Chant : pourquoi avoir peur des rôles lourds ?
Par DavidLeMarrec, dimanche 15 septembre 2013 à :: Pédagogique - Glottologie :: #2318 :: rss
Si l'on est amateur d'opéra, un peu intéressé par les voix et d'humeur pas trop docile, on s'est forcément demandé pourquoi il n'était pas possible à un chanteur qui a les notes de chanter tel ou tel rôle. Pourquoi Fritz Wunderlich n'a-t-il jamais reçu de propositions pour Radamès ou Siegfried, alors qu'il en avait sans problème l'ambitus, ainsi qu'une solide technique ?
Si l'on aime les incarnations tendues, les prises de rôles risquées, les timbres clairs et les voix ductiles (si l'on est moi, en somme), on finit forcément par mettre en doute cet axiome, partout répété et rarement expliqué.
Voici donc quelques pistes de réponse.
1. L'Histoire
On invoque très souvent les fantômes invérifiables du passé et les critiques (généralement réalisées par des compositeurs aigris ou des lettreux sans compétence musicale particulière) généreuses faites sur le volume, leur charisme et leur timbre extraordinaires... tout en négligeant que nous ne les avons jamais entendus, qu'il s'agissait de salles plus petites, que lesdits critiques devaient être bien placés, etc. Ces questions (et mes réticences personnelles sur ce genre d'extrapolation à prétention historique) ont déjà été abordées dans une notule indépendante, je n'y reviens pas.
En tout cas, en écoutant les créateurs encore en exercice au début du XXe siècle (Francesco Tamagno pour Otello, Hector Dufranne pour Golaud...), on se rend compte que les voix sont beaucoup plus claires et libres (difficile de juger de la puissance, qui paraît un peu moindre mais ne l'est pas forcément) que les grosses voix ultradramatiques et ultrasombres que l'ont distribue dans les rôles lourds, souvent sous couvert de respect de la tradition.
« Niun mi tema » d'Otello de Verdi par Francesco Tamagno en 1903, créateur du rôle une quinzaine d'années plus tôt.
Exactement un siècle plus tard, voici à quoi ressemble un des Otello les plus demandés sur les plus grandes scènes (Vladimir Galouzine).
2. La couleur
L'autre raison la plus évidente, et en tout cas celle que l'on met généralement en avant, n'est pas non plus totalement pertinente. Pour commencer, elle ne s'applique pas à tous les rôles ni tous les chanteurs, car certains rôles se prêtent bien à des couleurs différentes, et certains chanteurs parviennent à changer de répertoire sans altérer leur timbre.
Néanmoins, il est vrai qu'on imagine peu Alain Vanzo dans un rôle héroïque comme Siegmund ou Otello, où il paraîtrait presque galant. Mais il y a finalement peu de cas où ce soit réellement un obstacle si le chanteur dispose d'une certaine intelligence interprétative – le même Vanzo a enregistré des extraits remarquables de Turiddu (rôle squillante par excellent, où l'on attend éclat et insolence), alors même que le rôle est tout ce qu'on ne devait pas en attendre.
Ce qu'on attend habituellement d'un Turiddu dans Cavalleria Rusticana de Mascagni : du métal, de l'insolence, des aigus qui claquent (Franco Corelli).
Pourtant, la version légère fonctionne très bien si on prend la peine d'adapter le phrasé et les dynamiques (Alain Vanzo).
3. Le grain
Nous arrivons donc au premier argument sérieux : les voix plus légères ne peuvent pas forcément disposer de la densité de métal, du tranchant du timbre nécessaire pour les grands éclats.
On voit bien l'impossibilité pour une voix comme Bostridge de donner vie aux emportements, aux accents et aux cris d'Otello.
« Warte, warte, du wilder Schiffmann » de Schumann (Liederkreis Op.24) : clairement pas le matériau robuste qui pourrait affronter les difficultés techniques et l'arrogance des rôles dramatiques. Par ailleurs, la voix est encore moins sonore en salle qu'il n'y paraît au disque, vraiment minuscule – il suffirait d'un orchestre modeste pour l'occulter.
« Esultate » d'Otello de Verdi par le jeune Jon Vickers (époque d'avant l'émission complètement nasale), dans le studio RCA de Tullio Serafin. Où l'on voit les possibilités expressives offertes dans les grandes formes par une voix dotée d'un solide métal, propre à faire porter loin des accents forts.
