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Le Prix de Rome et ses Cantates - III - Suite de programme : second XIXe et XXe, l'accomplissement



La seconde partie du concert était donc bien plus substantielle. Néanmoins, elle poursuivait les bizarreries, avec la citation de Fauré qui n'a pas été lauréat du Prix de Rome. Mais il représente une grande figure de l'institution musicale française (professeur de composition puis directeur du Conservatoire durant quinze ans, jusqu'en 1920), et son Cantique de Jean Racine lui a permis de remporter le premier prix du concours de compositeur de l'Ecole Niedermeyer en 1865.

Gabriel Fauré (1845-1924)
Cantique de Jean Racine.

Inutile de présenter l'oeuvre magnifique. Belle interprétation au demeurant.

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Gustave Charpentier (1860-1956)
Cantate Didon sur le texte d'Augé de Lassus, large extrait. Premier Prix de Rome en 1887.

Gustave Charpentier est surtout célèbre pour sa Louise et accessoirement le plus rare Julien qui lui fait suite, c'est-à-dire comme un représentant du naturalisme à l'opéra, le plus célèbre devant Alfred Bruneau. Un courant qui ne reste sur les scènes que sous la forme vériste italienne qui en est issue (empruntant souvent, comme La Bohème ou Il Tabarro, des sources françaises), mais qui a existé assez abondamment sur les scènes françaises, avec par exemple La Cabrera de Gabriel Dupont ou La Maffia de Georges de Seynes.

Sa Didon devait donc révéler un aspect bien moins célèbre de sa personnalité, au contact des "grands sujets".

Il s'avère que cette Didon constitue en réalité un nanar assez abyssal. Quoique vaillamment exécutée par Jacques Bona (le spectre d'Anchise qui apparaît à l'Enée de Julien Behr), la scène retenue par Bernard Tétu est d'une rare vacuité : dans une situation stéréotypée servie par un texte plat et bavard, la basse hurle dans l'aigu des imprécations inutiles, dans une déclamation contre nature, prosodiquement aberrante, et constellée de ponctuations par bouts, tellement parcellaires et éclatées qu'on ne peut guère parler de musique.

Jacques Bona, qui a beaucoup brillé dans le baroque, demeure solide et présente d'ailleurs les caractéristiques de la vieille école de chant français, avec une émission antérieure très directe, riche et presque cassante, permettant une articulation parfaite.

Gustave Charpentier (1860-1956)
La vie d'un poète, extraits.

Les extraits de l'oeuvre écrite à la Villa pour l'Académie, La vie d'un poète, ne suffisent pas tout à fait à se remettre du choc. L'oeuvre est certes agréable et réellement bien écrite, mais un peu comme pour Louise, cette science ne se convertit pas totalement en puissance émotionnelle et conserve quelque chose d'un peu gris.

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Claude Debussy (1862-1918)
Extrait de L'Enfant prodigue sur le texte d'Edouard Guinand, Premier Prix de Rome en 1884.

L'oeuvre est souvent décriée à cause de son aspect plus policé que le Debussy habituel, bien plus proche ici de Massenet. Néanmoins, c'est avec de très belles couleurs harmoniques et de grandes qualités massenetisantes, précisément, qu'il s'exprime ici. Le sommet en est probablement le magnifique air de la mère qui attend en vain le retour de son fils - qui n'est pas sans parenté avec l'esprit de l'air d'entrée de Salomé dans Hérodiade.

Corinne Sertillanges, la soprane, présentait malheureusement de graves difficultés, comme si la voix était définitivement usée. Ici aussi, on s'interroge sur la fatigue passagère (redoutable !) ou sur des causes plus profondes. Les aigus sont hurlés (et faux), le reste mal timbré, la diction difficile, le timbre ingrat et sans relief. Le public lui a manifesté pas mal de compassion, devant sa mine dépitée : la malheureuse était visiblement consciente du naufrage auquel elle ne pouvait échapper (la voix était déjà ainsi au début de la soirée).

Claude Debussy (1862-1918)
Choeur Dieu qu'il la fait bon regarder sur le texte de Charles d'Orléans.

