Heitor Villa-Lobos - MAGDALENA - Rouland (Châtelet 2010)
Par DavidLeMarrec, jeudi 20 mai 2010 à :: Saison 2009-2010 :: #1540 :: rss
Voilà un spectacle qui m'a laissé perplexe, et à vrai dire plus intéressé que touché. Comme les critiques et comptes-rendus publiés en ligne m'ont paru assez peu informatifs une fois vu le spectacle (y compris la vidéo proposée par Concertclassic, que j'introduis ci-dessous), j'en touche un mot, d'autant qu'il y a plusieurs choses dignes d'être remarquées.
Il n'est pas si fréquent de sortir d'un spectacle en ne pouvant porter un jugement à la fois sur son plaisir et sur l'oeuvre. J'ai été en quelque sorte séduit de façon purement intellectuelle par un spectacle dont la visée est au contraire de toucher très directement, avec des moyens simples, d'où cette confusion des sentiments, sans doute.
Le titre lui-même constitue déjà une forme de paradoxe. Magdalena n'est pas un personnage de Magdalena, mais le nom du fleuve qui traverse l'endroit où se déroule l'action (fleuve qui n'a absolument pas de rôle majeur, à part que le général Carabaña y débarque pour rentrer au pays). De ce fait, on ne désigne pas de personnage principal, et il serait difficultueux d'en nommer un en particulier.
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1. Contenus
L'oeuvre, chantée en anglais, est présentée comme une 'aventure musicale en deux actes' par le compositeur, et on nous parle dans les notices d'un métissage entre opéra et comédie musicale. Il est vrai que le Prélude orchestral (repris comme prélude également à l'acte II) est de la meilleure farine, avec ses figures mélodiques simultanées tirant vers la polytonalité (ces différentes "couches" font furieusement au début des Gezeichneten de Schreker, et même quelque peu aux Gurrelieder de Schoenberg). [Ce tuilage singulier est vraisemblablement censé évoquer le bruissement de la forêt équatoriale.] On est émerveillé et plein d'espoir, heureux du privilège d'assister à une oeuvre aussi rare et aussi dense (qui, d'après la vidéo extraite de la générale, avait l'audace, quoique tout à fait tonale, de ne pas s'achever sur un accord parfait).
Ce n'est pas étonnant de la part de Villa-Lobos, qui maîtrise aussi bien la couleur locale façon sucre d'orge que l'écriture complexe et raffinée, quoique toujours très colorée et un peu sucrée, qui s'exprime par exemple dans sa Dixième Symphonie.
Après ces deux minutes de bonheur, la suite change de ton, et y restera définitivement ancrée. Il s'agit bel et bien d'une comédie musicale. La sonorisation a été ajustée pour cette troisième représentation (générale y compris), plus fondue, moins tonitruante, et les timbres se fondent agréablement ; de plus, bien placé près de la scène, j'entendais très bien la voix non amplifiée des chanteurs, même ceux typés 'comédie musicale' et donc trop fluets pour passer dans une grande salle un orchestre de cette taille sans micros.
La qualité des chanteurs est très réelle, j'y reviendrai, et je m'y attendais tout à fait, ayant remarqué la présence d'amplification non dissimulée, mais être en présence d'une oeuvre puisant dans un registre univoque, alors que j'avais une semaine chargée par d'autres projets et l'intention d'aller voir Schönberg (celui des Misérables, pas l'Autre), m'a un peu déçu, d'où l'intérêt de prévenir les lecteurs de CSS qui seraient tentés par les langages riches et composites.
La structure est très intéressante à observer. On retrouve les codes traditionnels de la comédie musicale, et ses dominantes propres :
- Usage de la langue anglaise, avec pas mal d'imports linguistiques couleur locale (en l'occurrence beaucoup de français).
- Une histoire d'amour plus familière, avec ses disputes et ses discordances, où le sublime intervient plus épisodiquement qu'à l'opéra (où l'on présente plus volontiers des archétypes). Non pas que les caractères représentés soient réellement très vivants, mais ils ont des passions moins univoques et surtout moins amples, moins démesurées. La proximité des visages et de leur mobilité affective, permise par le cinéma, semble avoir bouleversé la représentation des affects au théâtre musical aussi.
- On demeure cependant dans le schéma le plus traditionnel, deux amis d'enfance qui se sont promis fidélité et ne peuvent se séparer malgré leurs conditions diverses. On est cependant plus proche des déchirements des Hauts de Hurlevent que des souvenirs extatiques (même sous forme de reproches) de Callirhoé ou du Vaisseau Fantôme.