De surcroît, on entend combien la voix est ici couverte, toutes les voyelles modifiées (beaucoup de [eu]), tandis que Bostridge pouvait se permettre, dans ces œuvres plus intimistes, d'ouvrir ses sons à des fins expressives.
Néanmoins, ici encore, cela peut être contourné dans bien des cas par l'interprète ; la plupart des rôles peuvent tout à fait supporter une lecture plus lyrique, avec un aigu doux et mixé plutôt qu'en voix pleine.
4. La puissance
Premier critère réellement discriminant : la puissance. Les voix plus larges sont généralement plus puissantes (cela se mesure bien souvent au tour de taille, les instruments les plus robustes étant proportionnellement davantage fixés sur des corps amples), plus chargées en harmoniques (ce qui permet de surmonter les larges orchestres).
C'est là un fait incontournable : dans les rôles où il faut rivaliser avec l'orchestre, impossible d'embaucher quelqu'un de trop pur et délicat, qu'on n'entendrait pas du tout.
Pas d'extrait ici, parce que la puissance ne s'entend pas vraiment en retransmission : avec l'habitude, on peut la deviner (avec une marge d'erreur) selon la technique vocale employée, mais le mixage permet tous les équilibres possibles. Et même sans retravailler une bande, les micros et les systèmes de restitutions ne rendent jamais les équilibres véritables de l'oreille humaine (et du reste du corps, qui vibre aussi !) physiquement présente dans la salle.5. Le danger
Enfin, le sujet le plus intéressant, sur lequel on peut s'interroger longtemps sans trouver d'explication dans les traités. Tout le monde dit qu'il est mauvais de chanter plus large que sa voix... mais pourquoi ?
En réalité, il n'est pas dangereux dans l'absolu de chanter un rôle dans sa tessiture qui soit plus large que sa « nature »... à condition de le chanter « avec sa voix », c'est-à-dire sans changer le timbre habituel de l'instrument.
À nouveau, pourquoi ?
Il est possible de changer complètement l'aspect d'une voix, et donc ses emplois, selon la technique utilisée – mais il est à peu près impossible de multiplier à haut niveau ce genre de versatilité extrême : la plupart des chanteurs restent conditionnés toute leur vie par leur façon de parler depuis l'enfance, ou par leur premier prof de chant... De ce fait, pour à peu près tout le monde, il existe, pour une voix donnée avec une technique donnée, un espace où le timbre est optimal, harmonieux, plein, éclatant, etc.
Si on cherche à sonner plus large et plus sombre, il faut augmenter le soutien diaphragmatique (autrement dit la pression du souffle) ; mais au delà des limites pulmonaires du chanteur, ce qui va être gagné en noirceur et en largeur apparente va être perdu en définition du timbre.
Et, lorsqu'un rôle est plus grave que ses habitudes (c'est généralement le cas pour les rôles dits dramatiques), ou lorsqu'il suppose de chanter fort pour paraître énervé, méchant ou héroïque, on a tôt fait d'imiter ce que produit une voix emportée, et de chanter plus sombres que sa nature.
À l'arrivée, le timbre devient de plus en plus terne, et contre-intruitivement, la voix devient moins projetée et moins puissante, parce qu'elle s'éloigne de son équilibre optimal. Sur le long terme, cela peut aussi signifier que le chanteur pousse sur son instrument sans le soutien nécessaire, ou à des intensités au delà de sa nature, ce qui peut endommager durablement sa voix.
Marcelo Álvarez il y a quelques mois, parvenant (alors qu'il chante des rôles semi-dramatiques comme Manrico, don José ou Werther) à conserver, dans un rôle largement tenu par des ténors dramatiques, à conserver l'émission claire et assez légère de ses débuts. « Cielo e mar » dans La Gioconda de Ponchielli.
À l'opposé, son extrait d'Otello dans son récital Verdi le montre essayant de sonner plus large, avec pour résultante la perte de l'éclat de son timbre (à part dans certains aigus qui se libèrent soudain – « O gloria ! ») et l'apparition fugace d'un vibrato désagréable.
