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dimanche 21 avril 2013

Friedenstag, la politique et la démocratie


1. Réception politique

Il a déjà été question de l'oeuvre dans CSS, de façon légère ou plus détaillée. Plus le temps passe, au demeurant, et plus elle m'apparaît comme un legs majeur du compositeur.

Par ailleurs, bien que son propos célèbre la paix, Friedenstag a été apprécié par les autorités, à sa création en 1938, non pas comme un témoignage admiratif envers l'union des contraires, à la manière du cosmopolitisme de la Vienne d'autrefois, mais plutôt comme une célébration de la « paix romaine » garantie par la politique d'annexion du Reich. En somme, pas vraiment un hymne à la fraternité universelle, mais plutôt une promotion du pangermanisme et de l'Anschluss.
Et il est vrai que ce sont avant tout les opinions de Zweig (le livret est de Gregor, mais le sujet avait été soumis par Zweig à Strauss qui aurait voulu poursuivre la collaboration après Die schweigsame Frau) et de Strauss (conservateur, mais très éloigné du nazisme) qui nous guident dans l'interprétation de cette histoire édifiante - cette parabole peut-être. Selon qu'on en étende l'interprétation à la seule Allemagne (fraternisation de deux traditions religieuses rivales) ou à l'humanité (réconciliation des contraires), on peut effectivement y lire des histoires exemplaires au sens très différent.

Par ailleurs, la guerre succédant presque immédiatement, Friedenstag s'est vite démodé, après avoir été bien en cour - Hitler s'était déplacé en personne à la première munichoise.


Richard Strauss et Hans Hotter (créateur du rôle du Kommandant).


2. Friedenstag et la démocratie

Cette ambiguïté se retrouve, lorsqu'on s'extrait du contexte du livret, dans la représentation de la démocratie.

Le point de vue

On présente généralement l'oeuvre comme bipartite, mais j'y vois clairement une structure tripartite : l'attente désolée sur les remparts, le grand duo entre le Commandant du bastion et son épouse Marie (les deux constituant la partie « guerre », mais dans des aspects très différents), et enfin l'annonce inattendue de la paix.

Dans les trois parties, le drame suit la perception des événements par les soldats, à l'exception des espoirs de Maria (mais sans lien avec la « compétence opérationnelle » des autres personnages) et du choeur de communion finale, avec ses choeurs extatiques et jubilatoires qui partent d'abord des citoyens (« Friede ! »).
A chaque fois, on perçoit tout depuis la forteresse ; les didascalies indiquent même une scène en intérieur, une salle des gardes, « Kreisrunder Saal in der Zitadelle », ce qui paraît assez peu propice aux successions de groupes qui occupent le plateau. Le spectateur épouse donc une communauté de vues, restreinte aux soldats enfermés dans le fortin qui garde la ville, d'où l'on ne perçoit que de loin les mouvements de la ville, et où l'on se garde aussi bien des ennemis que du peuple.
La scène finale prouve que les soldats retranchés sont les derniers à connaître les raisons de la liesse générale des clochers alentour.

Les souffrances du peuple restent donc seulement évoquées, tandis qu'on l'on perçoit les militaires comme ces héros découragés qui continuent, sans munitions, à se battre pour une cause qui n'a plus le moindre sens pour eux - par constance et par devoir. Le panache du Commandant (pourtant enclin à l'immolation collective) est souligné par une musique lyrique, à la fin de la première partie, qui sollicite l'adhésion des spectateurs-auditeurs. Son opinion n'est vraisemblablement pas suivie par les auteurs, mais elle est présentée comme généreuse - et, d'une certaine manière, admirable.


La tirade de la victoire (au début de l'oeuvre) du Commandant. Josef Metternich avec Joseph Keilberth à Munich (1961).


Le vainqueur

A la fin de l'oeuvre, le Commandant a certes fait une erreur d'appréciation en ce préparant à faire imploser la citadelle au moment où la guerre a cessé ; néanmoins l'opiniâtreté des soldats permis la paix et la fraternisation, au lieu de la reddition honteuse prônée par le peuple.

La construction du livret et de la musique le laissent sentir également : l'on n'est vraiment soulagé que lorsque le Commandant accepte enfin l'annonce de paix.


Roger Roloff et Alessandra Marc dans le dénouement de Friedenstag ; Robert Bass dirige The Collegiate à Carnegie Hall.


La foule

Alors même qu'il est la raison d'espérer la paix, c'est-à-dire l'absolu célébré par le livret, le peuple est représenté sous un jour partiellement inquiétant. Certes, leurs cris (et les plaintes de la femme qui a perdu ses enfants, et incarne les blessures irréversibles et injustes de la guerre) suscitent l'adhésion et la pitié, mais le bruit le terrifiant de tout l'opéra demeure le choeur menaçant du peuple affamé. On pourrait même parler (toute subjectivité bue) de sommet de tension dans l'histoire du genre Opéra, quelque chose de comparable à l'ouverture des dernières portes dans Barbe-Bleue de Bartók, voire au duo d'amour de Tristan, une progression dont la puissance semble mener les masses sonores vers la rupture (tant en volume qu'en émotion). Ces vagues sauvages évoquent assez les sections les plus percussives d'On the Waterfront de Bernstein.

La foule hors de contrôle devient alors un flux vengeur à peine humain, hurlant « Mörder - alle ! » (tous des assassins), contraignant les soldats à frapper pour survivre.


Menaces du peuple qui s'abattent sur les remparts comme des vagues (la comparaison se trouve peu ou prou dans les didascalies, lors de l'ouverture des portes). Choeurs et orchestre de la Staatskapelle de Dresde, Giuseppe Sinopoli.