- Des dialogues parlés qui encadrent des séquences musicales closes (même si plus fluides, alternant scènes d'ensemble et soli, que les 'numéros' traditionnels de l'opéra-comique - hors les finals, qui étaient au contraire beaucoup plus inventifs en opéra-comique).
- Le goût des scènes de genre et des personnages de caractère.
- On trouve ainsi en miroir du couple héroïque un couple bouffe assez exotique, venu de Paris (Teresa et le général Carabaña), dont la veulerie, les disputes et le prosaïsme rappellent par plusieurs côtés le couple anglais de Fra Diavolo. Teresa a tout de même plusieurs grands moments d'expression musicale et théâtrale, et son cynisme virtuose n'est pas sans rappeler (ou plutôt annoncer !) la bouchère Lovett des scènes macabres de Sweeney Todd chez Sondheim - il culmine aussi dans la mort grotesque (avec beaucoup moins de conséquences ici).
- Beaucoup de scènes sont en réalité des tableaux conçus pour la danse, pour exalter la couleur locale, pour permettre une exploitation visuelle par les décors et les costumes. L'interruption de la prière, puis de la fête de bienvenue, par des danses sauvages rappelle très fortement les danses de West Side Story, aussi bien du point de vue des rythmes musicaux que de celui de l'esprit dramatique de leur apparition, comme une poussée primitive à l'intérieur d'êtres encore proches d'un certain 'état de nature'.
- Les juxtapositions, aussi bien musicales que dramatiques, en sont souvent très artificielles, voire collées - pas de transitions, pas toujours de parentés de caractère, pas d'évolution préparatoire. En cela, le spectacle semble parfois un catalogue de caractère plus qu'une oeuvre dramatique cohérente.
Musicalement, on assiste à un langage extrêmement consonant harmoniquement, attirant à lui les résolutions les plus agréables, jusqu'à la platitude, souvent - une tradition de confort propre à la comédie musicale. En revanche, Villa-Lobos soigne avec beaucoup de profusion les rythmes, avec parfois une assez grande richesse en strates simultanées.
Les scènes de foule sont assez joliment faites, tandis que les airs, fondés sur des motifs courts, identifiables et répétés, sur le patron comédie musicale, sont moins intéressants. Le point faible provient surtout des duos d'amour, où en plus de la rondeur univoque (dispute ou promesse, c'est toujours apaisé et consonant), totalement distante des mots, la veine mélodique semble totalement absente.
Quant à l'histoire ? Eh bien, je ne sais que dire. Sur l'histoire très traditionnelle des deux amants de milieux très différents (la fille de feu le chef de toute une ethnie et un membre de la plèbe d'un sous-groupe tribal) s'écrit une divergence politique, qui sans altérer leur amour, les rend ennemis. C'est-à-dire que l'un et l'autre, sans rien céder ni de leurs sentiments ni de leurs idéologies totalement opposées, se retrouvent pour s'aimer et se font la guerre. Et cela non pas avec cynisme, mais avec tourments.
C'est assez étrange sur le plan psychologique, puisque l'amant qui dérobe la Madone qui orne le sanctuaire de sa bien-aimée et lui dit très franchement qu'il ne la lui rendra pas, afin de faire s'effondrer tous ses projets, voilà qui laisse dubitatif sur la mollesse des remontrances.
On ne tranche jamais non plus entre les deux postulats politiques, de la révolte frontale légitime ou de la conciliation habile et généreuse.
Je ne parviens pas à décider si tout ces enjeux intéressants, juste esquissés, sont ainsi frustrants, ou plus surprenants et riches que s'ils étaient développés avec ce que cela suppose en risques de platitude et de didactisme inutile.
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2. Représentation
Vidéo réalisée par Concertclassic lors de la générale et reprise par la promotion du Châtelet.
L'Orchestre de Navarre est certes loin d'être le plus soyeux du monde, mais son tapis homogène et doux pour cette oeuvre faisait parfaitement l'affaire, et malgré la mise en place difficile, s'est montré absolument irréprochable de bout en bout, dirigé de façon vraiment concernée par Sébastien Rouland. Les baisses de tension de la musique dans les duos d'amour sucrés ne lui sont vraiment pas imputables.
Marie-Ève Munger (Maria, la jeune première) présente un physique d'ingénue très cinématographique, assez en lien avec la tradition candide des héroïnes des comédies musicales section gentilles. En raison de sa projection apparemment trop modeste pour passer très audiblement l'orchestre sans sonorisation (attention à cette salle cela dit, vraiment atroce pour les voix) je la pensais spécialiste de la comédie musicale. J'ai découvert en préparant cette notule qu'elle a gagné le premier prix d'opéra à Marmande en 1997 (le niveau n'en est pas extraordinaire, mais c'est une compétition internationale qui a sa réputation tout de même), et qu'elle chante tous les légers depuis les coloratures stratosphériques (Zerbinette) jusqu'aux grands lyriques légers (Zdenka), en passant, certes, par Cunégonde chez Bernstein.
