Carnets sur sol

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[la création] Jean-Claude PETIT — Colomba, d'après Mérimée


L'opéra est disponible en vidéo et en intégralité (sans sous-titres, mais la diction est correcte) sur CultureBox, qui documente décidément les spectacles lyriques les plus essentiels de l'actualité française. L'occasion de prendre un peu de recul.

1. Les deux voies de l'opéra d'aujourd'hui

Depuis assez longtemps, Carnets sur sol explore pas à pas l'évolution du genre opéra en dehors des milieux de la création officielle. Du fait de la muséification du répertoire, essentiellement tourné vers le passé (célèbre ou obscur), les créations sont peu nombreuses, ce qui réduit structurellement le nombre de réussites.

Dans ce cadre restreint, à côté des Å“uvres de compositeurs contemporains reconnus, certaines maisons font le choix de compositeurs moins réputés et complexes, parfois du milieu de la musique de film. Progressivement, deux genres se mettent à cohabiter, l'un qui représente une extension (en général difficilement adaptable à l'action théâtrale) de la musique symphonique la plus savante ; l'autre, sans la même ambition musicale, qui cherche plutôt à présenter une action de façon naturelle et agréable, avec une musique accessible pour le plus grand nombre.

Le premier groupe est bien documenté, c'est ce que l'on appelle généralement l'opéra contemporain ; le second est sans doute décrit de façon moins systématique, moins pris au sérieux — on dit que c'est joli, et puis on passe à autre chose. On ne grave pas de disques, on n'en parle plus dans les magazines. C'est pourquoi, par touches, CSS essaie de se pencher sur cet autre avenir possible du genre opéra — du moins si l'on considère que le musical du West End et de Broadway n'a pas déjà réglé la question.

2. L'état de la création

Avant de dire un mot de Colomba, il faut peut-être conseiller aux lecteurs de se reporter à quelques notules qui explorent la question ici résumée en quelques mots, de façon un peu plus précise. D'abord cette antique entrée consacrée aux difficultés structurelles de l'opéra contemporain (en particulier liées à ses langages musicaux) : on se rend compte que l'opéra fondé sur les langages dominants du second vingtième ne peuvent pas conquérir un large public, vu leurs contraintes (amélodisme, intelligibilité, tensions vocales, langages musicaux difficiles…).

Sur les courants de création et le genre « nouveau » de l'opéra de goût filmique, une notule a tenté de dresser un état des lieux davantage complet, d'Ibert & Honegger à Cosma, en passant par Herrmann, Shore et Maazel. Avec leurs vues justes sur la façon d'atteindre directement le public, mais aussi leurs maladresses, comme dans Marius et Fanny.
Un peu plus ancienne, la notule autour du Postino de Catán abordait ces enjeux, avec ses limites et ses charmes.

Il est vrai qu'étant moi-même dubitatif sur l'orientation de nombreux langages actuels largement inintelligibles (même par les plus passionnés, même par les pros), et particulièrement concernant leur compatibilité avec les contraintes du théâtre musical traditionnel ; et qu'étant largement sensible aux potentialités de la comédie musicale anglophone… je ne me sens pas le plus légitime pour trancher cette question, mon goût pour la mignardise pouvant être suspecté (à bon droit) de troubler mon jugement sur les intérêts respectifs des deux démarches.

Néanmoins, pour ce qui est de toucher le public au delà des amateurs du contemporain, il est certain que l'opéra d'aujourd'hui ne peut pas le faire sans de solides qualités théâtrales (Boesmans, plus que par la musique, a sans doute réussi par là) ou une musique plus familière et pittoresque (comme dans ces opéras à musique « filmique »)… en cela, ces opéras moins « sérieux », plus grand public (et pas forcément plus ratés) peuvent représenter un avenir réel pour la création musicale.

Au demeurant, mon propos n'est absolument pas de discréditer l'opéra contemporain « ambitieux », comme en atteste cette liste de recommandations qui traverse largement les styles. Mais les opéras contemporains bien faits mais un peu tièdes dans le genre de Written on Skin de Benjamin, qui croule sous les récompenses parce qu'on n'a pas tous les jours un opéra récent vaguement écoutable, regardable et reprogrammable, n'a quand même pas de quoi susciter l'hystérie ou l'envie irrépressible de réécouter absolument celui-là, comme cela arrive avec Don Giovanni, Le Trouvère, Tristan, Lady Macbeth de Mtsensk et quantité d'autres moins absolus. J'ai le sentiment (peut-être biaisé, comme dit ci-dessus) qu'à médiocrité égale, voire supérieure, les jolis opéras un peu naïfs, qui peuvent représenter une régression objective en matière de technicité, de subtilité et d'orchestration, toucheront plus directement le public.
En tout cas, en ce qui me concerne, j'aime réécouter Marius et Fanny de Cosma, alors même que l'œuvre me paraît un peu bancale, attestant d'un manque flagrant de familiarité avec les conventions opératiques. (Mais j'ai encore davantage réécouté Ocean of Time d'Ekström, et pas mal aussi L'Autre Côté de Mantovani et Hanjo de Hosokawa, tous résolument sur l'autre versant… Néanmoins ce sont là des inclinations que je crois beaucoup moins aisément universalisables, en tout cas pour les deux derniers.)

