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La foudre Maeterlinck – L'Intruse, Les Sept Princesses, Intérieur… à l'ESAD


maeterlinck esad

Une proposition

L'ESAD Paris (École Supérieure d'Art Dramatique, sise dans la Cour Carrée des Halles) proposait la semaine dernière une expérience hors du commun : 1h30 de Maeterlinck, regroupant trois de ses meilleures pièces (peu célèbres) quasiment en entier et entrecoupées d'extraits de ses célèbres (et plus longues) La Princesse Maleine et Pelléas & Mélisande.

1. L'Intruse
2. extrait de La Princesse Maleine (recontre dans la forêt)
3. Les Sept Princesses
4. extrait de La Princesse Maleine (la scène dans la tour avec Maleine et la Nourrice)
5. extrait de Pelléas & Mélisande (fin de l'acte III, Golaud et Yniold au pied de la tour)
6. Intérieur

Comme il s'agissait d'un atelier interne des deuxième année (et dans une toute petite salle), la représentation n'était pas annoncée au public – je l'ai su par Clément Mariage (que vous lisez peut-être ici ou là sous le pseudonyme transparent d'Adalbéron Palatnįk), qui y étudie en troisième année et qui a eu la délicatesse de me tenir informé, ainsi que par une amie chère qui m'a rappelé à temps l'échéance (j'avais manqué le courriel l'annonçant !). C'est lui aussi qui a reconstitué la distribution ! – qui n'est annoncée nulle part.
Je présente toute mes excuses aux camarades qui se reposaient sur ma veille ou sur l'agenda : j'ai réellement été rappelé à l'existence de cet atelier la veille de la représentation, et heureusement qu'on avait réservé pour moi !

L'idée de Jean Massé (mise en scène) et Pierre Lesquelen (dramaturgie) était de donner à entendre un Maeterlinck sans apprêt, revenant au texte nu (pas de décor ni réellement de costumes), et essayant des modes d'élocution totalement différents d'une pièce à l'autre.

Je le dis d'emblée, une des meilleures expériences théâtrales de ma vie. Et une des expériences les plus frappantes de ce qu'est un choix théâtral en matière d'interprétation.

(Tout en haut, il y a La mort de Tintagiles de Maeterlinck dans la version Podalydès-Knox-Coin, le meilleur spectacle que j'aie jamais vu, tout genres confondus ; et puis pas mal d'Ibsen ensuite, comme Rosmerholm par Braunschweig ou Brand par le même. Et un peu plus loin – jugez-moi – Edmond de Michalik. Sans doute aussi beaucoup d'autres choses que j'oublie – Come tu mi vuoi de Pirandello par Braunschweig, par exemple.)


Lignes de force

Dans cette proposition, on retrouve donc le meilleur Maeterlinck, avec ses formules suspendues et étranges très parentes : les silences, les expressions imagées un peu insolites – comme désuètes d'un temps lointain que nous avons pas connu.

On rencontre aussi régulièrement, au sein de cette atmosphère vaporeuse qui pourrait presque se passer à n'importe quelle date dans n'importe quelle civilisation – il n'y a sans doute pas assez de représentations de Maeterlinck pour oser des versions transposées dans l'Amérique précolombienne ou l'Inde du XXIIIe siècle, mais ce serait sans doute totalement possible sans grande déperdition de sens et d'atmosphère –, de petits détails très concrets qui viennent nous ramener à une vie quotidienne et une temporalité très précise. Le paysan mort de faim ou le prie-Dieu dans Pelléas (tiens, il y a un mobilier catholique spécifique), le roi « de très pauvres gens » dans Les Sept Princesses, dans L'Intruse la Sœur de Charité qui se tient auprès de la malade… Ce qui pose aussi la question, déjà abordée en ces pages, de Dieu en Allemonde – royaume qui paraît purement imaginaire, mais où l'on retrouve par touche la même religion que celle des spectateurs de la création.

Chacune des scènes sélectionnées (à l'exception du premier extrait de Maleine) comporte aussi la vue par procuration comme pivot central : le spectateur se retrouve comme les personnages, à chercher à comprendre ce qui est mal expliqué par le seul qui voie. Un dispositif puissant pour l'identification à la situation, mais aussi pour la tension dramatique : nous cherchons à appréhender ce qui vient, mais nous n'y parvenons pas, bien que tous les indices d'un grand malheur soient sensibles.


