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samedi 5 juin 2021

[podcast] Les incroyables festivals franciliens de l'été 2021


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L'été arrive… et les festivals covid ont non seulement survécu, mais se sont développés !

Je commettrai peut-être une notule écrite, mais sous le coup de l'émotion, un petit cri d'enthousiasme devant la conservation du Festival du Potager du Roi et même le dédoublement de celui de Rosa Bonheur / Un Temps pour Elles, devenus deux festivals séparés – le premier dans un lieu exceptionnel, le second avec une programmation étourdissante de nouveauté !

Voici donc la présentation des festivals de l'été francilien, rapidement babillée sous forme audio : https://1fichier.com/?541dkteo9io4b79er3xw .

(Pour ce qui est de la question de mettre à l'honneur les compositrices, j'ai essayé d'évoquer le sujet de façon plus structurée dans cette notule, suivie d'une liste – très partielle, les nouveaux disques s'accumulent vite – de figures importantes à découvrir).

Le danger mortel des écoutes comparées


Petite notule éditorialisante sur un sujet qui me cause – toutes proportions gardées – quelques alarmes autour de la formation des mélomanes et leur approche quotidienne du phénomène musical.

On considère en général que l'auditeur débutant découvre les œuvres, et que l'auditeur expérimenté distingue les versions. Je crois que cette pensée nous mène vers un certain nombre de représentations néfastes et contre-productives sur ce qu'est l'expérience d'écouter de la « musique savante ».

Cette notule va récurremment prendre l'exemple des tribunes de critiques de disque (qu'il ne faut pas disqualifier dans leur ensemble), mais elle concerne en réalité un état d'esprit plus général, que l'on peut parfaitement entretenir de façon solitaire, qui concerne la plupart d'entre nous à un moment ou l'autre de notre développement musical, et qui me semble faire courir un danger au mélomane, aussi bien pour sa lucidité esthétique que pour son bonheur personnel.



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1946, le début de la fin de la Civilisation.



1. Les bienfaits

Varier les versions permet d'ouvrir des horizons, d'entendre des approches différentes – ce peut être passionnant quelquefois ; entre le Pelléas oppressant de Desormière et l'ambiance sucrée d'opéra galant de Baudo ; entre les Sibelius emportés, mats et dramatiques de Robert Kajanus et ceux, étales et éclatants, du dernier Bernstein…

On peut ainsi découvrir des détails nouveaux (selon les prises de son, les choix des chefs), comprendre des logiques structurelles qui étaient moins mises en valeur, entendre différemment les timbres…

Ce permet aussi d'éviter d'associer des choix interprétatifs spécifiques à une partition, d'attribuer au compositeur telle trouvaille qui serait un effet d'interprétation (et inversement).

Je ne vais certainement pas dénigrer l'idée d'écouter des versions multiples, ce qui renouvelle tout simplement le plaisir – de surcroît, familiarité croissante avec les œuvres aidant, j'ai pour ma part tendance à trouver meilleure chaque nouvelle version que j'écoute, tout simplement parce qu'au fil du temps j'entends plus de choses (et ce même si la version, dans l'absolu, n'en montre pas davantage).
[C'est aussi lié, bien sûr, à l'augmentation générale du niveau technique et de conscience musicologique des interprètes, qui produit des disques aux standards supérieurs à naguère, mais je crois qu'il ne faut pas négliger cette composante du plus-enthousiaste-car-entend-mieux.]

Pour finir, découvrir des approches différentes, des tempos, des timbres d'orchestre, des modes de phrasé, des gestions de la tension distincts… tout cela procure une exaltation bien légitime, que je n'entends surtout pas décourager.



2. Les promesses trompeuses

Pour autant, je ne saurais trop vous mettre en garde contre les promesses trompeuses des émissions de radio et des vieux mélomanes.

— Tu verras, quand tu auras du galon, tu pourras bien choisir tes versions.

(Chose qui avait son sens lorsque constituer une discothèque était un investissement de long terme. Aujourd'hui, entre l'impermanence des supports, le prix modique du disque et la présence des sites de flux, dont plusieurs gratuits, la question n'a pas la même prépondérance.)

— Être un grand mélomane, c'est savoir là où il faut acheter Karajan et là où il faut acheter Harnoncourt.
— Quand on gagne en âge, on se concentre sur la collection des versions et on laisse de côté les œuvres mineures. [S'assortit généralement un soliloque sur « Bach est le seul compositeur aussi complet et profond ». Alors que le gars ne savait écrire que des airs à da capo, comme les sauvages d'Italie. Passons.]
— Grâce aux tribunes de disques, vous pouvez affiner votre écoute et connaître plus en profondeur les œuvres.

