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BO d'opéra


Juste une remarque en passant.

Il semble que l'opéra accessible, au XXIe siècle, se concentre en partie sur le métier de compositeurs de musique de film, maîtres de l'effet et de l'économie du temps.

[Avec Ibert, Honegger, Damase, Herrmann, Cosma, Shore (et Maazel).]

1. Tentative de diagnostic de la création d'opéra au début du XXIe siècle - 2. Opéras cinématographiques ? - 3. Un peu de prospective - 4. Sur les oeuvres, prolongements.


1. Une tentative de diagnostic de la création d'opéra au début du XXIe siècle

Dans la foule d'oeuvres parfois méritoires, mais difficiles, et souvent peu adaptées au format opéra, on s'aperçoit que le public est plus directement touché par ce que peuvent écrire des compositeurs qui utilisent encore les références tonales. En effet le langage musical "savant" a évolué, mais que la culture populaire utilise toujours des rapports harmoniques simples dans les berceuses, les chansons, etc. De ce fait, une musique tonale pas trop aventureuse touche un plus vaste public, parce qu'elle fait partie de la culture commune.

Ce phénomène, après l'effondrement du monopole innovant et sériel dans les pays pionniers en création musicale, laisse cohabiter à l'Opéra :

  • des oeuvres d'innovation brute (généralement peu viables dès le stade du livret, souvent même prétentieuses) ;
  • des travaux de l'ordre de la synthèse, censés ramener à une proportion plus accessible, domestiquée pour les besoins de la scène, les langages contemporains (L'Autre Côté de Bruno Mantovani, Aleksis Kivi d'Einojuhani Rautavaara) ;
  • voire se fixent des bornes dans leur modernité, même s'ils développent un langage personnel (Boesmans ne dépasse guère Berg, Maazel y adjoint un peu de Chostakovitch) ;
  • enfin une dernière catégorie écrit des oeuvres résolument tournées vers les langages passés :
    • certains s'inspirent ouvertement de la comédie musicale (Titanic de Maury Yeston, Call me Ishmael de Gary Goldschneider) ;
    • d'autres n'évoluent plus depuis certaines bornes (Jean-Michel Damase écrit dans un genre Poulenc, dont il a été le contemporain quelle que soit la date, Jean-Yves Daniel-Lesur dans La Reine morte ou Marius Constant dans les Impressions de Pelléas semblent tourner à l'infini autour du modèle debussyste) ;
    • et les derniers écrivent de la musique de film.


C'est de ce dernier cas que je m'occupe aujourd'hui, et en quelques mots.

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2. Opéras cinématographiques ?

Un certain nombre de compositeurs de musique de film ont écrit ou ont vu leurs opéras montés ces dernières années.

Ibert & Honegger dans L'Aiglon (Marseille 2004), bien que d'abord compositeurs de musique sérieuse, utilisent un langage avenant, assez spectaculaire, qui n'a que peu de rapport avec celui de leurs autres opéras respectifs, plus ancrés dans des styles très identifiables (depuis l'opéra-comique jusqu'aux drames récitatifs dans le goût de Cocteau, à la façon du Groupe des Six). Un bijou, quoi qu'il en soit (extrait ici).

Jean-Michel Damase, tout en conservant son langage musical habituel, reprend Washington Square de James tel qu'il a été adapté (et amélioré !) par les époux Goetz - dont le travail a été amplement popularisé, via le cinéma, par The Heiress (1949) de William Wyler. La traduction de Louis Ducreux en reprend tous les éléments, et de ce fait L'Héritière (1974, reprise à Marseille en 2004) s'inscrit dans la filiation d'une économie temporelle (sinon musicale) propre au cinéma.

Bernard Herrmann a tout récemment été mis à l'honneur d'une intégrale de studio et aussi de représentations il y a quelques semaines au Festival de Montpellier, pour Wuthering Heights. Célèbre pour ses bandes son hitchcockiennes en particulier, il utilise un langage assez moderne malgré tout, avec beaucoup de procédés issus des découvertes, en termes d'harmonies et d'orchestration, du premier vingtième siècle (Stravinsky, Holst...). Le sujet lui-même constitue un standard de l'imaginaire cinématographique, auquel les soeurs Brontë ont souvent été associées - et ici, le film de William Wyler constitue à nouveau la référence. [La musique d'Alfred Newman y est en revanche sensiblement différente, omniprésente sous les dialogues, mais sans rien exprimer, toujours gracieuse et légèrement sirupeuse, quelle que soit l'atrocité des interactions entre personnages.]
Pour son opéra, sur un livret de son épouse Lucille Fletcher, on retrouve les caractéristiques de son langage musical : la parole des personnages est libre, proche de l'expression naturelle, peu encline au lyrisme, mais sans sècheresse non plus ; quant l'orchestre, il compose surtout une multiple de micro-événements, d'effets, qui soulignent l'évolution des psychologies de façon un peu (trop ?) spectaculaire. La difficulté est qu'on retire difficilement un climat général de cette suite d'effets orchestraux, de touches d'affect. L'oeuvre est néanmoins très belle, avec incontestablement de la substance musicale, mais on perçoit bien le décalage entre le métier de départ et le cahier des charges de la forme opéra.

