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Max REGER - Winterahnung (Friedrich Rückert), Op.4 n°3

Traduction, commentaires, illustrations sonores. Comme de coutume.

Egalement quelques considérations plus générales sur les lieder de Max Reger et, en notes, sur la recréation prosodique à l'opéra.

Les lieder de Max Reger sont extrêmement peu fréquentés au disque, et totalement absents des concerts. Pourtant, on ne peut qu'admirer la simplicité de leur port, le raffinement discret de leur musicalité, le recueillement de leur ton, leur évidence mélodique et harmonique.

Un petit exemple avec ce court lied sur un poème de Rückert.

Frauke May, Bernhard Renzikowski. Disque Arte Nova.




Winterahnung

Mich hat der Herbst betrogen,
dir, Mutter, sei's geklagt.
Die Schwalb ist fortgezogen
Und hat mir's nicht gesagt!

Und hat mit weggenommen
das Licht, den Sonnenschein,
und wenn sie wiederkommen,
werd ich gestorben sein!

Et une traduction maison :

Pressentiment de l'hiver

L'automne m'a trompée - [1]
Mère, que la plainte t'en soit confiée.
L'hirondelle est partie au loin
Et ne m'en a rien dit.

Et a emportée avec elle
La lumière, l'éclat du soleil,
et lorsqu'elle retournera -
Je serai éteinte.[2]




Le poème de Rückert développe un thème tout à fait rebattu, celui des saisons et de leur usage comme métaphore de la vie humaine. Sa spécificité réside surtout dans la confusion volontaire entre la description de la saison et son usage métaphorique.

Au lieu de nous présenter une conclusion métaphorique, au lieu d'expliciter des comparaisons, ici, le déroulement de la saison et de la vie est simultané, et même lié de façon causale. Ce n'est pas l'hiver des Souffrances du jeune Werther, qui coïncide pathétiquement avec le terme de la vie du jeune héros - l'opéra de Massenet trouve ici servies sur un plateau des images fortes.
Non, ces saisons de Rückert se déroulent simultanément avec cette vie humaine, et semblent même agir sur elle, définir directement son destin - en une sorte de performatif : l'apparition d'une saison fait une étape de la vie.

Rückert a retenu une forme d'une grande simplicité et d'une parfaite régularité.

  • Le vers à Auftakt[3] à trois accents[4]. présente toujours le même nombre de syllabes, avec partout des mesures trochaïques (+ -), ce qui n'est pas obligatoire en théorie.
    • Mich hat der Herbst betrogen ; et ainsi de suite.
  • Ces hexasyllabes sont aussi rimés[5] en rimes croisées, et selon une alternance stricte féminin/masculin[6]. Du grand luxe ! Même si l'usage abondant de participes passés à la rime facilité amplement ce petit jeu.


On notera que trois Und placés aux vers impairs scandent le poème. Et cela met tout de suite en place ce parallélisme mécanique, cette confusion (und reste une coordination sans implications logiques précises) qu'on évoquait à l'instant.




Musicalement, on ne reprendra pas ce qui a été dit de façon liminaire : la simplicité du port, le raffinement discret de la musicalité, le recueillement du ton, l'évidence mélodique et harmonique... Cela s'applique parfaitement ici.

  1. Accompagnement d'une figure très simple. Basse + octave supérieur en croches, et l'accord en noire, rien de plus traditionnel, avec ce petit balancement à la façon des barcarolles, mais qu'on retrouve en maint endroit, par exemple dans la célèbre romance pour piano en fa mineur de Tchaïkovsky. L'harmonie est délicate, mais pas particulièrement audacieuse ou dissonante - on est bien chez Reger, qui fait figure, chez les romantiques, de classique (entendez : de romantique qui renoue avec la simplicité des premières années). La parenté étant plus flagrante avec Schumann ou Brahms qu'avec Wolf ou Alma Schindler-Mahler, à choisir.
  2. La mélodie est d'une grande simplicité de ton, à la fois évidente et pas particulièrement mémorisable. Discrète, alors même que c'est elle qui attire le plus l'attention, elle qui constitue la vertèbre de l'oeuvre comme dans le lied schubertien (contrairement à Wolf ou Alma Schindler, encore une fois). Et plus recueillie qu'éplorée pour son sujet, traité dans une certaine abstraction.