Une fois tout cela mis en perspective, on peut se pencher sur Colomba de Jean-Claude Petit.


3. Colomba : promesses et dangers

Lorsque j'ai vu qu'on programmait une Colomba, j'ai été très tenté de voyager jusqu'à Marseille : je tiens le court roman (la grosse nouvelle) de Mérimée pour un (pour ne pas dire le) sommet de l'art français d'écrire. Et même en acceptant qu'une adaptation théâtrale, même excellente, dénaturerait forcément les fines qualités de l'original, la matière narrative est suffisamment sympathique pour servir efficacement un opéra dont le compositeur saurait saisir quelques-unes seulement des couleurs du roman.
Et dans le même temps, vu ce qui se produit musicalement sur les scènes actuellement, la probabilité éminente d'être fort déçu.

Je n'ai pas voyagé.

J'avais manqué la retransmission radio (s'il y en eut), et je me aperçu il y a à peine quelques jours que l'Å“uvre a été diffusée en direct et reste disponible sur CultureBox. Dont voici un extrait :



Extrait choisi – pour vous –, qui illustre assez bien les principes à l'œuvre.
Vous pouvez voir l'intégralité sur CultureBox


4. Colomba de Petit & Pelegrín

Jean-Claude Petit est surtout célèbre comme compositeur de film : Cyrano et le Hussard de Rappeneau, Beaumarchais de Molinaro… et surtout Jean de Florette et Manon des sources de Berri (où c'est surtout Verdi qui reste dans l'oreille du public, au demeurant). D'où la petite rétrospective que je me suis permis. Et le choix d'un compositeur de film (déjà opéré à Marseille avec Cosma) ne paraît pas du tout incompatible avec le sujet : moi, j'aurais attendu / voulu quelque chose du genre du Telephone de Menotti, du Segreto di Susanna de Wolf-Ferrari, avec tout le lyrisme qu'on voudra en sus, mais forcément facétieux par touches. Un compositeur spécialisé dans le fragment et le caractère peut faire cela avec talent, sans chercher à produire du neuf.

Néanmoins, l'ambition de Jean-Claude Petit semble un peu plus vaste : comme Howard Shore pour The Fly version opéra (très belle Å“uvre d'ailleurs), il convoque son métier de compositeur et non de compositeur-pour-film, pour écrire une Å“uvre savante.

Le début est assez tentant : musique riche mais intelligible, qui vagabonde mais reste globalement d'un aspect tonal (même si elle se pose peu).

Pourtant, au bout du compte, difficile d'être comblé — comme on pouvait s'y attendre :

¶ l'ensemble présente une assez grande uniformité… les conversations badines ressemblent aux actions les plus violentes, glissant dans le même flux un peu tiède ;

¶ pas de saillances mélodiques, de couleur locale : le moment du chant avec guitare du début de l'extrait est assez réussi, mais ce n'est pas le cas de la ballade de la vengeance, de la scène de l'enterrement, etc. Pour une musique qui assume son caractère traditionnel, un peu de séduction n'aurait pas été de refus ;

¶ d'un point de vue technique, les tessitures lyriques sont écrites trop haut et contraignent beaucoup à la fois l'intelligibilité et le confort vocal des chanteurs, qui sont tout le temps sollicités de façon lyrique, intense (pas vraiment de récitatifs faciles) et peu propices à la déclamation ;

¶ le choix d'un mezzo dramatique pour Colomba, plaisante figure paradoxale de la jeune fille dont la grâce n'exclut pas la mâle puissance, et de surcroît le recrutement de Marie-Ange Todorovitch (dont la voix n'a jamais été juvénile, et qui trémule même pas mal depuis une dizaine d'années) abîment complètement ce qui fait le prix de ce portrait ; à la place, on voit une Santuzza, une Princesse de Bouillon, pesque une Médée, qui a beaucoup moins d'originalité et de charme. L'écriture vocale très dramatique et éclatante suit également cette pente (et le livret un peu aussi) ;

¶ le livret de Benito Pelegrín, dans des vers très honorables, n'a pas non plus de forte musicalité ; et il ne transpose pas vraiment (mais ce serait attendre l'excellence, et on ne peut l'exiger par défaut, j'en conviens) la vivacité de l'original… il se traîne un peu. Mais à vrai dire, il n'est pas mauvais, même pas médiocre : ce sont surtout les appuis prosodiques plats et assez maladroits (tout étant plongé dans une sorte d'égalité indifférente) des lignes vocales de Petit qui empêchent le texte (non sans potentiel) de fonctionner.

