Carnets sur sol

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A la découverte de Pelléas & Mélisande de Debussy/Maeterlinck - VII - Sortie des souterrains (III,3) - a - le motif de la mer

Nous reprenons paisiblement le fil de notre série, plus loin dans le drame - il y a tellement de choses à traiter, autant aller au plus brûlant.

Comme précédemment, lecture suivie agrémentée d'extraits non publiés dans le commerce.

Résumé de l'action : Après un étrange badinage avec Mélisande au balcon - qui y perd ses colombes, deux références (presque) innocentes, bien sûr -, Pelléas, surpris par Golaud, le suit dans un étrange rituel initiatique, suspendu à son bras au-dessus d'un gouffre quasiment sans fond.
Evidemment, la portée symbolique de la scène (III,2) réside dans la mise en évidence des relations de confiance chancelantes, et dans l'abîme mortel qui s'ouvre à la moindre rupture. L'étrange ligne de Golaud qui crie sur Pelléas apeuré, suspendu au-dessus du néant, les à-coups de l'orchestre, qui semble tanguer, l'écriture uniquement dans les graves confèrent à cette scène son caractère assez énigmatique et troublant, vraiment sur le ton de l'initiation.

La scène 3 de l'acte III s'ouvre sur une terrasse au sortir des souterrains. Entrent Golaud et Pelléas.


Voici l'extrait (toujours non téléchargeable) de la scène commentée.[William Bruden, José van Dam, James Levine. Met, février 2005.]

Comme très souvent, finalement, à l'opéra et dans le théâtre chanté du mond entier, Pelléas ne contient pas d'ensembles, ou alors simplement des choeurs (ici, seulement quelques secondes de choeur de marins en I,3). Les ensembles, de Mozart à Verdi, disons, constituent véritablement une exception, puisque le texte est théoriquement magnifié par la musique, et donc supposé être plutôt déclamé. Dans l'univers de l'opéra, avant (Monteverdi, la tragédie lyrique, le seria) et après (une fois Wagner et Strauss passés, à l'occasion de fins d'actes, on n'en trouve plus guère).
Tout au plus des duos (le duo d'amour existe également dans le Kunqu), rarement comme expression "simultanée" - je ne parle évidemment pas des numéros[1] appelés "duos" qui mettraient simplement en scène un dialogue.

A ce titre, Pelléas s'inscrit dans un mouvement de son temps, et on n'y trouvera aucune superposition vocale, choeur des marins en coulisses excepté.
Mais la chose est fort bien présentée, et la discontinuité du propos, l'absence de longues mélodies à l'orchestre ou au chant évitent l'impression de tunnels, tant on ne peut jamais déterminer à l'avance, à moins de connaître la pièce, qui prendra la parole. On ne peut pas en dire autant des monologues wagnériens et straussiens, que l'on sent passer.
Ainsi, cette scène 3 s'organise de façon frappante à la lecture, mais imperceptible à l'écoute, en simplement deux tirades. Celle de Pelléas est une description distendue dans le temps, entre ponctuations musicales ; celle de Golaud s'adresse si directement à Pelléas qu'il semble que celui-ci répond, au moins muettement.

PELLÉAS
Ah! je respire enfin! j'ai cru, un instant,
que j'allais me trouver mal dans ces énormes grottes ;
j'ai été sur le point de tomber…

Allusion à la suspension de Pelléas au-dessus du gouffre, comme résumé précédemment. Sur le point de tomber, c'est-à-dire sur le point que Golaud décide de le lâcher.


Il y a là un air humide et lourd comme une rosée de plomb
et des ténèbres épaisses comme une pâte empoisonnée.

Je concède bien volontiers que les comparaisons et métaphores de Maeterlinck ne sont pas des plus légères. Mais la musique de Debussy, son débit très particulier, sa prosodie française réinventée[2] balaient assez complètement ces réserves.


Et maintenant, tout l'air de toute la mer!

Evidemment, le contraste entre la vue en sous-sol de ces abîmes et l'ouverture vers la mer aimée.

