélène, soit ! et Doña Urraque, que devient-elle ? Elle est le personnage majeur de l'histoire, n'en déplaise aux académiciens de jadis, son monologue à l'acte V vient en miroir aux stances sucrées de l'acte I.

Quand on n'a que l'amour
Pour unique raison

...

4. Le samedi 26 janvier 2008 à , par DavidLeMarrec :: site

Je serais navré de te percer jusques au fond du coeur d'une atteinte imprévue aussi bien mortelle, misérable rosseur sans réelle querelle, mais.

Mais Mlle Urraque est inconnue des registres du métro, à Ceyret.

5. Le dimanche 27 janvier 2008 à , par jdm

Vil corbeau ! pie bavarde !! corneille !!!

Tu sais bien que dans ma campagne je n'ai nul métro, de bus, si, un peu.
Et j'en tiens pour mon Infante en haut de l'affiche, genre "Emma Kirkby IS the Infante".
Rodrigue est un gafette et Chimène une petite... sauvageonne !

Qu'il est joli garçon l'assassin de papa

Enfin, tu as de la chance, j'aime bien les oiseaux :)

6. Le dimanche 27 janvier 2008 à , par DavidLeMarrec :: site

Vil corbeau ! pie bavarde !! corneille !!!

Cras ! Cras !

Tu sais bien que dans ma campagne je n'ai nul métro, de bus, si, un peu.

Oui, tu n'as pas de métro, mais peu importe : la rave, elle est bien là. Et le poulet incorruptible aussi.



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