Ses efforts de jeu, pas toujours totalement naturels, sont méritoires, et la présence sur scène assez probante. La voix elle-même est naturellement belle, mais s'opacifie et s'alourdit dans l'aigu, ce qui est vraiment dommage pour cette typologie vocale.
J'attendais beaucoup d'Aurélia Legay (Teresa), qui était la véritable caution artistique de ce spectacle pour moi (l'ayant trouvée dans Herminie très supérieure à... Mireille Delunsch). Grande déception, la voix était méconnaissable : opaque, forcée de façon grisâtre (technique type Françoise Pollet), pas très expressive. Certes, l'actrice se mettait à contribution, mais vraiment, sans la force de caractère du rôle, j'aurais eu de quoi ronger mon frein. Je ne m'explique pas cette disparité de timbre et d'expression (la voix était si flexible, la diction si claire, les intentions si palpables !), et ce semble vraiment une question de technique et non de méforme potentielle.
La voix de François Le Roux (général Carabaña), ce n'est plus une nouvelle, a fortement chuté de ses aigus aisants à un grave un peu râpeux. Conscient de ses limites, il s'en tient aujourd'hui à des rôles de caractère qu'il assume avec beaucoup d'investissement alors même qu'ils n'ont pas l'intérêt de ce qu'il a pu chanter autrefois, loin s'en faut. Le legato a disparu malheureusement, et avec ces phrasés légèrement précieux qui étaient un tel enchantement. Ce chantement si radical de voix me laisse, ici aussi, perplexe. Non pas triste parce que la reconversion n'est pas ratée, mais interrogatifs sur les raisons d'une mutation aussi profonde et finalement assez rapide.
Victor Torres tient avec valeur le rôle de Padre José, la première fois où je le sens en pleine maîtrise de ses moyens et de façon calibrée à son rôle.
J'ai été très séduit par Mlamli Lalapantsi (Pedro, le jeune premier), très belle présence scénique, pleine d'aisance, et une voix de baryton clair très séduisante. La technique n'est pas typée comédie musicale, mais de type très léger, comme un mécanisme de poitrine doux. Même avec l'amplification, il n'était pas très audible, mais le timbre et l'expression étaient vraiment très sympathiques.
Mais, surtout, j'ai été très agréablement surpris par le niveau individuel remarquable des membres du Choeur du Châtelet, pourtant pas spécialement magique dans ses interventions de groupe. Il faut en particulier saluer le Ramón de Cyrille Calac, mais plus que tout la Solis d'Omo Beilo. Celle-ci dispense la plus belle prestation vocale de la soirée, et de très loin. Une voix noire typée, mais avec une rondeur hors du commun, et une très belle projection parfaite mais douce. Comme si Leontyne Price avait emprunté les manières de Lucia Popp, pour résumer très grossièrement.
Au niveau visuel, la mise en scène de Kate Whoriskey (chorégraphie assez banale de Warren Adams, décors de Derek McLane, costumes de Paul Tazewell) est à faire passer Bouguereau ou le Visconti de Ludwig pour de grands ascètes en noir et blanc. On songe sans cesse à Rio en février (et parfois très explicitement, comme ce voyage vers la forêt équatoriale remplacé par les coulisses d'un char à plumes qui se démaquille), avec ces grands hommes-oiseaux fushia fluo et vert brillant par exemple. Mais c'est apparemment devenu la règle pour le Châtelet, que ce soit Roussel (Padmâvati), Wagner (Die Feen) ou Villa-Lobos. Le public visé paraît encore plus caricaturalement ciblé que celui des pochettes Naïve, ce n'est pas peu dire.
Au demeurant, le public a manifesté peu d'enthousiasme, sans doute surpris que ce ne soit vraiment pas de l'opéra.
Pour ma part, j'ai des difficultés à dire ce que je pense, et c'est pourquoi j'ai choisi de plutôt détaillé ce que j'ai observé.
Bonne fin de soirée !
Commentaires
1. Le vendredi 21 mai 2010 à , par Jaky
2. Le vendredi 21 mai 2010 à , par walter
3. Le samedi 22 mai 2010 à , par DavidLeMarrec
4. Le samedi 22 mai 2010 à , par DavidLeMarrec
5. Le samedi 22 mai 2010 à , par Gilles
6. Le samedi 22 mai 2010 à , par DavidLeMarrec
7. Le dimanche 23 mai 2010 à , par Gilles
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