Pourquoi les chanteurs d'autrefois chantaient-ils avec plus d'aisance ?
Par DavidLeMarrec, samedi 29 janvier 2011 à :: Pédagogique - Glottologie :: #1658 :: rss
Question mainte fois abordée ici, car récurrente dès que l'on s'interroge sur la voix (parlée ou chantée). Hypothèse.


La différence tient, à mon sens, à plusieurs paramètres.
=> En ce qui concerne au moins la France, la culture urbaine tend vers de plus en plus de promiscuité, d'intolérance envers le bruit. Aussi, les enfants, dès leur plus jeune âge sont invités à ne pas crier trop fort, à parler doucement. La vie en société valorise aussi les expressions douces, à l'opposé de la colère, ou de hurler sa vie au téléphone dans la rue, de partager ostensiblement ses conversations entre amis dans les transports, etc. Aussi, les voix sont conçues dès le plus jeune âge pour être discrètes.
Avec l'augmentation de l'urbanisme, la disparition de la vie de quartier, des marchands ambulants, il y a statistiquement moins de gens qui ont une culture du son vocal ouvert, décomplexé et sonore. Alors qu'il s'agit du préalable le plus important pour un chant sain.
=> Le plus important, on l'a déjà souligné ici, c'est l'habitude qui a été prise de mélanger les langues. Les chanteurs ne chantent plus seulement leur langue natale dans leur pays face à un public de natifs, ils chantent des tas de langues devant des tas de publics qui ne les maîtrisent pas... Cela induit en particulier une difficulté récurrente dans le placement des voix, puisqu'il faut réviser la technique en profondeur pour chaque langue abordée.
De surcroît, certaines voix (y compris professionnelles) ne trouvent jamais un placement harmonieux, justement parce que dès le début, les chanteurs sont sommés de chanter dans des langues qu'ils ne maîtrisent absolument pas. Comment découvrir l'usage déjà délicat de son organe, si on doit le faire en balbutiant des inflexions qu'on n'a jamais appris à produire ?
=> L'émission d'autrefois était aussi, y compris chez les orateurs (absence de micro oblige), mieux placée. Et même chez les présentateurs de radio, on entendait des voix assez dynamiques, résonnant notamment dans les cavités nasales (cela peut sembler nasal aujourd'hui, mais c'est une nasalité saine qui est sans rapport avec ce que produisent Domingo ou les ténors américains).
Et d'une façon générale, le placement était légèrement plus nasal et mixé autrefois, sans que cela soit audible de façon désagréable.
=> Les salles ont considérablement grandi. Aujourd'hui, il faut chanter dans d'immenses hangars aux qualités acoustiques souvent douteuses. Chanter de façon sonore dans un théâtre à l'italienne construit en 1800 ou dans un palais omnisport, même de format limité, ce n'est réellement pas le même métier.
Par conséquent, à qualités égales, les voix sont mises à plus rude épreuve.
=> Le voyage permanent, avec la disparition des troupes et l'internationalisation des carrières ne permet pas de s'habituer à un lieu. Et indépendamment du stress que cela génère (et qui a une influence considérable sur la qualité du chant), le fait de ne pas être habitué à la réverbération, aux sensations d'un espace peut réellement changer beaucoup de choses. Les professionnels sont capables, bien évidemment, de maîtriser ces paramètres en s'appuyant sur leurs sensations internes, mais chanter dans un lieu familier demeure un véritable confort.
=> Ces deux précédentes propositions sont des paramètres mineurs, en revanche la généralisation du disque et l'apparition du micro ont profondément modifié la culture du beau son. Aujourd'hui, quantité de chanteurs tassent leur émission d'une façon qui les flatte remarquablement lorsqu'ils sont captés, mais au détriment du naturel et de l'ampleur lorsqu'on les entend en salle. Ce n'est pas forcément délibéré, c'est une tendance profonde dans la perception sociale de la voix (de la même façon que la "voix-de-fumeur" a été assez valorisée par le cinéma).
Comme un chanteur est entendu par bien plus de monde en publiant un disque qu'en remplissant des salles, ce sont donc les voix les plus phonogéniques (et non pas les plus charismatiques en vrai) qui sont souvent choisies - même si dans l'affaire, les réseaux, l'apparence, le hasard ont aussi leur part.
--
Quelques pistes, donc, pour tenter de s'expliquer pourquoi les "grandes voix" d'aujourd'hui paraissent moins naturelles, moins faciles, moins harmonieuses que celles des années cinquante. Les paramètres le plus importants me paraissent ceux de la langue (tout à fait capital) et de l'évolution culturelle (valorisation d'autres types d'émission).
Cela ne s'applique pas à tout un courant de voix légères (en particulier autour de la renaissance baroque), mais le constat est frappant chez les voix les plus larges, celles qui chantent Verdi et Wagner (pour faire vite).
Et je dis cela en étant résolument plus client de l'aujourd'hui que de l'autrefois en matière vocale.
--
On peut de surcroît remarquer que les techniques évoluent très vite d'une génération à l'autre - si bien qu'il est absolument impossible, à mon sens, d'avoir la moindre idée juste de la voix de la Pasta ou de la Malibran, de Nourrit ou de Duprez. Et que nous serions sans doute horrifiés de les entendre.
Les enregistrements d'avant les années trente, en particulier, présentent souvent des voix très peu vibrées, pas très bien articulées verbalement, aux timbres blanchis... même le monologue de Philippe II par Vanni-Marcoux ressemble par beaucoup d'aspects (il en allait sans doute différemment en salle !) à certaines voix flageolantes et blanchâtres de débutants...
Bref, l'esthétique évolue, tout simplement. Et le fait qu'on ait (peut-être) mieux chanté dans les années cinquante n'indique rien, en fin de compte, sur un déclin supposé.
Commentaires
1. Le vendredi 4 février 2011 à , par Lyricae :: site
2. Le vendredi 4 février 2011 à , par DavidLeMarrec
Ajouter un commentaire