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mercredi 8 octobre 2014

Claude DEBUSSY, auteur de 12 opéras — IV — Le monde sonore de Segalen : Orphée-Roi


On a vu que Debussy, très motivé par les propositions de son admirateur Segalen, l'avait engagé à une collaboration inspirée de son drame Siddhârta… avant de s'en retirer, vu la difficulté immobile du sujet (et, apparemment, le caractère très « écrit » du poème de Segalen).

Je ne connais pas de musique capable de pénétrer cet abîme. […] Je ne prétends pas à impossibilité, très simplement… cela me fait peur.

L'écrivain fut semble-t-il très déçu, mais Debussy lui propose immédiatement, dans la même lettre contenant son refus, de s'inspirer de sa nouvelle récemment publiée, Dans un monde sonore, pour façonner un opéra sur le thème d'Orphée — projet connu (si l'on peut dire) sous le nom d'Orphée-Roi.


La LYRE triomphante de la Tragédie, dans le premier Orphée composé : Euridice de Jacopo Peri — version Cetrangolo (chez Pavane).


(Les trois versions du livret intégral nous sont parvenues. Des extraits en sont reproduits ci-après.)

1. Le monde sonore de Segalen

Dans un monde sonore fait intervenir un narrateur à la première personne qui, dans le style blanc propre à la littérature de Segalen (sensiblement meilleur ethnologue qu'écrivain, à mon sens — je n'ai pas testé le médecin), rapporte (avec un assez grand nombre de dialogues) l'histoire d'un esthète des sons qui veut récupérer sa femme, partie aux Enfers (dans le monde vulgaire de la vue et du toucher), et la ramener dans la chambre sonore où il se berce de voluptés auditives.

— Tu vas me répondre étourdiment que c'est là une infirmité avec laquelle on peut vivre, et, sinon s'aimer d'enthousiasme, au moins se tolérer sans trop de contrainte… Eh bien ! non. Cette perversion dans son être sensoriel a tout bouleversé de ses manifestations affectives. D'abord nos goûts ont divergé, même les plus insignifiants. Et ces petits discords ne sont pas, je te l'assure, négligeables ; elle s'est mise à chercher partout la lumière, à se réjouir grossièrement quand il fait soleil, à s'égayer de couleurs vives, comme un enfant, ou… un sauvage.

[André se confie au narrateur.]

Je suis sans doute mauvais juge, n'ayant jamais été un enthousiaste (pour le dire avec mesure) de Segalen littérateur — sa postérité tient d'ailleurs davantage, et non sans raison, à son œuvre ethnologique.

Ce mélange de parole quotidienne légèrement relâchée et de jargon philosopheux a quelque de chose de poseur, maladroit ou un peu infatué, je ne sais, mais qui m'évoque un peu les prétentions des étudiants en lettres qui écrivent leurs premiers textes. En réalité, c'est surtout cette absence de sensation de rythme, l'impression de formules et de syntaxes qu'on pourrait indifféremment remplacer par d'autres, qui me donnent cette impression de « style blanc » (sans rechercher la simplicité cependant), et m'empêchent de m'immerger dans le propos ; on dirait davantage un texte de commentaire philosophique qu'une fiction, en réalité.

Il est possible que je passe tout à fait à côté, donc je ne m'attarde pas ici et passe à la collaboration avec Debussy.

2. Trois livrets

Il existe trois livrets rédigés par Segalen.

¶ Le premier est transmis acte par acte au fil de sa rédaction (novembre 1907 – avril 1908).

¶ Le deuxième, achevé en octobre 1908, prend en compte les remarques de Debussy.

¶ Le troisième, réalisé de 1915 à 1917, est largement détaché des contingences de la composition, après l'abandon de Debussy (pas complètement formel, Segalen le relançant jusqu'en 1916). Publication en 1921.

Debussy est initialement à nouveau enthousiasmé :

J'y vois précisément ce que je veux faire en musique… quelque chose de plus… ce serait ainsi mon testament musical.