Pour un amateur, ou quelqu'un qui se produirait dans de petites salles avec des ensembles réduits, la contre-indication n'a en réalité pas de sens : il n'y a pas d'enjeux de volume lorsqu'on chante avec piano ou dans de petits espaces. Mais cela réclame d'avoir une sorte de maturité d'oreille, d'être capable de recréer un son nouveau pour un rôle qu'on a toujours entendu chanté de façon sombre et éclatante. C'est difficile, particulièrement pour ceux qui se reposent davantage sur leur culture d'écoute que sur la partition – et ils sont légitimement nombreux parmi les amateurs.
6. Le sens inverse
On insiste généralement sur les grenouilles qui veulent jouer au bœuf, sans doute à cause du danger technique, et parce qu'on établit une hiérarchie implicite qui favorise le volume sonore – un « grand chanteur » dispose en principe d'un grand tromblon. Mais le phénomène inverse existe également ; il est sans danger pour la voix, mais à mon avis bien plus redoutable pour la musique.
Les instruments habitués aux grandes largeurs développent un grain dur et irrégulier, qui permet de passer les orchestres, mais qui sont singulièrement disgracieux dans les répertoires plus légers. Même un wagnérien très clair comme Klaus Florian Vogt, même un rossinien (ou verdien léger) comme Kunde sonnent un peu maladroits et disgracieux dans du Mozart. Cela s'entend très bien chez les wagnériens qui veulent s'essayer au lied : même avec de très beaux timbres comme Peter Seiffert, la voix est trop robuste pour permettre les petits changements de couleur et les inflexions discrètes qui rendent le chant expressif dans ce répertoire. Même Lotte Lehmann, comparée à des voix spécialisées comme Elisabeth Schumann, paraît monolithique dans ses Schubert.
Même dans Richard Strauss (Heimliche Aufforderung), Peter Seiffert sonne bien monolithique, et le timbre un peu « gros » et indifférencié pour ce type d'expression – alors même qu'il a pratiqué le Liederabend pendant toute sa carrière.
Par commodité, parce que c'est là que les exemples sont les plus spectaculaires, j'ai surtout choisi des ténors pour illustrer mon propos. Mais cela vaut aussi pour d'autres types de voix. Par exemple Hans Hotter, pourtant pas le plus mal lotti, chante ses Schubert (transposés trop grave, comme le font toutes les basses et beaucoup de barytons) avec une voix encore belle, mais très homogène... tout est très chanté, très épais, difficile de sentir la fêlure chez son Wanderer schubertien, on entend davantage la lassitude d'un personnage cohérent, sans évolution. Ce serait superbe à l'opéra façon Wotan, mais c'est en deçà de ce qu'on peut attendre d'un tel chef-d'œuvre du lied.
Mais ici, la cause est au moins autant le problème des voix de basse dans ce répertoire que le fait qu'il ait chanté Wagner et Strauss... d'où l'intérêt de regarder plutôt dans les voix plus aiguës (les ténors étant les plus audiblement exposés à ces variations).
« Frühlingstraum » du Winterreise, dans sa version avec Gerald Moore.
7. Le déclin du chant
On tire souvent du phénomène de grossir artificiellement le timbre le constant d'un déclin, de la nature ou de la technique. La question, ici aussi, a déjà été abordée, je n'y reviens pas en détail. Simplement, la façon de parler a changé au fil de l'Histoire, et de façon spectaculaire dans le dernier siècle, depuis l'imposition de la vie citadine comme modèle en Europe et la généralisation du matériel d'amplification.
Je vois toutefois deux arguments plus profonds que la simple supposition de la dégénérescence de l'espèce humaine ou des professeurs de chant.
=> D'abord, l'omniprésence de modèles sonores : aujourd'hui, on peut entendre beaucoup de voix, en permanence, et avoir dans l'oreille de façon très présente tel chanteur dans tel rôle, en plus captés dans des conditions de studio pas forcément réalistes. De ce fait, on est possiblement plus tenté d'imiter ce que l'on entend, et de passer à côté de l'intensité juste pour sa propre voix (cf. §5).
