Carnets sur sol

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Retour sur Ibsen (Hedda Gabler)

A l'occasion de la tournée française du spectacle mis en scène par Thomas Ostermeier, Carnets sur sol revient aux sources, après deux années assez largement consacrées à Ibsen - et singulièrement à sa frange la plus épique, celle qui hérite d'Adam Oehlenschläger.

L'occasion de replacer l'oeuvre dans la production théâtrale d'Ibsen et ses caractéristiques singulières. L'occasion aussi de s'interroger sur les ressorts du théâtre tout entier - le plaisir doit-il réellement avoir lieu pendant la représentation ?

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Les soirées

A Bordeaux les 28 et 29 mars derniers, la production s'est promenée à Marseille en septembre dernier, et sera du 2 au 4 avril tout prochains à Rennes (Théâtre National de Bretagne).

Les lutins de CSS s'y trouvaient, tout émoustillés à la promesse du texte en allemand surtitré - à défaut du norvégien bokmål de l'original. Une expérience qui peut être très excitante - l'adaptation de Guerre et paix par Piotr Fomenko représente sans doute, opéra compris, l'une de nos plus exaltantes expériences théâtrales.

Le verdict sera sans surprise. On se souvient de Brand qui avait fourni, voici bientôt trois ans, l'une des toutes premières notes de Carnets sur sol. Sans représenter un choc comparable, bien évidemment, les propriétés théâtrales en sont, malgré les sujets et les formats fort divergents, assez comparables.

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De Brand à Hedda Gabler

Brand était un lesedrama, et par conséquent absolument pas destiné à être représenté. Une scène entre fjord et fjeld à imaginer. Hedda Gabler, a l'inverse, appartient au théâtre domestique de l'Ibsen dernière manière, extrêmement économe de paroles, facile à porter au théâtre. Avec de longs silences, cette représentation de deux heures parvenait donc tout juste à la moitié de la durée de Brand mis en scène par Braunschweig (sans traîner ostensiblement). Il faut cependant préciser que les représentation de Gabler contenaient des coupures (nullement annoncées, comme il se doit [1]).

Brand succède immédiatement, dans le catalogue d'Ibsen, aux Kongs-Emnerne (« Les Prétendants à la Couronne »), formés sur un patron totalement emprunté à Hakon Jarl hin Rige (« Hakon Jarl le Puissant ») d’Oehlenschläger (la confrontation des deux textes offre de vraies surprises !). C'est-à-dire à la période de la veine historique d'Ibsen, dont il ne restera plus guère que Kejser og Galilæer (« Empereur et Galiléen »), un drame à la portée plus philosophique autour de la personne de Julien l'Apostat - dont la dimension historique n'est perçue qu'au travers d'un cadre assez strictement domestique, malgré les changements très généreux de lieux. Brand amorce déjà une préoccupation portée à la relation intrafamiliale, aux tragédies du foyer.

En cela, Hedda Gabler, débarrassée de tout le folklore des paysages de Brand, de tout ce que cette situation et ce personnage avaient de singulier, prolonge et radicalise cette conception d'un théâtre intime, où les grands sentiments se manifestent (en franchement miniature) dans des êtres ordinaires, des situations quotidiennes, des lieux banals.

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La gêne

Notes

[1] Eternelle récrimination de CSS. Par le moteur de recherche de la colonne de droite, vous pouvez retrouver nos réflexions sur les coupures dans la tragédie lyrique, dans le Vampyr de Marschner, dans le Sigurd de Reyer, chez Richard Strauss, dans les Gezeichneten de Schreker...

De ce fait, la perception de ces deux pièces en apparence si dissemblables se révèle, à l'expérience de la scène, assez comparable. Dans les deux cas, le moment passé en salle porte quelque chose de pénible. Hedda Gabler ne questionne pas notre fonds culturel et notre culpabilité rentrée comme Brand, mais convoque cependant le malaise, devant la part majoritaire d'inconnu que portent les êtres les plus familiers - le tout dans une impossibilité à peu près absolue d'énoncer, à quelque moment que ce soit, un jugement moral.

La langue d'Ibsen demeure toujours aussi adaptée au théâtre, sans raffinements apparents, toujours fondée sur des séquences de parole courtes - jusqu'aux monologues, tout est constitué de phrases simples. Quelque chose de nu, et souvent dépourvu de signification réelle. On n'est pas dans l'incertain symbolique comme chez Maeterlinck, plutôt dans une incertitude éternelle sur le sens profond de la parole banale - en a-t-elle simplement un, profond ou non ?

Le dévoilement d'une logique dramaturgique, à l'issue de l'oeuvre, ne résoud pas ces énigmes du détail.

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La réception

Dans les deux cas, l'oeuvre se révèle bien plus efficace à la scène, précisément parce que ce dépouillement 'sonne' moins pleinement à l'écrit. Egalement parce que le silence a peu sa part, sans doute, dans le texte imprimé.

Dans les deux cas, le moment peu exaltant en lui-même de la représentation est suivi d'une méditation plus ou moins longue qui nourrit et accompagne, elle, pour longtemps. Quelque chose d'étrange, qui dérange, déplaît, mais finalement habite le spectateur, de façon admirative, une fois la représentation close.

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Synopsis et articulations

Hedda Gabler est le nom de jeune fille du personnage principal, mariée à Jørgen Tesman, chercheur aspirant à un poste d'universitaire qui lui a été promis oralement. La situation initiale se limite à préciser l'attente ardente de cet emploi, pour régler les dettes dues à l'acquisition de la maison des rêves de Hedda. Le fil du drame dévoile peu à peu une foule de faiblesses dans ce scénario, censé consacrer, notamment la réapparition glorieuse de Løvborg, ancien amant de Hedda, abandonné pour un parti prétendument plus sûr, qui emporte soudainement l'admiration du milieu universitaire.

Avec des éléments traditionnels de triangle amoureux (à six, cela dit), voire de vaudeville (la sacoche oubliée), la construction dramatique révèle progressivement le véritable sujet de la pièce. En réalité, cette devinette initiale des relations véritables entre personnages contient le principe tragique de la pièce. Alors que l'ennui semble pousser une jeune femme à la manipulation sans but de tous ses proches, on découvre le désir de maîtrise d'un destin individuel, dans un désir démesuré de grandeur qui s'achève au contraire, pour chaque manipulation, dans la malédiction du dérisoire. Chaque pion malicieusement avancé par ce personnage, qui semble tout-puissant dans un monde de nigauds, n'aboutit qu'à un résultat parfois tragique, mais toujours quotidien et banal.
La scène magistrale de l'auto da fé apparaît, rétrospectivement, comme de l'héroï-comique plus que du tragique : une jeune mariée désoeuvrée dans des vêtements épiques bien trop larges pour elle.

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Pivots propres à Ibsen

On y retrouve ainsi quelques motifs majeurs d'Ibsen. Tout d'abord un rapport entre les événements qui ne semble jamais régi par une nécessité logique. Si dans Gabler les éléments du drame prennent sens à partir du dénouement, il n'en demeure pas moins que la succession des paroles et ce dénouement lui-même demeurent aussi énigmatiques et errant que la vie. Ibsen propose ici une vision du théâtre qui se veut proche de l'essence humaine, qui n'est pas pleinement régie par la rationnalité.
Il conserve de Scribe (qu'il a admiré) un savoir-faire dans les échafaudages dramaturgiques, mais à cette date, a abandonné le caractère régulier et entièrement justifiable de ces constructions. Il demeure en grande partie une gratuité dans les propos échangés, qui ne sont pas toujours habiles, ou caractérisants, ou simplement classables en termes de fonction dramatique.

Sur le plan thématique également, on retrouve une obsession des oeuvres d'Ibsen : la recherche d'absolu, souvent mal appliquée, et qui conduit à la déchéance et la perte de sens. Skule dans les Prétendants devient un Macbeth à force de poursuivre un but qu'il estime, initialement, légitime (croyant HÃ¥kon, l'héritier, usurpateur) ; Julien l'Apostat se dilue étrangement dans des cultes contradictoires en cherchant simultanément la vérité et le profit personnel ; Brand, après avoir tout sacrifié à sa foi, jusqu'à ceux qui s'approchaient de lui, se trouve dans l'impossibilité de reculer, mais face à un non sens qui ne lui assure nullement le salut. Ici, le désir de maîtrise du destin par Hedda - en jouant d'éléments de vaudeville, comme la malette oubliée, pour produire du tragique - ne parvient, au contraire, qu'à la placer sous domination, en situation de dépendance, d'insignifiance, d'abandon. On ignore son mérite, mais aussi jusqu'à son crime.

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Tout cela produit une absence de plaisir esthétique violent au moment de la représentation (voire un certain rejet), mais aussi une substance extrêmement nourrissante pour la réflexion, par la suite. Singulière action différée de l'art d'Ibsen.

(La suite : l'interprétation.)

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Distribution

Texte allemand : Heinrich Schimdt-Henkel
Mise en scène : Thomas Ostermeier
Scénographie : Jan Pappelbaum
Costumes : Nina Wetzel
Musique : Malte Beckenbach
Dramaturgie : Marius von Mayenburg
Vidéo : Sebastien Dupouey
Lumières : Erich Schneider

Interprètes : Lars Eidinger, Katharina Schüttler, Lore Stefanek, Annedore Bauer, Jörg Hartmann, Kay Bartholomäus Schulze

Production Schaubühne am Lehniner Platz (Berlin)
En partenariat avec le Goethe Institut (pour Bordeaux)

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Représentations

La traduction allemande retenue [1] était non seulement coupée, mais également actualisée, d'une façon qui paraissait assez peu essentielle (le « dossier du PC sans sauvegarde » [sic] remplaçant le manuscrit original) - cependant tout à fait inoffensive. Une fois de plus, on a senti le besoin de montrer l' « intemporalité » par la transposition, au lieu de laisser le texte le prouver tout seul ; de surcroît il était tout à fait loisible d'imaginer, dans un décor évoquant notre propre époque, un manuscrit sans copie.

Visuellement, tout se déroule dans une maison qui semble luxueuse, avec de larges baies vitrées et un vaste jardin isolé. On peut s'en faire une idée sur la page d'Arte consacrée à la diffusion de cette production, il y a deux ans. Le décor unique tourne sur lui-même pour permettre de renouveler le décor du huis-clos, tandis que des miroirs en hauteur laissent le spectateur suivre les démarches parallèles dans les corridors du semi-hors scène.
Beaucoup de dépense pour un dispositif dispensable, mais ingénieux, il est vrai.
La réussite esthétique du tout est très relative - le prosaïsme, qui n'est pas nécessairement incompatible avec le texte, domine. Du banal quotidien de nos jours, fût-il dans une demeure plus cossue que l'ordinaire.

L'atmosphère musicale (outre une musique d'attente passablement irritante, avant le lever du rideau, à faire passer Terry Riley pour un surdéveloppeur mahlerien) n'est pas extrêmement passionnante. Quelques percussions électroniques pour dynamiser les premiers tableaux et faire entrer dans une certaine urgence dramatique (utile et bien vu, mais pas particulièrement joli), puis des bribes de chanson pop entre les tableaux. Rien de très personnel dans tout ça.

La direction d'acteurs, assez naturelle, privilégie les silences, les « blancs » de la vie réelle [2]. Ici encore, c'est la carte du tragique quotidien qui est mise en valeur - au détriment éventuellement des autres aspects.

Les phrasés des acteurs, eux aussi, s'approchent (avec une réelle aisance) de l'attitude parlée banale, comme c'est devenu la règle dans le cinéma et, en grande partie, au théâtre. Pas véritablement de soin esthétique, avant tout du vrai. Par ailleurs, cette option est défendue avec une intégrité artistique parfaite, une réalisation extrêmement professionnelle, sans faiblesse.

En réalité, cette production n'apporterait pas de plus-value réelle à l'oeuvre (nulle audace à part les coupures et les petites contorsions opérées sur le texte lui-même) sans la valeur accrue d'Ibsen au théâtre, et sans la présence de l'actrice principale.

Katharina Schüttler convainc de bout en bout. Tout d'abord, une excellente projection, sans le moindre cri, une voix douce, qui se « type » avec une certaine vulgarité nonchalante de jeune parvenue blasée, très convaincante. Mais surtout une véritable composition scénique, avec un maintien toujours à la frontière de l'indifférence et de l'avance, en permanence indécidable. Exactement ce qui transparaît de ce personnage, de ses gratuités, de ses recherches des frontières, sans jamais s'impliquer.
Voir l'actrice reprendre sa personnalité en marchant normalement au moment des saluts crée un contraste assez saisissant. Une véritable incarnation complète, une leçon. Arriver à séduire CSS sans un phrasé élégant, par le seul maintien, c'est une gageure.
C'est surtout terriblement ibsenien, puisqu'ici aussi, le plaisir et l'admiration n'interviennent, essentiellement, qu'a posteriori.

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Compléments

On trouve gratuitement Hedda Gabler en anglais sur Google Books.

Sur Gallica figurent aussi (attention, numérisation un peu inconfortable à lire), parmi les drames que nous avons cité, Les Prétendants à la Couronne et Empereur & Galiléen.

Notes

[1] Les fidèles de la délicieuse émission Karambolage connaissent Heinrich Schimdt-Henkel pour d'autres talents.

[2] Au téléphone, par exemple. Suivez mon regard.


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David Le Marrec

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