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Décentrement


Nous vivons, sans même nous en apercevoir, un processus assez fascinant, et relativement peu fréquent à l'échelle d'une décennie.


Gravure de Walter Crane pour une édition de 1886 de Schneewittchen des Grimm.


Il y a un peu plus de dix ans, on pouvait ne pas très bien voir le rapport entre une dizaine de paumés qui réussissent, par une succession de défaillances et de chances successives, un gros attentat, et l'invasion d'un État. Du moins ne pas voir en quoi il s'agissait d'une évidence, pour ne pas dire d'une équivalence (peut-être parce que « nous » aussi, on aurait des raisons de tuer des civils pour faire valoir nos opinions ?).
Néanmoins, on voyait très bien de quel côté se trouvait le mal : ces gens qui voulaient nous détruire, alors qu'on ne leur avait rien fait, juste parce qu'on était différents et tolérants. Pendant des années, même si tout le monde n'était pas d'accord sur les solutions, personne ne soutenait le point de vue des terroristes –– ce qui, d'une certaine façon, marquait une profonde nouveauté après des années de minorités militantes dans les deux blocs idéologiques.

Et puis voilà qu'adviennent, il y a peu, des soulèvements dans des pays musulmans, secondés par les mêmes terroristes qui détestent notre liberté, mais qui se mettent à abattre les tyrans. On commence par se rassurer en se disant qu'ils cherchent à profiter cyniquement d'un mouvement d'émancipation pour imposer leur propre domination – et le constat est loin d'être erroné, naturellement.
Mais l'on voit nos gouvernements hésiter à désavouer les dictateurs (pour toutes sortes de bonnes raisons, puisqu'on ne peut pas converser qu'avec ses semblables). Et l'on découvre que, loin de se chercher à venger sur nous, la franchise terroriste la plus célèbre concentre toutes ses forces sur les contrées syriennes, pour atteindre son but le plus profond : établir un État-modèle qui ferait triompher leurs idéaux. Une sorte de Commune tenue par la droite religieuse.

Pour la première fois, on commence à être informés des projets réels de ces gens. Non, leur but n'est absolument pas de nous détruire ; et peut-être même pas, ultimememnt, de nous convertir. La logique est simple, pourtant : ils veulent se « libérer » (selon une norme discutable, mais qui est la leur), et nos gouvernements, qui sont plus forts qu'eux, soutiennent les régimes qui tiennent leur peuple, leur terre, ou ce qu'on voudra. Dans leur histoire, on a quand même donné leur terre pour draîner notre culpabilité.
Ils ne peuvent donc que mener une guerre asymétrique, certes injuste, pour mener les peuples « occidentaux » à protester contre les puissants, de la même façon que l'abeille pique la main pour activer les pieds d'un agresseur.

On découvre qu'en fait d'Antéchrist, le projet ultime de cette organisation aux contours lâches n'a jamais été de raser la surface de la terre, et que l'offensive envers « nous » n'a été une priorité qu'épisodique, liée à des circonstances géopolitiques. Pour odieuse et méprisable que soit l'atteinte aux civil, cela rapproche donc tout à fait ces diables du militantisme d'extrême-gauche telle que l'Europe l'a connu... et humanise grandement ces hommes en leur conférant une logique. Non, ce ne sont pas des ogres ; ils ont un idéal que nos relations extérieures, pour satisfaire notre confort, piétinaient allègrement. N'a peut-être pas lancé la première pierre qui croit.

Ce n'est pas tant une justification des principes (j'en suis loin : je ne suis pas en extase en évocant les Résistances européennes, justement à cause d'opérations assassinant de pauvres conscrits allemands qui seraient volontiers restés chez eux – mal nécessaire sans doute, mais vu depuis une société en paix, j'ai peine à parler de héros malgré tout) qu'une prise de conscience de l'aveuglement de chacun lorsqu'il s'agit de morale. Ou plus exactement, car nous le savions, à quel point cet aveuglement peut être radical, au point d'affecter pendant dix ans un hémisphère entier. Jusqu'à ce que nous nous retrouvions du même côté et que nous nous rendions inévitablement compte que, non, notre destruction n'était pas leur but ultime – et, plus grave encore, que nous ne sommes pas le centre du monde.

Cette expérience de décentrement complet, jusqu'à nous voir comme nous voyaient nos ennemis il y a dix ans, remet vraiment l'église au milieu du village : nous sommes les amis d'Assad, les amis des tyrans, les amis des répressions totalitaires – pour satisfaire nos commodités commerciales et notre petit train de vie privilégié, en laissant le reste du monde s'écharper pour des frontières que nous avons mal tracées ou pour des denrées que nous leur vendons à prix d'or en les ayant rendus dépendants.
Sans rien justifier de ces poignées de parasites incultes qui manient sabre et goupillon pour éviter de se frotter à la vraie vie, le miroir que nous nous tendons nous-mêmes laisse songeur.

Plus profondément, cela ne laisse pas de nous interroger sur l'importance de la morale elle-même. Si elle est tellement trompeuse, tellement divergente d'une année à l'autre, comment lui faire confiance ? Et pourtant, comment mener nos vies si nous n'avons pas ce repère-là, cette certitude, fût-elle erronée ? Les Romains n'étaient pas meurtrier en exposant leurs enfants aux bêtes sauvages, et dans notre société certains considèrent qu'un embryon n'est pas non plus un être humain complet, d'autres au contraire qu'il s'agit d'un meurtre aussi insupportable que celui d'un nourrisson. C'est une question d'une gravité fondamentale, et pourtant la réponse a une date d'expiration.
Je suppose qu'à l'échelle de notre espèce, l'essentiel est le consensus social – nous avons davantage conscience de ces disparités du fait de la simplication des voyages et communications, mais nous ne pouvons pas nous dispenser pour autant de ces normes. Elles sont impermanentes et manifestement rien moins qu'absolues, mais il faut s'en contenter.