La phrase initiale fait immanquablement écho au premier lied de la série publiée en 1910 d'Alma Schindler[7], Die Stille Stadt sur un poème de Dehmel (qu'il précède) :

(Die Stille Stadt, extrait. Iris Vermillion, Cord Garben, CPO.)
La sobriété de l'accompagnement, la mélodie, le climat, tout y est. Le reste est sensiblement différent, la fin du lied de Schindler s'illumine d'une lumière brumeuse et d'une tendresse discrète absolument ineffables, tandis que Reger demeure dans cette même première couleur tout au long de la pièce - ce qui se justifie pleinement dans le cadre de leurs textes respectifs.




Enfin, on est frappé par la concomitance entre le mouvement mélodique et la courbe prosodique de la phrase (réécoutez donc le premier vers). Là réside le secret de cette belle évidence, qui semble nous dire ce poème à l'oreille avec tant d'intimité : Reger parle deux fois "notre" langue - par la musique, mais aussi par le texte. Et plus nettement que chez la plupart des compositeurs, qui déforment, voire anéantissent ou recréent le langage.[8]









Autre version du même lied, Iris Vermillion et Peter Stamm. CPO.

Le piano a ici plus de corps, mais l'interprétation vocale y est un légèrement plus grossière, format de voix d'opéra oblige. Au demeurant, le résultat et les attitudes de ces deux chanteuses sont vraiment comparables. J'avoue une préférence pour le tissu un peu voilé de Frauke May, peut-être moins solide techniquement, mais d'un ton plus humble et pénétrant, avec son côté "tassé".[9]

Notes

[1] Le texte allemand ne donne pas d'indice sur le genre. Néanmoins, la situation de fragilité physique confiée à la mère paraît assez caractéristique d'une représentation de la frêle jeune fille - qui, au besoin, se meurt d'amour. Dans le cas inverse, des indices nous auraient été laissés. Le féminin s'impose donc.

[2] Sterben s'emploie pour la mort de blessure ou de maladie, c'est pourquoi, pour épargner la platitude du verbe "mourir" (qui correspondrait plutôt à un vers du type werd ich tot sein), j'ai proposé la version métaphorisée qui entrait bien en résonance avec le reste du texte - mais elle n'est pas exprimée en tant que telle par Rückert.

[3] L' Auftakt est une syllabe qui débute le vers dans certaines configurations métriques. Il est toujours considéré comme inaccentué, même lorsqu'il s'agit du verbe. Lenau : Reich' / ich den / Becher / Wasser. Le vers à Auftakt est la norme au théâtre

[4] L'unité de mesure de la versification allemande est en effet l'accent (Hebund), qui constitue le noyau d'une mesure de type trochaïque (+ -) (ou dactylique, + - - ). Il n'y a donc pas de nombre de syllabes fixe d'un vers à l'autre, même si certains poètes (Eichendorff en particulier) s'y sont appliqués. On ne classifie pas les syllabes selon des quantités (comme en latin par exemple), mais selon le caractère accentuable de la syllabe.

[5] La rime est facultative dans le vers allemand (et toujours omise au théâtre). Ici encore, certains auteurs ont tenu à en faire usage, comme Eichendorff dont les compositions poétiques pouvaient se rapprocher fortement de mètres syllabiques (octosyllabe comme pour Waldesgespräch et décasyllabe comme pour Schöne Fremde).

[6] Les rimes féminines s'achèvent sur une syllabe finale non accentuable qui n'est pas décomptée, comme en français. Les rimes masculines, au contraire, s'achèvenet sur une syllabe finale accentuable.

[7] On parlera désormais, pour plus de commodité dans ces pages, d'opus 1 ou opus 1910 pour la première série, 2 ou 1915 pour la deuxième, 3 ou 1924 pour la troisième et dernière. Plus les deux Rilke inédits, qui restent à part.

[8] On peut citer des exemples. Schubert adapte la prosodie aux exigences mélodiques, comme la plupart des compositeurs. Kurtág, le Richard Strauss de la Femme sans Ombre, Pierre Boulez et bien sûr par-dessous tout Georges Aperghis, comme la plupart des compositeurs 'novateurs' du vingtième siècle, "atomisent" le texte, contredisent la prosodie, parfois jusqu'au monophonématique inintelligible. Ce qui pose des problèmes que nous avons abordés par deux fois sur CSS, d'abord généralement, puis à la marge, sur un cas particulier. Enfin, le cas le plus typique d'une prosodie recrée est le Pelléas de Debussy, qui respecte parfaitement la langue, mais qui, si vous tentez l'aventure de dire le texte en suivant les inflexions de la ligne musicale, vous apparaîtra comme totalement artificielle - et ce n'est pas pour peu dans la magie de ''Pelléas'' !

[9] Qui me rappelle peut-être Blandine Staskiewicz, tout s'explique.


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