Vladimir Cosma, lui, a spécifiquement reçu une commande de l'Opéra de Marseille (2007), et n'a pas comme Herrmann voulu imposer son ouvrage contre les programmateurs. C'est grâce au parrainage de Roberto Alagna, semble-t-il, qu'il a conçu son opéra d'après les deux premiers volets de la trilogie marseillaise de Pagnol : Marius et Fanny. Le livret (de Michel Lengliney, Jean-Pierre Lang, Michel Rivgauche, Antoine Chalamel, Michel Arbatz et Vladimir Cosma !) en est assez discutable, avec un certain nombre de niaiseries, d'assonances abritant leur grandiloquence maladroite derrière le genre lyrique, mais qui ne sonnent pas toujours avec justesse. Plus encore que chez Herrmann, on est frappé de la dissociation d'avec une certaine tradition dans la conception d'un ouvrage lyrique.
Contrairement aux compositeurs de musique "savante", Cosma ne développe jamais ses thèmes, qu'il réitère simplement, et ne ménage pas de transitions : il juxtapose des scènes de caractère, très vives et évocatrices, avec une prosodie souvent un peu bancale (un peu trop soumise à la musique). Le passage d'un moment à un autre est simplement marqué par un bref silence, comme les mouvements d'une sonate, d'une symphonie... ou d'un disque de BO.
Néanmoins, et c'est le plus fort, cet opéra possède en dépit de toutes ses mauvaises coutures une qualité mélodique et un sens du climat remarquable, qui le rendent extrêmement attachants - il se réécoute avec un plaisir plutôt croissant que décroissant !
Thème de l'imaginaire collectif et musique lyrique accessible ont suscité un très beau succès pour ce titre, qui marque peut-être un certain avenir pour ce genre de concept, de même que les metteurs en scène viennent aujourd'hui souvent du cinéma faire de petites incursions, plus ou moins réussies, à l'Opéra.

Howard Shore, sur la vague de popularité que lui a assuré l'écriture de la BO de l'adaptation de l'épopée de Tolkien Le Seigneur des Anneaux, a reçu également une commande (2008), celle de composer un opéra d'après le film La Mouche auquel il avait collaboré. Joué en France au Théâtre du Châtelet (sous la baguette de Plácido Domingo, manière de compléter l'événement), son langage était plus exigeant que les autres (moins personnel aussi, d'ailleurs), alternant atonalité dans la première partie et lyrisme plus intense dans la seconde partie, et son accueil aussi fut moins débridé, quoique assez favorable.

On pourrait rattacher aussi à cette mouvance certaines adaptations des "nouveaux mythes" comme le 1984 de Lorin Maazel (création à Covent Garden en 2005), qui dans un langage extrêmement savant (et aussi grâce à la mise en scène paroxystique de Robert Lepage), compose une oeuvre très directe, plus éprouvante encore qu'un film - mais dont les ressorts de séduction sont assez comparables, plus dans l'atmosphère, la représentation et le visuel que dans la séduction mélodique ou harmonique.

Oui, la recréation se tient souvent au même endroit, mais Marseille et Montpellier, depuis la fin du Compiègne de Jourdan, restent les deux lieux privilégiés de la résurrection du répertoire français délaissé.

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3. Un peu de prospective

Certes, ces titres ne sont que des exemples épars, pas représentatifs d'une grande majorité de productions qui en sont très éloignées dans le principe. Mais leur médiatisation (publication de disques, de reportages, de radiodiffusions), leur accessibilité et la largeur de leur succès leur donne une place particulière.
On prend le risque d'en extrapoler le sentiment d'une tendance, celle d'un opéra à plusieurs vitesses, qui ménagerait, tandis que les pionniers expérimentent en présence de leur public ultra-spécialisé et réduit, différents crans de production d'opéra, plus ou moins accessibles (et on pourrait "descendre" jusqu'à l'opéra-rock). Dans ce panorama, qui existe déjà partiellement comme on le détaillait en début de notule, l'opéra composé par des musiciens du cinéma pourrait avoir une place grandissante, car répondant à certains impératifs du genre (mélodisme, dramatisme) et employant avec virtuosité un langage souvent pleinement tonal, et de toute façon parfaitement familier du public qui le consomme en même temps que la production cinématographique mondiale.

Ce n'est pas forcément là qu'on trouvera les oeuvres les plus abouties (encore que, Herrmann et Shore exceptés à la rigueur, on n'ait cité que des oeuvres finalement très inspirées, voire véritablement géniales), mais elles peuvent combler le vide de ce théâtre lyrique ambitieux mais aisé d'approche qui n'est que partiellement comblé aujourd'hui par la comédie musicale. En réemployant des livrets intelligibles, épiques, tirés de l'imaginaire (romanesque ?) commun - et non pas des histoires défragmentées, des relectures de mythes à rebours, des non-intrigues ou des biographies d'artistes.

C'est en tout cas une perspective à ajouter à notre questionnement sur la compatibilité des langages instrumentaux contemporains avec le théâtre lyrique.

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4. Sur les oeuvres - prolongements

Vous pouvez peut-être partir de notre interrogation liminaire et aussi jeter un oeil distrait sur le sujet connexe du transfert des attentes du spectateur d'opéra sur le cinéma grand public. Pour le reste, vous pouvez reparcourir cette notule : lorsqu'on a traité l'un des compositeurs, l'une des oeuvres, l'une des sources ou l'un des genres cités, un lien apparaît en couleur, il vous suffit de le suivre pour en lire un peu plus long sur la question.

Bonne soirée !


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David Le Marrec

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