Carnets sur sol

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A la découverte de Pelléas & Mélisande de Debussy/Maeterlinck - VI - Balade dans l'oeuvre - Acte I, scène 1 (c)

Devant l'immense succès de l'épisode précédent.

La suite.


GOLAUD
D'où êtes vous?
Où êtes-vous née?

MÉLISANDE
Oh! oh! loin d'ici…loin…loin…

GOLAUD
Qu'est-ce qui brille ainsi au fond de l'eau?

MÉLISANDE
Où donc? Ah!
C'est la couronne qu'il m'a donnée.
Elle est tombée en pleurant.

La couronne... Objet symbolique bien connu. Il y a bien sûr la couronne du Jüngling am Bache de Schiller (pour laquelle j'avais débuté une traduction respectueuse rythmiquement, mais ce sera pour une autre fois).

Je vous mets la plus belle des trois mises en musique de Schubert, le D.192. (Elly Ameling, Graham Johnson)

Voici le texte de la première strophe, et une rapide traduction de ma part (faute de quoi je reçois des protestations légitimement indignées pour laisser du texte en VO).

An der Quelle saß der Knabe, / A la source était assis le jeune homme,
Blumen wand er sich zum Kranz, / Se tressant des fleurs en couronne,
Und er sah sie fortgerissen, / Et il les voyait se détacher,
Treiben in der Wellen Tanz. / Ballotées dans la danse des flots.
"Und so fliehen meine Tage / "C'est ainsi que fuient mes jours,
Wie die Quelle rastlos hin! / Comme la source qui s'éloigne sans repos,
Und so bleichet meine Jugend, / C'est ainsi que pâlit ma jeunesse,
Wie die Kränze schnell verblühn!" / Comme les couronnes se fânant bientôt !"

La couronne est ici explicitement une figuration de la jeunesse. On peut débattre à l'envi sur ce qui est sous-entendu par le texte, mais l'essentiel est là.

Dans cette citation de Pelléas, en revanche, la couronne semble plus volontiers se charger de la signification populaire. La couronne d'hyménée, symbole de la virginité. En tout cas de liens étroits avec le donateur. Cela éclaire une partie de l'effroi de Mélisande, et le tout est présenté, comme d'habitude chez Maeterlinck, sans insistance. Il est donc plus que probable que les pleurs et l'eau ne filent nullement une métaphore égrillarde.


GOLAUD
Une couronne?
Qui est-ce qui vous a donné une couronne?
Je vais essayer de la prendre…

Même intrusions de Golaud, on n'y revient pas.

MÉLISANDE Non, non, je n'en veux plus! je n'en veux plus Je préfère mourir…mourir tout de suite!

GOLAUD Je pourrais la retirer facilement; L'eau n'est pas très profonde.

MÉLISANDE Je n'en veux plus! Si vous la retirez, je me jette à sa place!

GOLAUD Non, non; je la laisserai là; On pourrait la prendre sans peine cependant. Elle semble très belle.

Golaud, ici, file la métaphore de cette jeunesse.


Y a-t-il longtemps que vous avez fui?

MÉLISANDE
Oui, oui,
Qui êtes-vous?

GOLAUD
Je suis le prince Golaud, le petit fils d'Arkel, le vieux roi d'Allemonde

MÉLISANDE
Oh! vous avez déjà les cheveux gris!

Première rupture signifiante de Mélisande. Il s'agit d'identifier Golaud, et son lignage, ses titres ne semblent pas répondre. L'âge, en revanche...


GOLAUD
Oui; quelques-uns, ici, près des tempes…

MÉLISANDE
Et la barbe aussi…

Lui essaie naïvement d'y échapper, mais quelle rosse cette Mélisande, qui en remet une couche !


Pourquoi me regardez-vous ainsi?

GOLAUD
Je regarde vos yeux.

Nous sommes toujours dans le développement de la même idée : Je ne vous ferai pas... / Oh ! Vous êtes belle !. Ce décalage permanent dans la scène entre l'attention paternaliste et la concupiscence voilée. Les deux fusionneront d'ailleurs une fois mariés, on le verra tout au long de l'oeuvre.


Vous ne fermez jamais les yeux?

MÉLISANDE
Si, si je les ferme la nuit…

GOLAUD
Pourquoi avez-vous l'air si étonnée?

MÉLISANDE
Vous êtes un géant!

GOLAUD
Je suis un homme comme les autres…

Ces répliques anodines sont très significatives : il s'agit de placer Pelléas sur la frontière d'un ailleurs, mais sans verser dans aucun fantastique. Mélisande appartient à une sorte d'étrangeté, mais toujours à la marge.
L'étude de l'oeuvre sur le plan de cette ambiguïté est très féconde - Allemonde est-il un univers qui ressortit à l'imaginaire ou au réel ? On y reviendra. Notez aussi cette musique aux contours insaisissables, qui semble tituber.

MÉLISANDE
Pourquoi êtes-vous venu ici?

GOLAUD
Je n'en sais rien moi-même.
Je chassais dans la forêt.
Je poursuivais un sanglier,
Je me suis trompé de chemin.

Retour à l'orchestre des formules qui évoquent la chasse dès la première phrase de Golaud. Encore la forêt et les bêtes sauvages. La forêt, le lieu où l'on se perd, où l'on n'y voit goutte, et le lieu qui nourrit à l'infini des bêtes sauvages que l'on chasse.

