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Paradoxe ordinaire

Et pas seulement en campagne électorale.

Balade à travers la figure obligée du changement et ses surprises.


Je m'amuse à regarder, d'aussi loin que possible, les passages obligés des uns et des autres, citoyens ou professionnels, au moment de cette campagne présidentielle. Un moyen de survivre à l'overdose, sans doute.
[Car plus rien n'existe autour de nous. Si, peut-être une attention plus grande aux voisins en élection aussi. Sinon, au journal de France Culture (qui a le mérite d'être un peu plus varié que les autres), le lapsus révélateur d'untel passe premier devant les inondations en Indonésie, la guerre civile dans un pays africain dont on a oublié le nom, la dernière décision de la Commission Européenne, l'état d'armement de l'Iran ou de la dégringolade des forces alliées en Afghanistan.]

Et, comme d'habitude, mon attention s'arrête sur une habitude qui a trait au langage.

La figure obligée cette année semble être le changement. Ceux du camp côté jardin[1] balancent allègrement que celui côté cour est un suppôt des sortants, tandis qu'eux-mêmes étaient tout aussi bien sortants il y a quasiment vingt ans. Rien de scandaleux à cela, d'ailleurs, juste une bataille d'image qui permettra, à terme, de gagner chez celui qui mentira le plus effrontément.
Car tout le monde vote, et tout le monde ne s'informe pas pleinement, par manque de temps, d'envie, de compétence ou que sais-je - par conséquent, la surface visible compte beaucoup. Certes, il y a bien la théorie un rien démagogique de l'intelligence collective, pour rassurer les sachants sur les horribles nonsachants qui votent aussi, et parfois pour les mêmes personnes ! Cette théorie a même été étudiée sérieusement, avec des résultats surprenants. J'avoue tout de même que le parallèle avec la sagesse populaire pour le choix d'un líder me semble discutable ; les exemples et les contre-exemples abondent à volonté.

Cette figure imposée ne me choque donc pas plus que cela - à ceci près qu'elle est délibérément mensongère.

Mais l'intérêt réside dans un triple paradoxe, une triple tension qui prête à sourire, et sans épargner personne. L'homme politique doit incarner le changement, et peu importe lequel : de jardin à cour (dans le sens de lecture) : la tabula rasa et l'homme nouveau (marxiste ou écologique selon les cas), l'alternance avec des sortants ratés, un consensus maximal, une rupture assez peu définie, un retour à l'ordre moral (qui lui-même prétend faire ce qui n'a jamais été fait). Vous reconnaîtrez aisément les participants.
Il faut l'incarner, puisque la France va mal. Cinquième ou sixième puissance mondiale, tout est relatif ; mais c'est un sentiment commun à toutes les générations, et ce sentiment participe sans doute de la survie du pays. Par ailleurs, certains faits sont objectifs comme la montée du confort et de l'aisance, du niveau global d'éducation - en même temps que la baisse de niveau de l'élite, des diplômes, de la qualité de la pâte à tartiner, etc. [2]




La façon de se faire élire dépend donc de cette capacité à faire croire au changement, à s'imposer en homme nouveau[3]. Pourtant, au même moment, interviennent les questions de la carrure ! Justifiées, ici encore : lorsqu'une candidate issue d'un parti traditionnel semble de toute évidence méconnaître la majorité de ses dossiers, lorsqu'un candidat parvenu au second tour la fois précédente[4] n'a jamais rien gouverné, lorsque des membres de la société civile s'invitent dans le jeu (militants, facteurs, guichetiers, patrons de PME, animateurs, journalistes ou ce qu'on voudra), il est assez logique de s'interroger sur leur maîtrise des rouages de l'Etat, sur leur capacité à assumer la masse de travail, les connaissances techniques minimales, le sand-froid, etc.
Mais nous nous trouvons dans la situation cocasse où les candidats, tout en incarnant un changement - généralement à coup de cadeaux électoraux - doivent agiter ostensiblement leurs états de service passés. On abhorre la vacuité des énarques à juste titre, mais on n'est pas rassuré (tout aussi légitimement) si un homme qui n'ait pas été haut fonctionnaire ou chef de cabinet prétend accéder au poste de président.