Pelléas

La scène de Pelléas retenue était la fin de l'acte III (la scène 4 chez Debussy), celle de l'entretien entre Golaud et son fils Yniold, qui se termine par une scène de violence domestique et psychologique difficilement supportable. J'en ai parlé mainte fois : la scène, son décalque chez Samain, notre empathie dérangeante avec le père, la réplique du lit

C'est la seule scène qui ne m'ait pas pleinement convaincu – mais elle a beaucoup marqué mes co-spectateurs ! –, le choix était de confier les deux rôles à Jules Pellissard, qui jouait Golaud et se donnait la réplique en Yniold en actionnant une marionnette (de souris bipède, de mémoire ?), et en altérant minimalement sa voix. L'idée était intéressante, mais elle se heurte pour moi à la caractéristique principale de ce moment : c'est bien la présence d'un enfant, d'un enfant qui ne comprend pas l'importance des questions – ou feint de ne pas les comprendre en pressentant le drame –, qui irrite le père, nous irrite nous, et crée ce halo de violence dont le spectateur se sent diffusément coupable. En le remplaçant par une marionnette, on perd ce ressort (moral), qui donne pour moi la force à cette scène. Ça reste remarquablement écrit – même si les belles répliques ajoutées par Debussy me manquent ! – mais manque d'enjeu pour moi.

Au demeurant, on restait pris par la force de la scène et sa belle réalisation – il faut dire aussi que l'empilement de chefs-d'œuvre – dont deux que je n'avais jamais vus en scène – (me) rendait la concentration plus difficile à ce moment assez avancé du spectacle.

Maleine


Également en interlude, deux extraits de La Princesse Maleine.

D'abord la scène de badinage dans la forêt entre Hjalmar le jeune et Maleine. Choix audacieux de traiter la langue de Maeterlinck de façon drolatique, en mettant en avant ses images cabossées (la chasse aux hiboux !), ses répétitions, ses invraisemblances… sans abîmer le texte, les acteurs parviennent à donner une couleur plaisante, à mettre à distance les personnages avec tendresse. Ce n'est pas la pente la plus naturelle, et ce serait difficile à tenir sur une pièce en entier sans nous priver d'une partie du charme évocateur – et terrifiant – du théâtre de Maeterlinck, mais je trouve l'expérimentation particulièrement intriguante, stimulante et convaincante !

Puis la scène de la Tour, où Maleine enfermée avec sa Nourrice parvient à apercevoir le jour à travers une fente du mur descellé ; après avoir été longtemps aveuglées par la lumière (motif récurrent là aussi, façon Souterrains de Pelléas, mais encore plus évident dans Alladine et Palomides), et s'être réjouies de voir enfin le soleil, elles découvrent la disparition du pays, totalement dévasté par la guerre. Là aussi, le monde concret fait irruption dans les intrigues sentimentales éthérées de ces petites cours symbolistes. Scène absolument déchirante qui parle aussi beaucoup de notre humanité contemporaine, peut-être bien la meilleure de la pièce.
Par ailleurs la Nourrice est un personnage ouvertement savoureux, qui nourrit d'autant mieux le tragique par la rupture de ton lorsqu'elle cherche en vain villes et fermes connues du regard.

La scène est très bien dite et l'évocation totalement réussie, alors qu'il n'y a pas réellement de costumes, pas du tout de décors, et que les deux acteurs sont assis face à nous sur les gradins normalement dévolus au public – nous sommes en bas. Grand coup de chapeau à eux.

Hjalmar le jeune : Joël Dufey
Maleine : Louise Housset et Zdenka Tchamkerten
La Nourrice : Antoine Werne
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Intérieur

Et nous voilà du côté des trois pièces intégrales (avec des coupures significatives pour tenir en 1h20 de spectacle, mais jouées de bout en bout).

Intérieur est l'un des trois petits drames pour marionnettes (avec La mort de Tintagiles et Alladine & Palomides) écrits par Maeterlinck, et, je crois, le plus court des trois.