Vous avez l'air très jeune. Quel âge avez-vous?

MÉLISANDE
Je commence à avoir froid…

On romp à nouveau, par deux fois, la conversation. Ou plutôt, Golaud reprend son obsession et Mélisande lui répond de façon détournée.

Car il s'agit de l'une des répliques les plus perfides de l'histoire du théâtre. Le froid est dans la langue classique ce qui caractérise la vieillesse, âge glacé. (lié à la conception de la médecine de l'époque) Aussi, répondre à la question insistante de l'âge Je commence à avoir froid signifie bien : "ne m'approchez pas, que votre vieillesse croulante ne contamine pas ma jeunesse". C'est là un réel affront fait à Golaud, un refus sans ambiguïté.

Ce que naturellement Golaud ne perçoit pas :

GOLAUD
Voulez-vous venir avec moi?

Etrange ligne vocale, forcément hurlée, un vrai brame de cerf. Je vous laisse en tirer les diverses interprétations symboliques possibles, que ce soit dans la symbolique populaire ou dans le contexte de cette forêt.


MÉLISANDE
Non, non, je reste ici.

GOLAUD
Vous ne pouvez pas rester ici toute seule,
Vous ne pouvez pas rester ici toute la nuit…
Comment vous nommez-vous?

MÉLISANDE
Mélisande.

GOLAUD
Vous ne pouvez pas rester ici, Mélisande.
Venez avec moi…

MÉLISANDE
Je reste ici.

GOLAUD
Vous aurez peur, toute seule,
On ne sait pas ce qu'il y a ici…toute la nuit…
toute seule…ce n'est pas possible,

On trouve dans cette insistance de Golaud autre chose qu'un calcul ou qu'une insistance égoïste. Il y a plus de la détresse panique que décrivait avec justesse Vartan, de la blessure antique du petit garçon qui s'éveille à l'idée de laisser quelqu'un seul toute la nuit, dans la forêt.


(avec une grande douceur)
Mélisande, venez, donnez la main…

L'annonce du mariage qui sera explicité dans la lettre lue par Geneviève à la scène suivante. Point intéressant que nous soulèverons aussi, autour des questions du réel. Le mariage de quel culte ? Ces éléments concrets qui font intrusion dans ce monde éthéré créent en partie le trouble propre aux oeuvres de Maeterlinck.


MÉLISANDE
Oh! ne me touchez pas!

GOLAUD
Ne criez pas…
Je ne vous toucherai plus
Mais venez avec moi.
La nuit sera très noire et très froide.
Venez avec moi…

MÉLISANDE
Où allez-vous?

GOLAUD
Je ne sais pas…
Je suis perdu aussi…
(Ils sortent.)

Et pourtant, Golaud sait qu'il tentera de sortir de la forêt et de rejoindre Allemonde (où la scène ne se passe pas, étrangement, devant emprunter la voie de mer). Mais il ne sait pas et ne saura pas, en effet.

Vous aurez noté que cette troisième tranche contient peu de nouveautés, puisque le matériau de chaque scène est ainsi discrètement brassé, les mêmes éléments y étant distillés de façon récurrente tout au long de la scène, unité fermée qui compose le drame.

Je vous laisse rêver paisiblement pendant l'interlude qui lie la scène 1 à la scène 2, interlude que nous reprendrons pour la suite.


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Commentaires

1. Le samedi 19 août 2006 à , par Bra :: site

Je crois me souvenir que mon prof d'analyse au Conservatoire, lors d'un cours sur le Pelléas, avait aussi parlé de l'Ariane et Barbe-bleue de Maeterlinck. Cette oeuvre semblait peut-être, selon lui, fournir des explications quant à l'origine de Mélisande qui débarque d'on ne sait trop où dans le Pelléas... Ne serait-ce pas une des épouses prisonnières de Barbe-bleue et libérée par Ariane, cette jeune fille apeurée qui refuse de partir à sa libération (j'espère que mamémoire ne me joue pas de mauvais tour), ayant trop peur du tristement célèbre seigneur ?... L'une des hypothèse qui expliquerait ainsi pourquoi Mélisande a si peur quand elle rencontre le seigneur Golaud, pourquoi elle possède aussi une couronne... Mais, je l'avoue, je n'ai jamais creusé cette piste, jamais été plus avant. Tout cela mériterait vraiment un peu d'attention. Non ?

2. Le samedi 19 août 2006 à , par DavidLeMarrec

Il y a en effet une Mélisande parmi les femmes de Barbe-Bleue, chez Maeterlinck. Et ça expliquerait bien des choses !

Il est vrai qu'on n'en a pas besoin pour appréhender Pelléas dans son ensemble, mais c'est tout à fait éclairant sur l'origine de Mélisande, très énigmatique dans cette première scène !

Mélisande est en revanche plus méconnaissable encore que Rosine entre deux volets de Beaumarchais. Parce que dans Pelléas, elle semble tout découvrir, et mène la barque dans le même temps. Rien à voir avec la quasi-muette, soumise à Barbe-Bleue. Etrange aussi que Golaud lui fasse si peur ! Et ironie du sort qu'elle périsse par ce petit mari jaloux, ayant échappé au terrible duc !

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