Au mieux, ce sont des attentes déçues ; au pire, des miroirs aux alouettes qui vous feront perdre le plaisir de la musique.

Je me lance.



3. La fausse érudition

En tant qu'auditeur qui a beaucoup écouté, je le constate souvent : ce sont moins les compétences réelles de l'écoute qui attirent l'admiration (quels sont les enchaînements harmoniques utilisés, les effets précis d'orchestration, l'organisation thématique, le positionnement esthétique de l'œuvre dans son temps) que la capacité à citer beaucoup de noms d'interprètes.

Alors, certes, je peux donner un opinion sur une très vaste part de la discographie des symphonies de Schumann ou des quatuors de Beethoven, mais cela (à supposer que je sois de bonne foi et les aie vraiment écoutés) signifie uniquement que j'ai mis beaucoup de disques sur la platine. Je peux ensuite avoir un avis sur le caractère de la version, ou simplement un « bon / pas bon », cela n'atteste pas une perception particulièrement subtile de la musique elle-même.

Et, alors même que, mélomane pas encore tout à fait informé, on ne comprend pas forcément bien ce qui se passe, on prend vite plaisir à affirmer son pouvoir, en décernant les brevets de bon ou mauvais musicien – encore plus facile pour les chefs dont le rôle, hors des répétitions, est si difficile à évaluer. Tout cela est encouragé par le discours général de la critique et des autres mélomanes : il faut prendre position sur ce qui est bon ou mauvais.

Il y a là un danger, pour notre appréhension de la musique et même pour notre bien-être, qui est socialement valorisé. Avoir un avis sur les versions. Être pour ou contre un disque, un concert, un spectacle (comme si l'existence d'un mauvais disque retranchait quoi que ce soit à l'humanité)…



4. Les attentes microscopiques et stéréotypées

Et moins on connaît son sujet, plus l'on peut avoir des opinions radicales qui reposent en réalité sur des biais extra-musicaux (la qualité de la prise de son, le tempo dont on a l'habitude dans sa première version, l'idée qu'on se fait d'un effet qui n'est cependant pas écrit dans la partition, etc.). Coucou Dunning & Kruger.

Lorsqu'on se place en condition psychologique pour évaluer des versions comparativement, on prête souvent l'oreille à des détails signifiants pour nous mais assez peu à l'échelle de l'œuvre (détails qui ne sont même pas toujours écrits). On aime bien tel tempo, tel solo de vent, tel détaché dans le phrasé… si on ne l'a pas, on devient grognon.

Le pire, dans ce processus mental, réside dans le caractère souvent stéréotypé de ces attentes : on sait déjà ce qu'on veut entendre, ce qui est bien – et c'est en général ce qu'on a aimé dans la première version qu'on a écoutée, ou dans la version qui a déjà notre préférence. Quelquefois, c'est même simplement une affaire de confort sonore, le joli timbre soyeux des cordes.
[J'ai ainsi eu ma brève période de prime jeunesse, dont je rougirais à présent, où je ne jurais que par Marriner – qui me paraît aujourd'hui un chef qui, au contraire, a beaucoup gommé les spécificités et les beautés des œuvres au profit de son joli son de cordes unifié.]

Aussi, paradoxalement, l'écoute comparée tend facilement à fermer les oreilles aux propositions différentes de ce que l'on veut trouver, au lieu d'ouvrir les possibilités d'être surpris.



apocalypse



5. L'attraction de la pensée négative

Car c'est une pente très naturelle qui mène à ce que le piège se referme : quand on cherche à comparer, il est plus difficile de sérier de façon objectivable les types de chaque version – trop de détails à faire entrer en balance. Hiérarchiser nous est plus naturel.

Et l'on s'enferme très vite dans la spirale de la pensée négative : on ne cherche non plus à prendre du plaisir en écoutant une œuvre qu'on aime dans différentes propositions, mais on attend la version parfaite, celle qui a les caractéristiques qu'on rêve, celle qui flatte nos préjugés, et celle qui n'a pas de défauts de facture, d'imprécisions, de timbres qu'on n'aime pas… On finit par ne plus écouter l'œuvre, et par se limiter à disqualifier mentalement, les unes après les autres, les propositions de musiciens parmi les plus grands que la terre ait porté.