Sur la longueur, honnêtement, sans que le détail démérite du tout (de la bonne musique, accessible mais sans facilité), j'ai tendu à décrocher (assez vite, même) : j'ai eu peine à voir vers où cela menait, en quoi la musique servait l'action.

5. L'équipe

La mise en scène de Charles Roubaud, elle, sert le pittoresque, et utilise avec habileté l'espace du bateau, en particulier grâce aux belles projections vidéos, très adroites, de Julien Ribes. Le reste de la scénographie (Emmanuelle Favre pour les décors, Katia Duflot pour les costumes) est également réussi : à la fois agréable à l'Å“il et assez évocateur. Tout cela est traditionnel, mais sans paresse, même dans la direction d'acteurs, lorsque l'action semble peiner à progresser.

Du côté vocal, il est vrai que la grâce n'est pas non plus le maître mot (même Bruno Comparetti paraît passer en force, même le grand diseur Francis Dudziak paraît un peu fruste ce soir-là). À part Cécile Galois (français et couleurs extraordinaires dans le rôle de la servante, voyez à 40' dans la vidéo intégrale… l'œuvre semble soudain s'illuminer), ce sont probablement Pauline Courtin et Jean-Noël Briend qui convainquent le mieux, avec un joli français, mais pas toujours clair, et une voix qui sonne toujours un brin poussée.

Mais là aussi, qui de l'Å“uf ou la poule… distribue-t-on ces Å“uvres à des voix un peu ternes ou criardes parce qu'elles sont dangereuses pour les jolis timbres, sont-elles desservies par des distributions intrinsèquement inférieures aux grandes Å“uvres du répertoire… ou créent-elles ces difficultés, même sur des voix bien faites ? Sans doute un peu de tout cela à la fois, je suppose.

À défaut d'être convaincant, donc, tout est très correct dans cette soirée intriguante : le livret, la musique, la scène, le chant… c'est plutôt l'effet final, un peu monocorde, pas très touchant, qui laisse sur sa faim.

Direction musicale : Claire GIBAULT
Mise en scène : Charles ROUBAUD
Décors : Emmanuelle FAVRE
Costumes : Katia DUFLOT
Vidéos : Julien RIBES
Lumières : Marc DELAMÉZIÈRE

Colomba : Marie-Ange TODOROVITCH
Lydia : Pauline COURTIN
Miss Victoria / Une Voix : Lucie ROCHE
Servante : Cécile GALOIS

Le Colonel Nevil : Jean-Philippe LAFONT
Le Préfet : Francis DUDZIAK

Orso : Jean-Noël BRIEND
Giocanto Castriconi : Cyril ROVERY
Orlanduccio Barricini / Un Matelot : Bruno COMPARETTI
Vincentello Barricini : Mikhael PICCONE
Barricini Père : Jacques LEMAIRE



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Commentaires

1. Le mardi 25 novembre 2014 à , par malko

Zzzz Zzzz...Ce n'est pas laid mais engourdissant.

Je préfère, dans le genre, Previn ou Herrmann.

2. Le mardi 25 novembre 2014 à , par DavidLeMarrec

C'est assez différent de ceux-là, quand même.

Oui, Herrmann se tient très bien (pas très contrasté non plus, mais la musique est belle, alors qu'ici, ce n'est pas exactement le mot). Mais Previn, c'est tout de bon un chef-d'œuvre, l'un des opéras marquants du XXe siècle, aussi bien dans sa relation au texte que dans son atmosphère musicale propre, je trouve. On y retrouve effectivement ce petit côté sans aspérités, sans moments particulièrement saillants qu'on va spontanément réécouter, mais ça se fait dans la logique d'une œuvre largement littéraire, adossée à son texte… Un peu comme Pelléas ou Sophie Arnould. Dans ce genre « continu » ou « égal », je trouve ça vraiment plus passionnant que les meilleurs Britten (je n'ai pas encore écouté The Burning Fiery Furnace, qui est paraît-il particulièrement marquant).

Cette Colomba est loin de tout cela, il est vrai, mais ça mérite l'écoute, non ?

3. Le mercredi 26 novembre 2014 à , par malko

On parle tous deux d'un tramway nommé désir, je pense.

J'ai aussi de Previn sans l'avoir encore écouté :Brief encounter d'après la pièce de Noêl Coward (Orchestre de l'opera de Houston)

4. Le mercredi 26 novembre 2014 à , par DavidLeMarrec

Par défaut, oui, on parle forcément du Streetcar, mais on peut en dire autant de Brief Encounter, plus lyrique, mais tout aussi tourné vers le texte. Tu peux te jeter dessus, c'est très bon aussi.

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