Il nous fallait aborder cette longue scène essentielle de la « torture » de l’enfant (III, 4), mais nous le ferons de façon plus informelle aujourd'hui, à travers une balade essentiellement musicale (avec les extraits correspondants) et bêtement thématique. Pour un petit émerveillement.
Nous avions achevé la tirade de Pelléas qui, en somme, brasse à nouveau des motifs déjà connus - l'occasion de faire le point sur quelques-uns que nous n'avions pas encore abordé en profondeur.
A présent, la tirade de Golaud, plus féconde dramatiquement.
Nous reprenons paisiblement le fil de notre série, plus loin dans le drame - il y a tellement de choses à traiter, autant aller au plus brûlant.
Comme précédemment, lecture suivie agrémentée d'extraits non publiés dans le commerce.
Résumé de l'action : Après un étrange badinage avec Mélisande au balcon - qui y perd ses colombes, deux références (presque) innocentes, bien sûr -, Pelléas, surpris par Golaud, le suit dans un étrange rituel initiatique, suspendu à son bras au-dessus d'un gouffre quasiment sans fond.
Evidemment, la portée symbolique de la scène (III,2) réside dans la mise en évidence des relations de confiance chancelantes, et dans l'abîme mortel qui s'ouvre à la moindre rupture. L'étrange ligne de Golaud qui crie sur Pelléas apeuré, suspendu au-dessus du néant, les à-coups de l'orchestre, qui semble tanguer, l'écriture uniquement dans les graves confèrent à cette scène son caractère assez énigmatique et troublant, vraiment sur le ton de l'initiation.
La scène 3 de l'acte III s'ouvre sur une terrasse au sortir des souterrains. Entrent Golaud et Pelléas.
Je persiste à fournir dans l'ordre la musique, puis les commentaires sur le texte, enfin sur le matériau musical, pour entrer progressivement dans les charmes de Pelléas.
A ce stade, après quelques menues explications sur la genèse de l'oeuvre, après quelques amusements autour des influences réelles ou fantasmées, reçues ou données par Pelléas, après enfin quelques clefs pour aborder ce livret, principal obstacle à l'appropriation de Pelléas, il est temps de se plonger dans l'oeuvre, et de la découvrir ou la scruter, pas à pas.
Nous reviendrons ensuite, à la lumière de ces études, sur certains principes : motifs symboliques, usage de scènes isolées, leitmotivs (?), part du réel dans Allemonde, déchirures de la symbolique.
Pour l'heure, place à l'oeuvre.
4. Balade dans l'oeuvre et étude de détail
Acte I, scène 1
Nous débutons le plus logiquement du monde par la scène 1 de l'acte I, juste après le prélude que nous avions proposé, dans le deuxième volet de la série. L'extrait se termine à la fin de l'interlude qui prépare la scène 2.
[Manifestement, le fichier est un peu lourd pour l'utilitaire, mais vous trouverez l'extrait précis à l'intérieur de l'article.]
Plus le temps passe, plus ce livret, qui m'avait d'abord laissé très dubitatif (sans me faire de religion tranchée, toutefois), m'impressionne insistamment. On peut le lire à cette adresse, mais ayant choisi des versions très intelligibles, ceux qui sont les moins familiers de l'oeuvre auront l'occasion de la découvrir pas à pas.
3. Mode d'emploi esthétique du livret de Pelléas
Le principal obstacle à Pelléas est sans doute son livret, qui peu paraît niais, avec ses répliques simples, ses dialogues désarticulés, son esthétique à ce point épurée qu'elle paraît inexistante. Sans que le sujet (le triangle amoureux) paraisse pour autant bien original.
Il faut donc poser quelques préalables pour mieux en apprécier les saveurs.
Nous sommes d'ordinaire accoutumés à des textes dramatiques qu'on jugera d'une part sur leur efficacité, leur densité, d'autre part sur la qualité de leur langue. Ici, nous sommes dans un paradigme opposé à ces considérations. Chaque saynète se développe de façon autonome, sans action véritable, étirée, sans nécessairement de tensions (du moins apparentes). Elle est en réalité une unité symbolique qui nourrit l'ensemble de la pièce, nous le verrons plus tard, notamment au moment de commenter plus précisément l'oeuvre.