(Amis mélomanes, votre subjectivité est souveraine absolue, et je ne suis pas le dernier à oser affirmer que tel emblème absolu du bon goût m'indiffère, que tel cinquième couteau me bouleverse absolument. Mais l'humilité reste votre amie : la bizarrerie rafraîchissante de vos goûts peut vite tourner à un ridicule assez peu sympathique si vous commencez à décréter, vous qui n'avez jamais fait plus que cliquer sur un PDF de partition ou jouer la Lettre à Élise, que Karajan est un faux chef ou Yuja Wang une pianiste en carton.)

Pourtant, les affirmations péremptoires sur ce qui est bon ou mauvais occupent une bonne part des conversations d'amateurs de musique. Lorsqu'on est professionnel et qu'on cherche à former de futurs musiciens, pourquoi pas : c'est réducteur évidemment que de le formuler en absolus – et dangereux, since only a Sith deals in absolutes – mais je comprends bien qu'une voix mal projetée, une gestique de direction peu efficace puissent être réprimandées dans le cadre d'un cours ou d'un concours.
Lorsqu'il s'agit d'écouter des disques : quel besoin a-t-on de déterminer des gentils et des méchants ?  (On le sait bien, le méchant c'est Barenboim.)



6. Les conséquences

J'en parle l'ayant vécu, provenant d'un milieu où personne n'était à même de me guider – je ne prétends pas que vous ayez été aussi faibles que moi, bien entendu.

Il y a ce moment où l'on découvre la quantité ahurissante – et excitante – des versions disponibles, puis la pointe de gêne quand on s'aperçoit qu'au lieu de nous apporter un frisson nouveau, elles nous privent de ce que nous aimions jusqu'ici dans l'œuvre…

De là, deux possibilités.

1) La vertueuse. L'écoute qui compare les caractéristiques. Vous êtes curieux des options dans un lied, en écoutez dix versions, comparez les tempos, les timbres, les inflexions. C'est assez intéressant et fécond. Vous mesurez le spectre de ce qu'il est possible de faire (et en imaginez peut-être d'autres !), en matière de techniques et d'expression…
    Sans m'ériger du tout en parangon de vertu (malgré mes incroyables qualités, Ormuzd m'en garde !), voici le type d'approche auquel je pense (à partir d'une phrase de Pelléas, évidemment) : descriptif (quel effet produit cette proposition ?) plutôt que normatif (est-ce une bonne proposition ?). [Ou encore, plus récente dans le même esprit, cette notule autour du chœur introductif de la Passion selon saint Jean de Bach.]
    On peut aussi comparer les couleurs d'orchestres, par exemple – Alain Pâris faisait ça, à une époque, sur France Musique, une vignette où il parcourait des détails, par exemple les solos de cor entre orchestres allemands, britanniques, américains…

Si vous parvenez spontanément à suivre ce chemin, c'est fabuleux, profitez de la vie !

Mais il existe aussi un darker path, où, tel un innocent débarquant à Dagobah, vous pourrez – j'ai pu – découvrir la face la plus redoutable de vous-même.

2) L'écoute pour discriminer bon et mauvais, comme dans les écoutes comparées du type tribune de disque, ou simplement avant d'effectuer un achat… On peut aussi la pratiquer lorsqu'on veut avoir un avis sur le dernier Currentzis, ou simplement choisir la version que l'on va écouter en survolant le début de tas de disques, disqualifiant immédiatement ceux dont les timbres, la prise de son ou le tempo nous déçoivent. Dans cette écoute hypercritique, le plaisir a finalement peu de place, et c'est tout le problème.

Lorsqu'on est jeune mélomane, et que l'on accède à la vastitude des interprétations disponibles, une fois passé l'émerveillement des possibilités et la frustration de ne pas retrouver ce que l'on y espérait, la conjugaison du sentiment de puissance devant la connaissance ainsi accumulable et la pente bien naturelle qui tend à mettre de l'ordre en hiérarchisant – considérant la fascination délirante de l'être humain pour les figures (ces gens qui pleurent en remerciant des hommes politiques, qui sont persuadés de les connaître, ce besoin de trouver un meneur en toute circonstance de nos vies), probablement inscrite dans notre nature –, on tombe vite dans le piège du jugement.

Je ne prétends pas que ce soit le cas chez vous, mais après l'avoir personnellement vécue, je l'ai aussi souvent observée chez les autres, et je ne tiens cette tendance en respect que par un effort sur moi-même, une forme de tempérance qui contredit l'impulsion de notre inclination première.