Le principe est simple : un vieil ami de la famille arrive devant la porte d'une maison, accompagné de l'étranger qui a trouvé le corps de leur fille noyée. Ils ne savent pas encore. Toute la pièce se résume à l'hésitation du vieil homme à venir briser l'insouciance de cette famille qui ne connaît pas encore son malheur. Il invente toutes sortes de prétexte pour ne pas y aller tout de suite, les chants de la procession se rapprochent, il est rejoint par ses petites-filles, ils observent le rituel du soir de la famille… Ici aussi, sur le terreau du désespoir, le texte est parfois à la frontière de l'humour léger, de la petite dérision des personnages qui s'inventent de fausses raisons…

J'avais été traumatisé par la version de Nâzim Boujenah à la Comédie-Française : entre 5 et 20 secondes entre chaque réplique (j'ai compté, ce sont les vrais chiffres), ce qui tuait totalement la possibilité d'immersion, comme si on avait eu la flemme de programmer trois pièces de 20 minutes, ou qu'on s'était rendu compte en cours de production que c'était trop court pour vendre un spectacle. (Et puis les projections à peine animées détournaient l'attention tout en favorisant l'ennui par leur platitude littérale – on voyait les ombres de la famille typiquement, donc aucune place pour l'imagination.)
C'était donc un grand plaisir de l'entendre interprété à un débit décent et avec une belle intensité, sans se départir du petit détachement un peu insolite inscrit dans le texte.

Le Vieillard : Paul Dussauze
Marthe : Zdenka Tchamkerten
Marie : Louise Housset
L'Étranger : Pierre Sutra



Les Sept Princesses

Le Prince Marcellus (oui, les prénoms circulent beaucoup dans le Canon maeterlinckien) revient d'un long exil pour y retrouver ses grands-parents le Vieux Roi et la Vieille Reine, ainsi que les Sept Princesses qui l'attendent pour peut-être l'épouser. Elles sont dans une pièce spécifique, allongées sur des marches, sont malades depuis longtemps, et tout le drame consiste en une description de leur état, depuis les fenêtres qui permettent aux personnages d'observer – mais nous ne voyons rien, et eux sont trop loin pour y voir bien. Toute la tension se crée autour de la prémonition de ce qui peut se passer, d'indices parfois contradictoires laissés au fil du texte.
Je suis très séduit par ce théâtre descriptif – Maeterlinck aimait beaucoup les descriptions, témoin son récit en prose inspiré par la contemplation de Brueghel.

Probablement la pièce la plus difficile à rendre : c'est essentiellement la Vieille Reine qui parle, s'agite autour de la vue des princesses, se répète beaucoup… Ici, le choix est fait d'adopter un débit très rapide, où tout est quasiment énoncé sur le même ton, un peu sans façon, presque niais. Et cela fonctionne superbement : au lieu de distendre le texte par des pauses, qui pourraient rendre les répétitions un peu fastidieuses, le résultat ressemble à une incantation alla Péguy, que je trouve très persuasive et poétique. Jeanne Lebeau s'y livre totalement, d'une façon particulièrement convaincante.

La Vieille Reine : Jeanne Lebeau
Marcellus : Manon Gerbouin
Le Vieux Roi : Pierre-François Orsini


L'Intruse

La plus frappante des pièces (avec la scène de la Tour de Maleine, mais je l'avais déjà vue sur scène !) était probablement L'Intruse : en toute honnêteté, après ces vingt minutes-là, j'étais déjà épuisé émotionnellement et prêt à rentrer chez moi. Tous les tropes maeterlinckiens y sont concentrés : le regard par procuration, les discours incomplets ou inachevés, l'obscurité, les signes faibles que l'on peine à comprendre, les silences et même les questions sur les portes ouvertes et fermées… Le ressort, comme pour Tintagiles, n'est pas si éloigné de l'épouvante : on perçoit des sons, on imagine ce que ce peut être, on ne comprend pas : ici une famille qui semble de haute lignée, réunie dans un château mal éclairé et mal isolé, autour dela chambre d'une malade dont on ne veut pas clairement parler, attend de pouvoir visiter la fille de l'Aïeul. Une présence semble parcourir le parc, des portes grincent, la lampe s'éteint, l'aïeul aveugle demande à la petite Ursule de lui raconter ce qu'elle perçoit – mais elle le fait maladroitement, incomplètement, on ne comprend pas toujours ce qu'elle veut dire –, il compte les membres de la à table en demandant en vain qui s'est levé, la porte sur l'extérieur est restée ouverte, la servante ni s'approcher de celle de la malade… Un univers immédiatement frappant, en peu de mots.