L'appréciation des soldats au centre de la scène varie entre la pitié vaguement dédaigneuse (« Vetteln, verhungert wie der Tod », des sorcières, maigres comme la Mort ) et l'effroi (« — Der Feind ? / — Ärger. Der Feind im Land. », — L'ennemi ? / — Pire. L'ennemi de l'intérieur.). Clairement, le peuple en tant que foule n'est pas valorisé dans cette oeuvre : faible, versatile, insensible à l'honneur et aux promesses du futur, prêt à se livrer pour des motifs immédiats et égoïstes, et potentiellement dangereuse. Même si sa situation est présentée avec une relative empathie, en particulier avec les anecdotes des membres de la délégation.

Les représentants

La délégation menée par le bourgmestre, un ténor à l'étendue longue, au souffle ample et au volume généreux, humanise grandement l'image de cette masse hostile. Néanmoins, ici aussi, rien ne va sans ambiguïté. Ces représentants qui demandent une audience se révèlent être impuissants (un vieux prélat épuisé) et peu informés (le bourgmestre se définit comme un simple paysan, à peine capable de lire) ; de surcroît, il viennent pour accuser leurs défenseurs d'être la cause de la famine qui sévit en raison du siège, phénomène bien connu : les opinions blâment le protecteur défaillant plus vigoureusement encore que l'ennemi réel. [Ce qui est bien légitime, au demeurant, quoique légèrement paradoxal.]

Ainsi, non seulement la démocratie représente la reddition sans vision, le choix de la satisfaction immédiate, mais de surcroît le peuple et ses représentants sont représentés comme aveugles, rétribuant les puissants selon des apparences complètement mésinterprétées. Indépendamment de la jubilation que communique progressivement la musique, le bourgmestre se méprend sur le sens du signal du Commandant (qui devait être la destruction de la place forte, et non les cloches annonciatrices de réconciliation), et accourt le féliciter au milieu du peuple en liesse, quiproquo assez terrifiant lorsqu'il est mis en regard de la violence à peine contenue du début de l'oeuvre.


Les félicitations (méprises) du Bourgmestre au Commandant prêt à faire sauter la place. Klaus König (un bon phraseur de ces années-là) le 2 avril 1995 avec les Dresdois et Stefan Soltesz - lecture encore plus aboutie que celle, postérieure, de Sinopoli - mais jamais publiée.
Je vous ai laissé la fanfare subséquente,


3. Rebrousse-poil modéré

Bien sûr, j'ai insisté sur ce qui allait contre l'inclination de l'auditeur d'aujourd'hui, et il est évident que l'oeuvre, en faisant la promotion de la paix comme un absolu (et non la victoire, la justice ou même le bien commun), exprime une réelle compassion pour les souffrances des peuples. Mais les impressions laissées par l'ouvrage ne sont pas sans mélange.

A l'heure où, en Europe, personne n'oserait faire un opéra à thèse pour dénoncer autre chose que la censure ou l'escalavage (on admire les revendications d'avant-garde), être confronté à une pièce dont le projet est sympathique (pour le reste, on a déjà Wagner, merci), mais légèrement décalé par rapport à la norme des idéaux politiques d'aujourd'hui, voilà qui apporte un minimum de stimulation.

Aujourd'hui, je ne crois pas que quiconque oserait écrire quelque chose d'aussi vigoureusement dérangeant que Les Huguenots - à destination d'une société bourgeoise catholique ! Il faut dire que les subventions sont accordées par les pouvoirs publics, et que les spectacles ne sont plus financés intégralement (ni même majoritairement) par les entrées ; (un scandale qui fait remplir n'est plus forcément souhaité, pour les nouvelles oeuvres. Pour les oeuvres du répertoire, c'est différent, et la liberté est large.

Evidemment, je parle juste de livrets qui permettent un peu de se décentrer ; déranger n'est pas un but en soi, et je conçois fort bien que l'opéra de Jelinek et Neuwirth (Der Fall von W, fondé sur l'histoire réelle d'un pédiatre pédophile carinthien, et annulé par Paris et Vienne de façon assez cavalière, très tard dans le processus de création) ait un peu effrayé les commanditaires, dont Gérard Mortier lui-même. Inversement, si c'est pour affirmer que la guerre, la maladie et la mort, je crois qu'on peut se dispenser de grands moyens rhétoriques et financiers.

Il va de soi qu'il existe des contre-exemples, à commencer par Claude d'Escaich & Badinter, que j'attendais un peu avec un fusil et qui pourrait se révéler intéressant. Ecoute, et possiblement commentaire, prévue dans les prochains jours. Mais en règle générale, lorsqu'il est question d'engagement, les compositeurs ne veulent / peuvent pas prendre beaucoup de risques, soit qu'ils soient irrémédiablement éloignés des réalités du monde, soit qu'il soit difficile d'imposer une prise de position trop politique dans un institution publique.
Ce n'est pas forcément un regret de ma part, au demeurant : je n'aime pas l'art engagé, c'est simpliste, fatigant et ça vieillit mal.

Disons simplement que j'aimerais aussi éradiquer l'art engagé de la doctrine Euston / Bisounours, et qu'avec un peu de mauvaise foi je déplore que l'art engagé soit aussi timoré - quitte à être ennuyeux, autant essayer d'être audacieux. Mais que les auteurs en restent à adapter des romans du patrimoine ou de l'actualité, et ce sera très bien.

4. Mot de discographie

Suite de la notule.

David Le Marrec

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