Pour faire plaisir au chef de choeur, une oeuvre sans grand rapport - et tout le monde a bien à l'esprit que Debussy ne ressemble pas souvent à L'Enfant prodigue. D'après Jean Tubéry, il n'existe pas mieux pour choeur a cappella. Je me permets de penser que c'est négliger l'opus 110 de Reger, les opus 24 et 62 de R. Strauss ou encore les Czesław Miłosz de Vasks, mais chacun son avis.

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Max d'Ollone (1875-1959)
Extrait de Frédégonde sur le texte de Charles Morel, Premier Prix de Rome en 1897.

Cet extrait est l'un des sommets de la soirée, le seul moment d'ailleurs qui donne réellement envie de soulever la poussière sur un compositeur négligé. C'était aussi le seul nom assez rare au disque (juste quelques pièces instrumentales).

Ce duo d'amour apparaît profondément marqué par l'image du Tristan de Wagner, en particulier par l'acte II et O sink hernieder, Nacht der Liebe. En rentrant et en ouvrant la partition, on pouvait remarquer que le début de l'oeuvre est encore plus intensément tristanien, dans l'organisation de ses thèmes, dans ses chromatismes nombreux, dans sa poétique générale. Voilà qui donne très envie de jouer et d'entendre, mais les tessitures sont assez tendues et réclament des interprètes très aguerris (il sera difficile de tout faire avec les seuls lutins, pour cette fois).

Néanmoins, l'auteur n'a pas écrit que cela et il y a de quoi investiguer. Des nouvelles sont à prévoir sur CSS.

On remarque tout de même l'évolution impressionnante des goûts du jury entre la fadeur réclamée jusque dans les années 1880 et l'acceptation de tels wagnérismes en 1897 ! (Même si les vertus de Ravel seront ignorées au début du siècle suivant, alors que ses Cantates sont de réels chefs-d'oeuvre très riches sans être subversifs. Son Alyssa surclasse de loin celle de Raoul Laparra, premier prix cette année-là, qui n'est pas dénuée de vertu, mais dont les ostinati permanents et la ligne mélodique largement réduite aux répétitions des mêmes notes ne sont tout de même pas d'une profondeur tout à fait équivalente...)

C'était la seule fois qu'on pouvait entendre Irinia Gurévitch de Baghy lors de cette soirée, et c'était grand dommage. La voix slave (mais au français très correct !), ronde, chaleureuse et pleine, était un régal dans le lyrisme de ce duo aux teintes nocturne. Quant à Svetli Chaumien, il conserve les mêmes qualités de diction, de style et de timbre, mais la voix semble déjà un peu fatiguée par le concert, et se projette moins.

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Henri Dutilleux (1916)
Deux des trois sonnets de Jean Cassou. Une mélodie inédite, "Eloignez-vous".

Henri Dutilleux a remporté le concours en 1938 avec L'Anneau du Roi (que j'ai vu passer, mais que je n'ai pas encore pu lire). Néanmoins, il a demandé à Jean Tubéry de ne pas jouer cette oeuvre qu'il juge trop loin de ses préoccupations actuelles.
En échange, il a concédé une mélodie inédite, "Eloignez-vous".

Celle-ci n'est pas très éloignée des Jean Cassou de 1954, qui sont pour moi ce que Dutilleux a écrit de mieux avec Mystère de l'Instant et The Shadows of Time (j'aime infiniment moins tout le reste). Des lignes très riches, desquelles Noël Lee se tire avec beaucoup plus d'aisance qu'auparavant, et une harmonie très complexe mais en permanence lisible. Par-dessus, des lignes vocales assez semblables : écrites dans un médium conçu pour être intelligible, pas très mélodies mais d'une errance raisonnable pour paraître naturelles.

Et dans cet écrin, se révéla Jean-Baptiste Dumora. Ce baryton, qui sonne avec la clarté qui sied à son rang, mais aussi avec l'ampleur et l'autorité d'une basse, énonce cette musique avec une musicalité absolument hors du commun, rendant terriblement familière cette musique si touffue, et magnifiant chaque mot de son texte (tout en [r] uvulaires). Le résultat est d'un charisme immense qu'il est difficile de décrire, une sorte de miracle où tout est parfait (beauté du timbre riche mais clair, autorité de la projection, évidence de la ligne mélodique, éloquence des mots, poids émotionnel), mais où le tout vaut plus que la somme de ces parties parfaites.