Première tension, qui nous vaut quelques contorsions réjouissantes. La candidate du coin du roi (côté jardin) prétend incarner le renouveau face à un sortant plus jeune qu'elle, de même formation qu'elle, opposé à elle depuis de nombreux lustres - alors qu'ils ont pour ainsi dire gardé les cochons de Français ensemble. Le candidat du coin de la reine, lui, promet de faire tout ce qu'il n'a pas (encore) fait, en freinant des quatre fers pour n'effrayer personne au fur et à mesure que la campagne avance, jusqu'à se réjouir de l'onction qui lui serait accordée par le Prince des Sortants.
Les deux autres prétendants les mieux lotis au vu des scrutins précédents sont dans des cas encore plus amusants : le plus réactionnaire qui se pose en visionnaire depuis cinquante ans (mais qui n'a jamais changé d'avis, comme il se plaît à le souligner), et surtout le plus flasque qui veut la nouveauté en instaurant la Quatrième République au moyen d'une rupture dans l'espace-temps qui avait déjà suscité l'admiration de Carnets sur sol. Par charité chrétienne, nous laisserons les autres (à qui nous souhaitons cordialement la meilleure réussite) en paix.
Le meilleur reste à venir.




Comment mettre en place une rhétorique du changement ? En faisant des propositions. Qui doivent remplir les conditions de deux paradoxes supplémentaires.

  1. Ces propositions doivent proposer une régression - à strictement parler, un retour en arrière (souhaitable ou pas, ce n'est pas mon objet). De cour à jardin, régression vers une France ethniquement (ou religieusement, selon les cas) pure, vers une France qui travaille, vers une Quatrième Sixième République, vers une France qui protège (en défaisant si possible la terrible mesurette qui devait protéger les retraites quelque temps encore), vers une planète pure de toute trace humaine, vers un marxisme idéal que l'Histoire a manqué, etc. Car les votants se décideront contre, c'est le meilleur moyen de les réunir - comme un Non retentissant à un référendum, au hasard. Les propositions négatives ont plus de chance d'aboutir de façon significative électoralement, surtout si l'on emploie la redoutable langue de coton : comme Carnets sur sol, soyez contre la vie chère, contre l'indifférence vis-à-vis de l'Afrique[5], contre la pollution de la planète, contre les excès de la mondialisation, des marchés financiers, de la pauvreté, de la maladie et de la mort. [Et pensez à signer notre pétition.]
  2. Les propositions ne doivent pas être appliquées, et chacun doit le percevoir comme tel. Bien entendu ! Il y aurait tant de risques de positions rédhibitoires, sinon ! Si je vote pour l'aspirante princesse côté roi, j'espère bien qu'elle ne va pas nous réformer les retraites, faire une réduction du temps de travail aussi biscornue que la précédente et vider les caisses autant qu'elle l'a promis ; si je vote pour l'aspirant prince côté reine, j'espère bien qu'il ne va pas se (=nous) ruiner en suréquipement militaire ni passer son temps à chasser en vain la main-d'oeuvre étrangère dont on a besoin. De ce point de vue, le candidat de la balle au centre s'en tire habilement en ne proposant pas de dépenses (pas trop)... sous forme de ni l'un ni l'autre, avec ce caractère négatif très fédérateur. Quant au quatrième larron, il pose des problèmes différents, son mécanisme adhésion/répulsion est assez distinct de ce point de vue, et même si on se doute de l'impossibilité à appliquer son programme, on ne peut affirmer en toute certitude que l'existence deux premiers paradoxes, tout à fait suffisants pour nous amuser. En toute hypothèse, si je vote pour l'un d'entre eux, ce sera sur le pari qu'untel ne tiendra pas tout ce qu'il a promis. Nous avons donc notre troisième paradoxe.



C'est pourquoi le vote sur des programmes contradictoires et en toute hypothèse jamais appliqués est sans doute illusoire. Pierre Bilger l'avait souligné en mai passé. En somme, je crois qu'Authueil avait vu juste. Contrairement à ce que je pensais initialement, il ne faut pas s'affliger ni, comme je le faisais, mépriser les coups bas de la campagne : ce sont eux qui révèlent la personnalité, la méthode de celui[6] qui sera au pouvoir. Dans ses réactions, on perçoit quelle est sa capacité à résister dans l'adversité, et de quelle manière. C'est sans doute là le meilleur moyen de se décider en évitant (autant que possible) les illusions et les déceptions.
De toute façon, l'équilibre du monde et particulièrement l'Europe sont de sérieux garde-fous quoi qu'il arrive - surtout dans un pays disposant d'un certain confort économique et social comme la France.