L'interlude qui précède l'extrait exploitait déjà (en réalité écrit postérieurement) le motif maritime qui baigne le début de cette tirade ; il n'est une découverte pour personne que Debussy était fasciné par la mer, et que Pelléas trouve à plusieurs reprises des occasions de l'évoquer :

  • la lanterne de Golaud présentée dans sa lettre lue par Geneviève (I,2)
  • le bateau prêt à se perdre qui quitte le port (I,3)
  • la bague prétendument perdue au bord de la mer et non au bord de la fontaine (II,2)
  • l'investigation dans la grotte près de la mer (II,3)
  • cette scène (III,3)
  • le paysan mort de faim évoqué par Golaud, "On vient encore de trouver un paysan mort de faim, le long de la mer." (III,2)
  • dans le duo d'amour : "On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps !" (IV,3)
  • à l'occasion de la demande de Mélisande d'ouvrir la fenêtre : "Est-ce que l'air de la mer n'est pas trop froid ce soir ?" et "Oui ; c'est le soleil qui se couche sur la mer ; il est tard." (V)


On le voit, il n'y a guère de scène qui échappe à cette évocation (et même la première, où le fait de nommer Allemonde renvoie par delà les mers). Que signifie donc ce motif de la mer ? Nous avions déjà rencontré celui de la forêt, le monde de la bête, la part sauvage et impulsive de Golaud, celle que sa bonhommie aristocratique cherche à polir.

Le motif de la mer semble être, à travers le drame, une figure des possibles. Je rappelle ce qui avait pu être précisé précédemment, à savoir que la métaphore dans Pelléas ne vaut pas à l'instant où elle est prononcée, mais "horizontalement", en écho avec les autres occurrences du même motif dans le texte.
Allemonde[3] est un endroit isolé, par delà les mers, avec un statut particulier. Où que se situe la première scène, déjà un peu hors du monde, Allemonde est ailleurs. Il s'agit d'un château ancestral (ainsi que le précise Arkel en IV,2) qui semble n'être habité que par ses seigneurs, malgré quelques incidentes troublantes et un cinquième acte à peine plus mêlé socialement. Et, de toute part, on n'y trouvera que la forêt (les jardins, plutôt, mais à l'ombrage très épais : il y a des endroits où l'on ne voit jamais le soleil) ou la mer, qui en sont les limites - comme dans une île : d'une part l'intérieur impénétrable, d'autre part les bords qui s'abîment dans la mer.

Dans ce cadre, la mer est le lieu d'où vient la nouveauté (Golaud marié, les marins étrangers), mais aussi le lieu par lequel on fuit Allemonde, comme Pelléas l'évoque à de nombreuses reprises (Pourquoi dis-tu toujours que tu t'en vas ?). Le lieu qui symbolise les vies possibles que s'esquissent les personnages.
Reprenons notre liste :