À défaut d'avoir rien dit de profond ou d'apporter une doctrine qui nous sauvera tous par l'amour, j'aurai contribué à vous délester de quelques minutes où vous n'aurez pas eu à tester votre sens moral.

... sauf si vous me lisez au boulot ou si le petit dernier a pleuré depuis « on découvre qu'en fait d'Antéchrist » (je suis tellement palpitant à lire), auquel cas votre conscience vous aura torturé également, et vous aurez, cette fois, tout à fait perdu votre temps.

Bon lundi.


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Commentaires

1. Le mardi 21 janvier 2014 à , par malko

Il y a une autre façon de comprendre ces gens sans questionnement perpétuel pour autant sur nos propres valeurs : c'est de croire; comme eux.

2. Le mercredi 22 janvier 2014 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Malko !

C'est possible. Néanmoins, dans ce cas, on peut potentiellement ressentir des choses similaires, mais difficilement se décentrer pour sentir les deux positions à la fois.

3. Le mercredi 22 janvier 2014 à , par malko

On n'adopte pas deux points de vu à la fois ; on constate que l'on croit l'un et l'autre à une transcendance ; ce qui nous maintient l'un envers l'autre à égale distance de l'intégrisme et du relativisme.

4. Le mercredi 22 janvier 2014 à , par DavidLeMarrec

Cela n'est vrai que pour des acteurs rationnels. Cela arrive (par exemple les associations de différents cultes qui portent plainte pour tel ou tel excès, ou considéré tel) ; mais le croyant, individuellement, n'est pas naturellement poussé vers l'établissement de ponts, et c'est bien naturel : si on commence à dire que tous les cultes ont raison, ça revient à devenir au minimum agnostique, pour ne pas dire athée. Ça ne veut pas dire que certains ne le réussissent pas, mais c'est le fruit d'un effort individuel (d'aveuglement ou de bonne volonté), et pas vraiment d'un atout qui serait intrinsèque à la foi, à mon avis.

Par ailleurs, je ne suis pas persuadé qu'on puisse se sentir proche idéologiquement de quelqu'un qui ne donne pas la importance à sa foi dans sa vie : entre ceux qui meurent en tuant et ceux dont l'investissement religieux le limite à répondre « catholique » dans les sondages d'opinion, la familiarité doit être plutôt mince. (De même pour les musulmans qui mangent du saucisson par rapport aux trèstradis qui prient pour la fin de la Gueuse et l'âme de Pétain à Saint-Éloi.)

5. Le mercredi 22 janvier 2014 à , par malko

Ce n'est pas croire que tous les cultes ont raison mais accepter qu'on ne peut avoir raison des cultes : comprendre que tout ne s'explique pas et voir dans cette incompréhension même la preuve du divin.

L'antithèse officiel du Divin - le Hasard- me fait presque rire : lorsque je jette de la gouache sur la toile, ça n'a jamais donné PICASSO...

Enfin, ni le fanatique martyr qui n'est jamais témoin que de sa propre destruction (pas même de celle de ses victimes), ni celui qui ne voit que ce que sa raison lui fait voir, bref qui ne parvient à rien expliquer de ce qui émeut le plus (comme contempler Monument Valley ou, lire un texte de BARRES sur un office des morts donné en la cathédrale de METZ) ne participent d'une croyance quelconque en la transcendance.








6. Le mercredi 22 janvier 2014 à , par DavidLeMarrec

comprendre que tout ne s'explique pas et voir dans cette incompréhension même la preuve du divin.

Le problème, avec ces raisonnements, c'est qu'ils reproduisent les mêmes mécanismes que dans les superstitions : si l'on attribue au surnaturel ce qu'on n'explique pas, on suit la voie de ceux qui attribuent aux fantômes les bruits dans les vieilles maisons. Je ne suis assez persuadé au contraire que les démonstrations de l'existence de la transcendance nourrissent plutôt le scepticisme, après que la science ait défait tant de théories établies pour atteindre cet objectif.


L'antithèse officiel du Divin - le Hasard- me fait presque rire : lorsque je jette de la gouache sur la toile, ça n'a jamais donné PICASSO...

Picasso n'a rien du hasard : sauf erreur, il a travaillé. :)

Par ailleurs, il y a vraisemblablement encore plus de façons de ne pas croire que de croire, alors l'opposé du Divin (si cela a un sens, pourquoi ne pas parler de l'opposé du brocoli...), ce pourrait aussi bien être la Nécessité, l'Absence-d'envie-d'expliquer-des-causes-qui-nous-dépassent ou l'Excusez-moi-mais-la tarte-aux-myrtilles-est-en-train-de-brûler-je-manque-de-temps-pour-trouver-une-réponse-à-l'énigme-de-la-Vie.

Ces choses-là tiennent de la conviction personnelle, il est difficile de démontrer quoi que ce soit. La Foi n'est qu'un vieux mot pour Confiance... si l'on vérifie, on sort de ce cadre.


qui ne parvient à rien expliquer de ce qui émeut le plus

Mais là, à part Dieu (et possiblement quelques neurophysiciens présomptueux – ou des temps à venir), pas grand monde ne le peut.

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