Or, si l'on s'enferme dans cette écoute qui juge avant même d'observer finement et de comprendre (je ne considère pas du tout que les artistes aient toujours raison, mais avouez que les probabilités que vous ayez mieux compris Beethoven qu'un chef qui l'a régulièrement joué, coopté par des orchestres formés des musiciens les plus aguerris… restent ténues), non seulement on passe potentiellement à côté du propos de la version, et on s'affiche au passage en cuistre ou en snob… mais surtout, on renonce au plaisir.



7. Éloge du plaisir

Je sais que pour un certain nombre de musiciens, et même de mélomanes, la musique est quelque chose de sérieux, et que mal la jouer apporte une souffrance insupportable dans le monde ; pourtant, quitte à me faire traiter de faux mélomane, si l'on part de l'idée que la vocation de la musique est d'apporter de la beauté sur cette terre, il paraît peu pertinent de souffrir parce que, quelque part dans l'Univers, quelqu'un n'a pas joué Mozart comme nous aimons qu'il soit joué.

C'est pourquoi je parlais, tout entier dévoué à la mesure nécessaire pour confectionner un titre cliquable, de danger mortel.
(et peut-être aussi et surtout en hommage à cette fameuse notice de 2017, qui me plonge, chaque jour où elle reste publiée, dans une bienheureuse hilarité)


Tout, notre nature, la société des mélomanes, le commerce des profanes… tout nous pousse à collectionner les versions et à avoir un avis, fût-il peu informé. À juger au lieu de comprendre.
(Ce n'est bien évidemment pas limité à la musique, imaginez la tête de vos hôtes qui veulent s'indigner sur un sujet et auxquels vous répondez « je suis partagé, je ne suis pas certain de mon opinion sur ce sujet » au lieu d'opiner gravement du chef…)

Or, cette approche tend à générer de la frustration de ne pas entendre ce que l'on veut, au lieu de nous réjouir d'écouter, encore une fois, les chefs-d'œuvre immortels de nos compositeurs fétiches… et de surcroît dans de nouvelles propositions ! 
(Nouvelles propositions qui, grâce aux bienfais du disque, ne remplacent pas nos versions-doudous.)

Et je trouve que l'on prend vite, sans même s'en apercevoir, le pli de cette critique facile, qui nous éloigne de l'écoute de l'œuvre elle-même, des éléments nouveaux qu'on n'a pas encore entendus, pour nous centrer sur ce que nous connaissons déjà et voulons entendre – tout en essayant de nouvelles interprétations ! – reproduit à l'identique.

Je me suis dit qu'on ne mettait peut-être pas assez formellement en garde contre ce biais cognitif, et qu'au contraire tout le système, à commencer par la façon dont les critiques sont souvent rédigées, nous pousse à exprimer un avis viscéral, immédiat, peu éclairé sur ce que nous entendons. Et que cela nous rend malheureux. Au lieu de nous émerveiller de la beauté de la musique jouée, et de la grâce qui nous est faite de pouvoir l'entendre en exemplaires multiples, pour découvrir de nouvelles contrées et trouver chaussure à notre pied et agogique à notre oreille.

Il fallait quelqu'un pour vous mettre en garde. Me voici. Je vous ai sauvés.



Antikrist



8. Les tribunes de critiques de disques

Il y aurait une notule entière à produire sur ce sujet.

Le principe en est très excitant : on écoute des disques, on les compare, on observe ce qu'il est possible de faire, et pour les gens du XXe siècle on choisit celui qu'on va acheter.

Hélas, dans les faits, pour celles que je connais (ses divers formats sur France Musique au fil des décennies, et puis son équivalent Disques en lice sur Espace 2 en Suisse), l'obsession est immédiatement de déterminer quelle est la version à recommander, de se disputer sur qui fait bien / mal, mais le détail des choix opérés par les artistes est finalement assez peu commenté. On se retrouve souvent avec du « trop vite », « un peu brouillon » et toutes autres sortes d'avis personnels qui ne recouvrent quasiment rien d'objectivable – et ce alors que le pedigree des participants inciterait à la confiance, preuve que le fait d'être professionnel, et même professionnel de haut niveau (souvenir de Philippe Huttenlocher massacrant l'Enlèvement au Sérail de Solti…), ne garantit pas contre les biais sus-évoqués.