=> Ensuite et surtout, la disparition du falsetto dans les répertoires postérieurs à 1800 (voire à 1750). Dans un monde où la virilité est incarnée par le fumeur alcoolique qui râle indistinctement dans son micro boutonnière, la voix éclaircie par le second mécanisme (donc la voix mixte et le fausset) est perçue comme peu masculine, précieuse, soit aristocratique soit tout de bon invertie. Bref, suspecte. Autant aux XVIIe et XVIIIe siècles la voix presque féminine du héros (ténor en France, falsettiste ailleurs) était le signe de ses qualités exceptionnelles, éventuellement conférées par des forces surnaturelles, autant aujourd'hui, on ne supporte plus guère de voir l'ardeur des guerriers romantiques exprimée avec cette forme de grâce désuète.
Mais de ce fait, les voix qui ne fonctionnent plus que sur le mécanisme de poitrine se durcissent plus facilement de l'aigu – sans parler du fait qu'il est plus facile de « reconfigurer » le « centre de gravité » d'une voix à partir de l'équilibre mixte des deux mécanismes, parce que la voix y est beaucoup plus souple et ne nécessite pas la même tension musculaire. Bref, seules quelques forces de la nature peuvent faire cela sans jamais, stress de la carrière aidant, crisper leur instrument à terme.
En somme, il n'y a pas forcément de déclin, mais on gagnerait à remettre en cause ces représentations implicites de la virilité (pour les barytons et ténors, les basses étant moins concernées et les voix de femme obéissant encore à d'autres logiques) et à s'interroger sur ce qui faisait la facilité des chanteurs de la « Grande Époque ». J'ai nommé quelques pistes, il y en a d'autres.
8. Un bilan
Il y a, mis à part quelques raisons esthétiques tout à fait contournables, deux principaux dangers lorsqu'on surdistribue un chanteur : qu'il ne soit pas entendu (ce qui est fâcheux pour le public) ou qu'il abîme son timbre (ce qui est fâcheux pour le public, et périlleux pour lui). Néanmoins, si l'on tient compte de cela, on peut tout à fait faire jouer, comme j'aime à en plaisanter (à demi), Tristan pour nonette avec Monique Zanetti et Mark Padmore : ils ont les notes, il n'y a pas d'enjeu de puissance si ce n'est pas un nonette de cuivres, ils peuvent tout à fait le chanter avec leur voix... et on obtiendrait une couleur inédite, sans doute plus de demi-teintes... moins de passion sauvage, mais une forme d'élégance et de mise en valeur des mots qui serait sans doute très séduisante à sa manière.
D'une manière générale, ces expériences de surdistribution, soit par l'envie de dépassement qu'elles impliquent (Mimi effect), soit par le charme de leur couleur nouvelle, peuvent être assez merveilleuses lorsqu'elles sont réussies. Il n'y a donc pas lieu de jeter l'opprobre a priori sur elles. Qu'on songe à Piia Komsi, soprano léger qui a chanté la Brünnhilde du Crépuscule dans la réduction pour orchestre de chambre de Jonathan Dove, complètement survoltée, n'hésitant pas à poitriner ses (minuscules) graves avec un aplomb renversant ; comme elle ne cherchait absolument pas à passer pour un dramatique et conservait son timbre clair (comment faisait-elle dans une tessiture aussi basse ?), le résultat était stupéfiant.
Pour les amateurs qui souhaitent essayer ce type d'expérience, deux recommandations : être conscient de son type de voix, de façon à respecter son timbre (même si pour l'amateur, il y a peu de risques de surmenage à long terme) ; et essayer de chanter d'abord à faible intensité la partie, pour bien 'focaliser' son timbre, et élargir ensuite progressivement, en vérifiant toujours avec l'enregistrement le moment où le soutien ne suffit plus à maintenir le timbre correctement.
Commentaires
1. Le lundi 23 septembre 2013 à , par Cololi :: site
2. Le lundi 23 septembre 2013 à , par DavidLeMarrec
3. Le mercredi 4 juin 2014 à , par Sandrine
4. Le mercredi 4 juin 2014 à , par DavidLeMarrec
5. Le mercredi 4 juin 2014 à , par Sandrine
6. Le jeudi 5 juin 2014 à , par DavidLeMarrec
7. Le vendredi 6 juin 2014 à , par Sandrine
8. Le vendredi 6 juin 2014 à , par DavidLeMarrec
9. Le samedi 7 juin 2014 à , par Sandrine
10. Le samedi 7 juin 2014 à , par DavidLeMarrec
11. Le samedi 7 juin 2014 à , par Sandrine
12. Le samedi 7 juin 2014 à , par DavidLeMarrec
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