  • L'arrivée de Golaud marié, aventure seulement possible à l'extérieur, puisqu'à l'intérieur, en toute conformité, il devait épouser la Princesse Ursule. Et sa suspension à l'acceptation d'Arkel - le roi. En cas de refus, les vies et le drame prennent une autre route. La mer est alors le lieu où tous les destins sont encore possibles.
  • Le bateau prêt à se perdre qui quitte le port. C'est le navire qui m'a menée ici., précise Mélisande. Il symbolise clairement la destinée encore incertaine, mais chargée de l'image de l'écueil qu'entr'aperçoivent les deux personnages. Tout est encore possible : Il fera peut-être naufrage., et la décision de quitter le port est libre ; la mer est le lieu de la destinée, mais de la destinée qui se bâtit pas à pas - certainement pas la fatalité.
    • Pelléas vient d'ailleurs du côté de la mer, et il constitue précisément cette échappatoire à Allemonde. On l'a déjà souligné, les deux personnages semblent un peu étrangers à l'humanité, et c'est volontairement Golaud, aussi bien par compassion que par répulsion, qui s'approche le plus fortement du lecteur/spectateur/auditeur ; le seul en tout cas auquel il soit possible de s'identifier. Pelléas est l'incarnation d'un ailleurs à Allemonde - et on le signifie par son association à la mer.
  • La bague perdue, moment fondamental de la poétique de Maeterlinck, pour d'autres raisons. Mais le fait que Mélisande prétende l'avoir perdue le long de la mer, puis s'y rende avec Pelléas, fait bien sentir l'aspiration à un autre sort, tournée vers d'autres possibles.
  • Notre scène, en III,3, associe également Pelléas à la mer et place par contraste le monde étriqué de Golaud dans le sous-sol, une espèce de Ca[4] géant où tout n'est que bouillonnements, tentations, menaces. La figuration orchestrale des deux tirades est très éloquente, à la comparaison.
  • Le paysan mort de faim pose un problème de nature différente, sur lequel on reviendra (il me paraît fondamental), mais sa présence près de la mer n'est pas innocente - l'impossibilité à fuir Allemonde, le concernant, acculé à contempler l'idée de l'ailleurs.
  • Dans le duo d'amour, la comparaison maritime est tout autant interprétable en termes de possibles : "On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps !" ; la mer, le printemps, comme si tout était permis, comme si le rêve pouvait se prolonger.
  • Enfin, le réflexe de Mélisande réclamant l'ouverture de la fenêtre est à lire dans la même perspective.
    • La mer, c'est cette autre vie qu'elle n'a pas eue, manque dont elle meurt si jeune.
    • Mais surtout, la mer, c'est l'élément de Pelléas. Evidemment, ce réflexe banal de malade est avant tout un mot d'amour. Illisible pour l'assistance, comme toujours avec cette Mélisande rouée. Rien n'est banal chez Maeterlinck, tout fait sens, et c'est bien cela qui est fascinant. Surtout avec la musique de Debussy, qui procède aussi par écho, on le verra.


Voilà la mer un peu décryptée. Suite au prochain épisode.

Notes

[1] On appelle "numéro" un air, un ensemble, isolé du reste de l'oeuvre. Les différents morceaux de bravoures étaient numérotés à l'ère classique, d'où ce nom. C'est le cas, par exemple, du Don Giovanni de Mozart, où tout ce qui n'est pas récitatif sec est numéroté. L'Introduction en trio (puis le duel) est ainsi numérotée 1, le récitatif accompagné de Donna Anna 2, le duo avec Ottavio 3, etc.

[2] Il faudra s'arrêter sur la question de la réinvention de la prosodie française par Debussy dans Pelléas. Plus tard.

[3] Il faudra revenir sur les possibles du mot (côté onomastique) et les ambiguïtés du lieu.

[4] Non, pas Conseil d'Administration, bien que toute documentation sérieuse vous informera (on fait comment un subjonctif futur ? on bannit la tournure ? on utilise l'indicatif ?) de son caractère hautement sanguinaire.


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Commentaires

1. Le vendredi 2 mars 2007 à , par Précédemment

Je rappelle les épisodes précédents, parus en juillet-août de l'année passée :

1. Présentation

2. Influences insolites

3. La structure géométrique de Pelléas

4. Etude de détail. Acte I, scène 1.

5. Etude de détail. Acte I, scène 1 (suite).

6. Etude de détail. Acte I, scène 1 (fin).


Avec les extraits attenants pour suivre le déroulement des choses.

2. Le mardi 6 mars 2007 à , par Sylvie Eusèbe

Merci pour votre magnifique explication de texte ! Je ne sais pas si j'aurai le temps d'y revenir, alors vraiment bravo, et vous imagniez bien que cela tombe à pic (et non à l'eau salée) pour moi ;-) !
S

3. Le mardi 6 mars 2007 à , par DavidLeMarrec

J'ose avouer que la fréquentation de la Mélisande de Lorraine Hunt (et, partant, la Geneviève de Nat') n'est pas intégralement étrangère à cette envie de reprendre la suite - avant Castor et Pollux, Hölderlin et toutes autres sortes de choses qui attendent impatiemment.

Heureux que vous puissiez vous couler (à pic) dans Pelléas !


Je prendrai vos remarques fines avec plaisir si vous avez le temps de m'en faire part.

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