Notre révélation vocale de toute l'année 2010, que nous suivrons très attentivement désormais. (Voyez son site ici.)

Plus que tout, on ne songeait pas à tout cela : on le sentait en pleine communion avec cette musique (qu'il chantait pour la première fois !), et nous aussi. Sa transmission était optimale, mais indolore, comme s'il était un catalyseur plus qu'un interprète. Le rêve de tout interprète et de tout auditeur, en somme, toucher à l'essence de la musique entendue.
Dans des mélodies aussi belles, intenses et riches, le résultat était évidemment colossal.

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5. Vers un bilan... et une suite

En fin de compte, cette soirée laisse une impression (très) positive, mais aussi plusieurs remarques sur sa forme. Il faut bien s'entendre tout d'abord : si on émet des réserves, c'est que le programme étant passionnant, on a plus envie de s'impliquer, de le discuter, de l'interroger, de le souhaiter plus performant encore. Ce n'est pas réellement (à part sur certains chanteurs réellement en difficulté) un reproche, plus une forme de méditation à partir de ce qui nous a été donné à entendre.

D'abord, le projet pédagogique et musical en est admirable : redonner vie à un patrimoine à travers un parcours choisi et complet.

Ensuite, le choix lui-même des oeuvres pouvait laisser dubitatif. Pour avoir entendu ou lu des partitions d'autres cantates (Debussy, Lekeu, Caplet, Laparra, Ravel, Boulanger, etc.), il existe réellement mieux que ce qu'on a entendu, et c'est un peu dommage pour l'image de cette institution et de la musique d'Académie en général : on pouvait penser en sortant que c'était finalement en majorité de la musique poussiéreuse et sans envergure. Et le choix des extraits "hors programme" cherchait à renforcer cette impression (erronée) que la forme imposée sclérosait l'imagination des compositeurs.

Se posait aussi la question de la qualité des chanteurs, ou au minimum de leur adéquation à cette musique. Sur huit interprètes, trois étaient en difficulté, dont deux réellement problématiques. Et peu avaient le style requis finalement.

Cependant, la soirée ménageait de grands moments de grâce, avec Zimmermann, Thomas et Debussy, mais surtout avec Ollone et Dutilleux. Ce à quoi il faut ajouter la révélation considérable de Jean-Baptiste Dumora.

Enfin, ce programme avait de quoi susciter l'appétit et la curiosité des lutins, qui en cela n'ont pas été complètement déçus... et qui préparent quelques suites à ce début de série sur le Prix de Rome et ses Cantates !


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Commentaires

1. Le samedi 13 novembre 2010 à , par Jorge :: site

Très intéressant compte-rendu en forme de panorama ; je me suis demandé, par le passé, plusieurs fois ce que valaient ces œuvres du Prix de Rome. Comme quoi, sans pousser jusqu'au baroque, il y a encore des ouvrages à ressusciter, même s'ils ne semblent pas tous proprement passionnants !

En attendant, je vais jeter une oreille sur ce Debussy massenétisant...

2. Le dimanche 14 novembre 2010 à , par DavidLeMarrec

Bonsoir Jorge !

J'ai prévu de présenter un peu les oeuvres que j'ai eu la chance d'entendre (ou de lire), au moins les cantates. Il y a effectivement de véritables bijoux. Si tu peux entendre Alyssa de Ravel, Andromède de Lekeu, Faust & Hélène de Boulanger ou même Les Gladiateurs de Debussy (tout cela étant dûment et officiellement édité), n'hésite pas, ça regorge de beautés.

Malheureusement, pour les compositeurs moins célèbres, il faut lire les partitions une à une (déjà les trouver...). Et contrairement à l'image que donnait ce concert, il y en a beaucoup d'intéressantes, surtout au tournant du siècle !

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