Et ce, alors que commenter les options des interprétations sans chercher à les juger aurait un intérêt édifiant très réel sur le public. Est-ce qu'on aurait peur de le perdre ?  Est-ce qu'on veut de la controverse pour l'intéresser, le retenir ?  (Oui, clairement, avec Currentzis qui réussit ses disques une fois sur deux et se présente en Messie de la Musique, il est bon d'avoir un avis pour débattre avec ses amis, et c'est sans doute très profitable pour l'audience et le commerce !)

Il y aurait par ailleurs pas mal à redire sur le format même des émissions – non, on ne peut pas juger d'une version sans l'écouter en entier (et même parfois sans l'avoir testée plusieurs fois, pour vérifier notre réaction de lassitude, d'ennui ou de conviction à l'usage) –, qui seraient plus fécondes si l'on prenait simplement dix versions d'un lied / d'un mouvement, mais en intégralité.

À cela s'ajoute un biais tout aussi profond, et inévitable… Écouter à la suite, ce n'est pas en conditions réelles. Et on compare inévitablement. Aussi, ce type d'écoute favorise ou les interprétations à la prise de son confortable (par contraste, certaines prises auxquelles on peut pourtant s'habituer deviennent insupportables), ou les propositions les plus extrêmes, qui se démarquent nettement des autres.

Ces deux biais sont connus.

Le troisième, lui, est souvent présenté comme une garantie d'honnêteté… et je ne suis pas d'accord.



9. L'écoute en aveugle

Écouter en aveugle est censé nous défendre de nos préjugés, comme si nos préjugés portaient d'abord sur les noms et pas sur un type d'approche, de son, de phrasé…

Je ne suis pas d'accord qu'on écoute mieux en aveugle : au contraire, avoir le contexte permet de connaître la démarche du chef, le but esthétique qui est en général le sien.
De surcroît, à la fin d'une écoute à l'aveugle, nos souvenirs sont flous et distordus, difficile de réattribuer les impression précisément, comme on le ferait si l'on savait d'emblée qui joue lors de l'écoute.

Évidemment, on peut tricher ou se laisser influencer par l'étiquette de la version que l'on connaît, mais sur ce qui m'intéresse ici, à savoir le vécu individuel, le cheminement personnel lors de l'écoute, l'écoute à l'aveugle me paraît réduire la possibilité d'avoir une écoute positive – on a peur d'aimer quelque chose qu'il ne faut pas, ou qui est aux antipodes de nos attentes, ce qui rend mécaniquement plus défensif et critique, je crois.

Une tribune de disques où il s'agirait moins de deviner que de décrire, de juger que d'initier à la diversité des possibles, me paraîtrait plus nourrissante.



10. Les conseils de la critique

Argument régulièrement entendu : la critique permet au moins de sélectionner ses écoutes. C'est davantage vrai, à mon sens, depuis que l'essor des sites indépendants sur la Toile permet des comptes-rendus discographiques plus bavards (le vénérable Musicweb est vraiment convaincant de ce point de vue) et moins officiels.

En revanche, la presse papier me laisse souvent dubitatif : outre les recensions moins féroces lorsque le label est aussi annonceur, outre les copinages (les histoires qu'on m'a rapportées, de première main, sur les demandes de réécrire un article trop sévère sur un ami…), le simple fait pratique de la place réduite laissée pour commenter un disque ne permet pas, même avec des chroniqueurs talentueux et de bonne volonté (ce qui n'est de surcroît pas toujours le cas), de caractériser un peu précisément l'œuvre et l'enregistrement. Reste à prendre un ou deux détails (est-ce que Kaufmann est en forme ?) et produire une recommandation positive ou négative. Difficile à contourner avec du papier – je suis persuadé qu'on peut faire mieux, mais je reconnais les difficultés structurelles.

On me dit quelquefois qu'on finit par connaître les goûts des plumes récurrentes, et qu'on peut se fonder dessus – peut-être, mais j'ai le souvenir de recommandations récurrentes de… leurs premières versions quand ils étaient jeunes. Ce qui n'est pas follement informatif à mon sens. Et surtout : tout cela reste vraiment dans l'esprit de chercher la « meilleure version », comparer avec les « versions de référence », etc., toutes choses qui me paraissent assez loin du plaisir d'écouter un beau développement de Mendelssohn ou un soudain fugato de Brahms…



11. Les sorties de concerts


J'ai souvent remarqué, au sortir des concerts, que c'était souvent le mode de communication privilégié entre mélomanes aguerris et concertivores purulents : si l'œuvre est rare, on la commente, mais si c'est une symphonie, un opéra, un quatuor que tout le monde est susceptible de bien connaître, on se lance tout de suite sur l'évaluation du concert. On décrit moins qu'on ne considère si on a aimé ou pas aimé / si c'était réussi ou raté.