Mais, au delà de ces considérations sérieuses qui n'engagent que moi - et Dieu sait que la politique est chose plus irrationnelle encore que les arts ![7] -, je souhaitais faire part de mon émerveillement au sujet de ce fonctionnement en crabe, empilant paradoxe sur paradoxe, d'une rhétorique incohérente, totalement partagée entre les candidats et les électeurs - où il faut à la fois être neuf et connaître le système depuis vingt ans, proposer de la nouveauté pour régresser, et suggérer pour ne pas appliquer.

Notes

[1] Côté jardin (autrefois "coin du roi", celui des "Français"), côté cour (autrefois "coin de la reine", celui des "Italiens") : respectivement à gauche et à droite de la scène depuis la salle. Suivez le jeu de piste.

[2] Grave problème, de même que la salaison des aliments. Le beurre de cacao, bonne graisse, est remplacée via une licencieuse permission européenne par de l'huile végétale de qualité souvent médiocre et par des graisses hydrogénées, de belles saletés.

[3] La finesse d'esprit de mes lecteurs usuels me dispense de la jonglerie un peu ridicule avec les féminins. Tant qu'il n'y a pas de neutre en français, le masculin générique (le neutre si on veut) est très commode, et c'est l'essentiel - la langue n'est pas morale. Par ailleurs, on peut influer sur les comportements via la langue, je ne le nie pas. En l'occurrence, c'est inoffensif et je m'abstiens bien volontiers.

[4] Par un concours de circonstances du fait de la baisse brutale d'un des deux sortants.

[5] On peut commencer le travail par ici et par là.

[6] Voir note 2.

[7] Il y est tout bonnement impossible de s'accorder sur des critères... et la dimension familiale et intime se montre déterminante. La discussion est dès lors très difficile d'un point de vue strictement raisonné. C'est pourquoi je m'abstiens généralement de labourer le désert, surtout pour opérer un choix frustrant, et que d'autres pourront faire à la légère. (Ce qui me fait un peu répugner, a priori, au vote obligatoire.)


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Commentaires

1. Le samedi 10 mars 2007 à , par jdm

je souhaitais faire part de mon émerveillement au sujet de ce fonctionnement en crabe, empilant paradoxe sur paradoxe, d'une rhétorique incohérente, totalement partagée entre les candidats et les électeurs - où il faut à la fois être neuf et connaître le système depuis vingt ans, proposer de la nouveauté pour régresser, et suggérer pour ne pas appliquer.


Merveilleux, tu as trouvé ton chemin de Damas. Emerveillés, nous sommes.

C'est pourquoi le vote sur des programmes contradictoires et en toute hypothèse jamais appliqués est sans doute illusoire.


David fait son coming out. Situ, bienvenue !

Un esprit de finesse en rupture avec les programmes de surfaçage.
Le découvrons-nous vraiment aujourd'hui ?
Ceci n'est pas un commentaire. Ce n'est pas un compliment. C'est de la lecture.

mai noubli pa kan mem ke le + c berou mdr il ai tro lol et taka lir c fan com jsui c lui alor tcho css
---
s/t mal entendants
L'article de DavidLeMarrec sur le "Paradoxe ordinaire" procède d'une observation attentive, d'une analyse très fine et d'une interprétation aussi inédite qu'évidente.
___

DavidLeMarrec et sa relation au
mantra
, in Musicontempo :: #245, 2006.

Jdm, Le Chemin de Damas chez DavidLeMarrec, CSS, 2007.

2. Le samedi 10 mars 2007 à , par DavidLeMarrec

- Tu as du rouge au front, qu'as-tu fait ?

- Rien, rien. J'ai passé au travers d'une haie de commentaires.



In Jdéas et Davisande, drame symbolique en cinq actes. (IV,2)

3. Le samedi 10 mars 2007 à , par jdm

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