Il continue très poliment à féliciter Segalen après réception du premier livret :

Les deux actes que vous m'avez envoyés me semblent presque définitifs. Il n'y aura plus qu'à les dégager des phrases parasites ; quelquefois aussi, le rythme est plus littéraire que lyrique. Pour mieux m'expliquer, je vous citerais – si j'en avais la patience – des pages de Chateaubriand, V. Hugo, Flaubert que l'on trouvait flamboyantes de lyrisme, et qui ne contiennent – à mon avis – aucune sorte de musique. C'est un fait que les littérateurs ne voudront jamais admettre, puisqu'il est plein d'un mystère qui ne s'explique pas.

Segalen se prête au jeu et fournit rapidement un second livret amendé.

Néanmoins, Debussy reste circonspect. Une conversation rapportée entre les deux hommes exprime assez bien ces réserves, qui sans s'accroître, demeurent sans cesse les mêmes :

DEBUSSY — Il y a dans ce quatrième acte trop de… trop de… (Les mains achèvent l'idée)
SEGALEN — Trop de matière ?
DEBUSSY — Oui… Non, pas trop de lyrisme. Il y en a beaucoup, et de bon. Mais je ne vois pas quelle oreille pourrait jamais supporter ça. J'ai d'abord lu d'un bout à l'autre, en me disant « c'est très beau ». Et c'est à la longue, en imaginant la réalisation, que j'en ai vu la surabondance.
SEGALEN — Mais c'est destiné à être raccourci, tassé.
DEBUSSY — Oui, mais c'est très malheureux, très embêtant d'enlever quelque chose, parce que la plupart est bien.

Finalement, Segalen part pour la Chine, Debussy traverse une relative crise créatrice, la guerre éclate, Debussy tombe malade… Le projet n'atteindra pas, ici encore, sa phase musicale.

On ne peut vraiment pas blâmer Segalen, qui tenait la porte grand ouverte :

J'ai nettement posé à Debussy qu'Orphée prime tout dans la mesure où Orphée aura vraiment besoin de moi. Et d'ailleurs, jusqu'à la veille de mon départ en Chine, je me réserve tous les droits à demeurer. Simplement : je vais comme si je partais.

Quand on considère l'importance de ce voyage dans la carrière de Segalen, cela ne peut que laisser rêveur sur l'importance qu'il attachait à devenir le librettiste de Debussy plus que tout autre chose.

3. Quelques raisons de l'échec

À l'origine, en 1907, Debussy voyait un Orphée non chanté (on retrouve là le même désir de procédé alternatif que pour le Diable dans le Beffroi, où Debussy souhaitait à l'origine faire seulement siffler le diable), et semble regretter le chemin suivi par Segalen :

Quant à la musique qui devait accompagner le drame je l'entends de moins en moins. D'abord, on ne fait pas chanter Orphée, parce qu'il est le chant lui-même – c'est une conception fausse, il nous restera d'avoir écrit une œuvre dont certaines parties sont très belles.

Le « nous » est assez significatif de l'implication de Debussy dans ses livrets, se considérant co-auteur de textes dont il n'a pourtant fourni que le sujet et les orientations dramaturgiques.

Les autres problèmes, signalés par les auteurs, tiennent au caractère ambitieux, totalisant, wagnérien du poème de Segalen. Et, de fait, son écriture se révèle très descriptive, souvent auto-commentatrice : Debussy souhaitait de l'espace pour créer ses atmosphères, là où Segalen précise tout (avec une dimension contingente assez prosaïque à mon sens).

Segalen, plus tard, admettra lui-même avoir profité de cette expérience pour chercher plus d'épure et de maîtrise dans dans son style.

Tout cela explique que Debussy ait laissé, au fil des remaniements et des propositions de Segalen, ses refus s'accumuler — quel degré d'enthousiasme, quel degré de conscience de l'incompatibilité stylistique avait-il, c'est difficile à dire ; mais on voit bien que ce projet était finalement assez peu avancé du côté musical, Debussy n'ayant jamais vraiment décidé ce qu'il voulait y faire.

4. Segalen dans le texte

Orphée-Roi, comme Siddhârta, a été publié séparément, mais émanant directement de la commande de Debussy, et non d'un projet antérieur, il nous donne une meilleure idée de ce que pouvait être le livret à venir — même si, lors de l'achèvement de 1917, l'auteur s'est sûrement permis de l'étoffer, n'étant plus contraint par la musique ni par la scène.

Voyez par exemple le début du premier acte :

Suite de la notule.

La réponse à la devinette du mois


Vous l'attendiez, elle est .

David Le Marrec

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