Je trouve cette interaction beaucoup plus féconde que les précédents avatars de cette écoute comparée / critique : elle participe d'une sociabilité, et ce n'est pas forcément le lieu de se lancer dans une analyse des œuvres qui laisseraient des copains de côté. L'angle « j'ai été touché / déçu » permet à chacun de s'exprimer, de partager son émotion du moment.

(Évidemment, là aussi, il est toujours plus fécond d'essayer d'expliquer ce qu'on a entendu que de déterminer si le chef est un génie ou un imposteur, mais la part de jeu se défend.)



12. Entre potes

C'est évidemment là que l'écoute comparée se défend le mieux : partage d'expériences personnelles, propos à l'emporte-pièce, taquineries. L'objectif est alors moins d'éclairer notre compréhension de la musique que de partager des moments de complicité, l'avantage de l'écoute comparée étant qu'elle n'exclut pas / ne hiérarchise pas entre les participants selon leur degré de maîtrise du sujet – tout le monde peut aimer ou détester –, et ne réclame pas de prérequis (pas besoin de référence à la partition ou au contexte), le matériel est sous les oreilles de tout le monde.

L'exercice en lui-même a donc quelque chose de grisant, il ne s'agit pas de renier absolument l'écoute comparée.



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2021 : quand la Fin de la Culture s'ourdit tous les dimanches.



13. Pourquoi je parle

Je parle, estimés lecteurs, disciples chéris, car j'espère, en partageant ce vécu personnel, ces observations des gens du siècle, vous garantir d'un égarement funeste – peut-être pénible pour vos amis, mais surtout contraire à votre bonheur.

C'est une tournure d'esprit vers laquelle on peut, je le pressens, glisser si facilement, et sous les vivats, que je désirais partager simplement sa prise de conscience. On prend peut-être un plaisir plus pur et sans mélange en laissant de côté la question du bien / mal joué.

Évidemment, il va sans dire, l'interprétation n'est pas chose indifférente : une interprétation peu nous révéler une œuvre, ou au contraire faire écran… Et dans les répertoires où la partition ne contient qu'un fragment de la musique elle-même (le baroque, typiquement), cette différence peut être capitale, parfois aussi ou plus importante que ce qui est écrit.
Pour les musiques du vingtième siècle en revanche, tant de paramètres sont notés sur la partition que, tout de même, globalement, l'écart entre les exécutions magnifiant ou amoindrissant l'œuvre n'est pas aussi capital.

Quoi qu'il en soit, je lis souvent des controverses sur le mauvais sujet « mais qui êtes-vous pour juger ? » vs. « vous écoutez n'importe quoi, vous passez à côté », mais assez peu (jamais ?) de mises en garde contre cette pente qui ne veut peut-être pas votre pleine félicité.

C'est pourquoi, ainsi qu'avisé par une autre notice mythique, IL N'EST PEUT-ÊTRE PAS TROP TARD pour nous interroger, chacun, sur ce qui nous apporte de la satisfaction dans l'écoute musicale.



14. Où je m'érige en modèle

Comme je suis ici dans mon royaume, que j'ai dépensé quelques heures de ma jeunesse finissante à gribouiller ce babillage radoteur, je ne vois aucune bonne raison de ne pas m'autocongratuler à la face du monde.

Dans le chapitre « Discographies » de CSS (les articles apparaissent verticalement sur la page, il suffit de dérouler), j'ai proposé quelques comparaisons. Certaines sont des discographies très traditionnelles (Schöne Müllerin, Dichterliebe, Dalibor…) où j'essaie de mentionner un maximum de disques, avec l'effort de caractériser leurs choix, mais qui restent dans une idée hiérarchique – vous conseiller des enregistrements différents les uns des autres, mais les plus aboutis (appréciation, en dépit de mon goût exquis, évidemment tempérée par ma propre subjectivité…).

Mais vous trouverez aussi dans ce chapitre Discographies quelques comparaisons de détails, sur des extraits assez cours, qui entrent davantage dans le cadre de l'écoute, certes comparée mais féconde, qui tend moins à hiérarchiser qu'à illustrer. Qui permet de mettre en évidence des tendances, des options.

Petite sélection :
    ¶ Comparaison de l'émission des aigus (en voix pleine, voix mixte ou fausset) dans Le Trouvère de Verdi ou Faust de Gounod. