Vouvoiement du diable
Par DavidLeMarrec, vendredi 19 octobre 2007 à :: Langue :: #747 :: rss
Un petit jeu qui n'apprendra rien aux francophones, mais juste manière de prendre conscience du fastidieux bazar dans lequel nous plonge quotidiennement cette bizarrerie raffinée que représente l'usage du vouvoiement en français - amusons-nous un peu entre deux tranches d'esprit serio. (Prochaine station : le martyre de saint Alexis, profitez-en.)
Carnets sur sol est depuis toujours terrifié et fasciné par le vouvoiement [1], si complexe à maîtriser en français.
Non pas que d'autres langues en ignorent nécessairement un usage un peu fin, mais dans bien des situations, il se trouve clairement dévolu à la communication révérencieuse et le tutoiement prévaut dans les autres cas. Ou bien, dans les campagnes, il peut correspondre à une forme déjà ancienne de communication, avec éventuellement des formes désuètes - comme l'emploi de la deuxième personne du pluriel voi en italien [2] que les fascistes avaient remis à l'honneur et qui était donc déjà bien amoché dans les années vingt.
En français, il n'existe pas de choix "par défaut", il est impératif de s'adapter à chaque cas, sans quoi on crée une situation de violence verbale ou de comique. Demander l'heure en tutoyant au lieu de vouvoyer est quasiment une agression, que seuls les vagabonds sans feu ni lieu, particulièrement lorsque leur situation avinée l'excuse, pourront pratiquer ; un professeur tutoyant ses étudiants de vingt-cinq ans produit un effet de décalage étrange, puisqu'on ne pratique plus le tutoiement asymétrique chez les adultes - l'aînesse fait que l'on ne peut s'en offusquer, mais qu'on s'amuse aisément de cette bizarrerie.
Car chaque transgression crée son effet spécifique. Tutoyer un vieillard n'est pas puni par la Code Civil, mais représente une violence telle pour la société qu'un pain dans la figure de l'offenseur rendrait vraisemblablement toute plainte postérieure de celui-ci infructueuse. En revanche, un vieillard qui tutoierait un adulte serait pris tout au plus comme un peu condescendant - mais l'on place le plus souvent ce genre de réaction sur le compte d'une certaine simplicité.
Mais le cas de la transgression n'est pas comparable dans le cadre de l'entreprise : ici, l'interdiction est symétrique. Si un collègue qui persisterait à vouvoyer ses semblables serait perçu comme coincé, le tutoiement depuis un poste subalterne vers son supérieur ou du supérieur vers le subalterne serait absolument inadmissible, à tel point que même en cas de grosse colère, cette situation ne survient guère. Il s'agirait quasiment d'une rupture de fait du contrat de travail.
Allez donc vous y retrouver avec ces nuances pour un étranger...
Tout au plus peut-on vouvoyer en cas de doute, mais parfois au prix du ridicule, voire d'une distance presque défiante, qui peut elle aussi vexer... Le problème demeurant que le fait que vous soyez tutoyé ou vouvoyé n'implique pas la pareille du tout.
Les règles que l'on apprend aux enfants sont pourtant assez limitées en nombre.
=> Le vouvoiement est dû à l'âge, à la respectabilité, aux circonstances institutionnelles, et plus généralement à tout inconnu.
=> Le tutoiement se pratique dans l'intimité avec la famille et le plus souvent les amis ; entre jeunes gens de la même génération (interruption entre vingt et trente ans du phénomène, de pair avec l'entrée dans l'âge adulte, disons) ; entre gens de même statut (dans le cadre du travail par exemple).
Mais ce sera, bien sûr, sans compter l'infini nuancier des circonstances limites. Notamment dans la combinatoire de ces éléments, dont il est très difficile de déterminer à l'avance la prééminence.
A présent, l'usage. Et ce n'est pas tout à fait aussi clair (à défaut d'être déjà simple...).
Voici ce que l'on peut entendre ou pratiquer en une journée :
- entre très jeunes gens (avant la vingtaine)
- tutoiement
- entre jeunes gens (vingtaine à trentaine)
- tutoiement possible
- vouvoiement en cas de précaution
- timide (demander l'heure ou un chemin très poliment)
- ou révérencieuse (par exemple dans un cadre institutionnel, en relation de travail à partir de mondes différents)
- entre jeunes gens et aînés d'une dizaine d'années et plus
- vouvoiement
- entre jeunes gens et gens d'âge mûr
- vouvoiement et tutoiement asymétriques (déférence d'un côté, proximité paternaliste de l'autre)
- ou vouvoiement symétrique (par volonté de distance institutionnelle ou par affectation de respect de la part de l'aîné, ce qui est parfois difficile à déterminer pour le jeune)
- dans la famille
- dans la plupart des milieux, tutoiement ; mais parfois vouvoiement envers la belle-famille
- au travail
- vouvoiement hiérarchique
- souvent, tutoiement entre collègues de niveau à peu près similaire
- menaces
- afin de rapprocher symboliquement son ennemi, et surtout pour lui signifier qu'il n'y a plus de respect qui tienne, on le tutoie souvent (pas CSS, hein)
Présentation non exhaustive, bien entendu, des possibles. Mais on perçoit comme il est diffiicile de hiérarchiser les impératifs contradictoires. On vouvoie un autre jeune parce que le cadre formel l'emporte sur l'âge ; mais un jeune vouvoie un vieillard dans un cadre informel ou d'égalité, parce que l'aînesse prévaut...
En réalité, en cas de doute, le vouvoiement l'emporte le plus souvent, ce qui explique ce schéma en crabe. Mais le choix impossible est très souvent source de gêne très forte, surtout si personne ne s'enhardit à proposer une situation claire (c'est-à-dire le tutoiement, il est quasiment impossible de proposer le vouvoiement, qui marque la distance...). Et la question fondamentale n'est pas celle de la timidité : vouvoyer par précaution est un signe de déférence tout à fait élégant, mais vouvoyer trop est d'une gaucherie, d'une affectation, voire d'une morgue qui mettront mal à l'aise tout le monde...
C'est pourquoi, on l'aura compris, CSS aime les situations claires. Faire l'esthète est très sympathique, tant que ce ne pourrit pas l'ensemble de vos relations sociales. [3] L'avantage fondamental du tutoiement est qu'il n'implique plus aucun changement une fois adopté, que sa situation est, à l'exception de cas très rares [4], irréversible. [Plus informel aussi, ce qui n'est pas désagréable.]
Mais un vouvoiement tout à fait clair et équilibré fait parfaitement l'affaire, ce n'est pas un problème pourvu que les choses soient limpides. Ce qui, bien souvent, n'est pas le cas... C'est pourquoi, si quelque réforme nous fait la grâce de débroussailler ces choses, CSS risque de se délecter, peut-être en silence, des concerts d'orfraie gracieusement offerts sous ses fenêtres.
Oui, on peut toujours imaginer. En attendant, bonne journée à rêver debout.
Notes
[1] Question déjà abordée pour la constellation des carnets ou, de façon peut-être un peu plus utile, pour l'anglais.
[2] Au lieu de Lei, la troisième personne féminine du singulier actuellement en vigueur
[3] Un philosophe avec un baiser écrivit : et qui fait l'esthète fait la bête. Ou quelque chose d'approchant.
[4] Perdu de vue entre l'âge de 5 ans et l'âge de 45 ans, conventions formelles hypocrites à la face du monde qui vous entoure, etc. - et dans ces cas, le tutoiement se retrouve vite. Même en cas de fâcherie grave, le passage au vouvoiement sonne terriblement affecté et calculé, presque ridicule, même s'il est logique.
Commentaires
1. Le samedi 20 octobre 2007 à , par Vartan
2. Le samedi 20 octobre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
3. Le samedi 20 octobre 2007 à , par jdm
4. Le samedi 20 octobre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
5. Le samedi 20 octobre 2007 à , par jdm
6. Le mardi 23 octobre 2007 à , par Morloch
7. Le mardi 23 octobre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
8. Le mercredi 24 octobre 2007 à , par Sylvie Eusèbe
9. Le mercredi 24 octobre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
10. Le jeudi 25 octobre 2007 à , par Sylvie Eusèbe
11. Le jeudi 25 octobre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
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