Par ailleurs, c'était la scène jouée la plus traditionnellement, avec toute l'intensité de ces silences gênés et énigmatiques, de ces répliques qui se ne répondent pas, de ce texte qui tombe en aphorismes dégingandés… Et la distribution était aussi à très haut niveau, je n'avais pas entendu à ce jour du Maeterlinck théâtral aussi bien joué – même pour Tintagiles, spectacle d'art total, je n'avais pas trouvé le ton aussi juste – au premier rang de ces comédiens, le Père de Matéo Cichacki, voix remarquablement assise, sobriété presque vindicative envers l'Aïeul curieux, tourmenté, grave et immédiatement sympathique de Sara Valeri. De même, la voix claire et précise et le petit accent d'Anastasiia Kholina procurent à Ursule une véritable profondeur, comme un oiseau qui n'est pas d'ici, un enfant qui parle un autre langage que celui des adultes, avec lesquels la communication n'est pas complètement possible – et peut-être une background story de fuite d'un royaume lointain comme pour Maleine ou Mélisande.
(Tenez, au passage, Maleine avec un accent à couper au couteau, je serais très curieux de voir ça, ça rendrait l'exil tellement plus directement palpable.)

L'Aïeul : Sara Valeri
Le Père : Matéo Cichacki
Ursule : Anastasiia Kholina
La Servante : Joël Dufey
… et les autres comédiens dans les rôles de la famille.



Lessivé

La seule réserve que je pourrais énoncer, c'est la densité de ces 80 minutes, qui m'ont paru durer deux soirées entières – non pas d'ennui, surtout pas, mais par la richesse de ces drames empilés, dont chacun m'aurait comblé largement assez pour une soirée. En les jouant sans coupures, on aurait 30 minutes pour une pièce (et peut-être davantage en ralentissant le débit inhabituellement précipité des Sept Princesses), ce serait en toute honnêteté suffisamment puissant pour me combler. C'était un peu ce qu'avait fait Podalydès pour Tintagiles : pour dépasser l'heure de spectacle, il avait fait précéder la pièce d'une lecture (pas passionnante) de Pour un tombeau d'Anatole, poème pour le feu fils de huit ans du poète. On pourrait très bien imaginer, à la scène, jouer une seule de ces pièces avec un petit prélude d'autre chose pour que la soirée ne soit pas trop courte.

Ce n'était évidemment pas l'objet d'un tel atelier : il fallait permettre à chaque élève d'avoir une partie intéressante à jouer, et faire explorer à la classe différentes façons de mettre en action le texte de Maeterlinck – d'où la sélection de scènes parmi les plus marquantes de Maleine et Pelléas. On empilait ainsi chef-d'œuvre sur chef-d'œuvre : les meilleures portions de deux de ses plus grandes pièces, ainsi que trois miniatures incroyables, où la mort plane et finit par se révéler. J'étais déjà lessivé par les émotions (esthétiques et personnelles) à la fin de L'Intruse, heureusement que le ton variait entre les pièces et que je connaissais déjà sur scène Maleine, Pelléas et Intérieur, ce qui me permettait de relâcher un peu la tension pour tenir sur la durée, qui m'a paru immense, tant chaque instant était lourd de sens et de possibles.

Petit plaisir et grande rêverie au passage : contrairement à l'opéra, où l'on est obligé de choisir une œuvre en fonction des tessitures disponibles (on ne peut pas vraiment donner Méphistophélès à chanter à une soprano, ni Lakmé à un bayton-basse), au théâtre il est réellement possible de choisir la pièce d'abord et de couper les rôles, de répartir la parole indifféremment des âges et des sexes, sans rien retrancher à la force de la représentation. Ce qui nous a permis, en l'occurrence, de voir sous nos yeux une compilation du tout meilleur de Maeterlinck, au lieu d'être contraint par l'offre des tessitures présentes.

Un grand coup de chapeau aux comédiens, remarquablement talentueux – je n'ai pas entendu imposer, comme souvent au théâtre, un style d'acteur préexistant aux textes – et à leurs encadrants, qui ont touché juste et rendu le meilleur hommage imaginable au théâtre de Maeterlinck.


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