Quant à la qualité de la langue, elle ne doit pas s'analyser, comme nous le faisons habituellement, au temps T où elle est employée, mais sur l'ensemble du texte, parfois a posteriori. Les métaphores synchroniques - c'est-à-dire qui prennent leur valeur au moment même où elles sont énoncées - sont très rares dans le texte de Maeterlinck, et d'un goût précieux, parfois proche de l'incongru, qu'on peut contester. Mais celles qui fondent l'intérêt du texte sont véritablement diachroniques, parcourant d'échos l'oeuvre tout entière, prenant sens par rapport aux autres occurrences.
Ces métaphores sont en réalité constituées de motifs symboliques simples (la forêt, par exemple), qui viennent éclairer les propos des personnages et les situations, via cette référence.
2. Influences plus ou moins sérieuses, sensibles dans Pelléas et Mélisande
Il se trouve que Debussy a été très impressionné par Wagner et a influencé Messiaen ou Takemitsu, c'est un fait. Mais il y a plus amusant encore : ce paragon de modernité ouvre son unique opéra, un de ses meilleurs ouvrages, par un thème emprunté (ou du moins identique) à celui d'une séquence très secondaire d'un opéra de Meyerbeer.
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Dans les Huguenots, à l'acte III, le complot qui se trame pour assassiner le jeune huguenot Raoul de Nangis - afin de venger l'affront fait à la famille catholique des Saint-Bris - est interrompu, de façon très efficace (à la fois car on évite des détails fastidieux et car on sollicite simultanément l'attente du spectateur). Un archer paraît et, bon veilleur de nuit, fait rentrer la foule qui vient de terminer son ballet bohémien frénétique (invariablement coupé à la scène), pour l'heure du couvre-feu.
Rentrez, habitants de Paris,
Tenez-vous clos en vos logis ;
Que tout bruit meure,
Quittez ces lieux
Car voici l'heure,
L'heure du couvre-feu.
Il s'agit là d'une séquence secondaire des Huguenots. Sachant le succès planétaire de Meyerbeer à Paris et la présence de ses ouvrages au répertoire jusque dans la première moitié du vingtième siècle (jusqu'à la mondialisation des programmations, en fait), on peut s'amuser de cette coïncidence troublante en écoutant la séquence qui a l'honneur d'ouvrir le chef-d'oeuvre intergalactique de Debussy :
.
Troublant, n'est-il pas ?
D'expérience, Pelléas et Mélisande n'enthousiasme que peu les lyricomanes.
Je vous propose donc cette balade dans l'oeuvre, à travers des extraits commentés d'enregistrements du domaine public ou non commerciaux (afin de ne léser personne).
1. Quelques banalités en introduction
1.1. La création
Contrairement à ce qu'on en dit parfois, l'oeuvre n'a pas chuté lors de sa création à l'Opéra-Comique, soutenue par la jeune garde enthousiaste qui venait gonfler le succès très mitigé.
On connaît bien l'histoire tumultueuse de la collaboration entre Debussy et Maeterlinck, ce dernier ayant souligné la nature fortement invalidante pour la qualité du texte des coupures opérées par le compositeur. Mais personne ne s'aveugle sur les véritables raisons de la brouille définitive entre les deux hommes : Maurice Maeterlinck souhaitait imposer Georgette Leblanc, soeur de Maurice Leblanc et accessoirement maîtresse de notre poète, tandis que Debussy avait fini par imposer l'américano-écossaise Mary Garden, au français parfaitement intelligible et dosé mais dont on moqua un peu l'accent à la création.
La querelle fut très vive, puisque certains témoignages laissent entendre que Maeterlinck aurait pensé à provoquer Debussy en duel. Il faut dire que ce dernier n'avait reçu l'autorisation d'utiliser Pelléas & Mélisande qu'à la condition expresse que le rôle féminin principal soit confié à Georgette Leblanc. On alla même jusqu'au sabotage, en saccageant le matériel d'orchestre - les (nombreuses) altérations en avaient été biffées !
Il nous reste un témoignage assez émouvant de Mary Garden chantant Mélisande avec Debussy au piano. Voici la chanson de la première scène de l'acte III (enregistré en 1904 mais son véritablement excellent !).
Très intéressant, car il s'agit du témoignage d'une autre école de chant : vibrato un peu serré et irrégulier, privilège de l'expression sur la justesse (pression du souffle pas toujours bien maîtrisée)... Et Debussy, sans être un grand virtuose, a quelque chose d'assez touchant, comme en attestent encore mieux les reconstitutions par piano mécanique des interprétations de ses propres oeuvres.
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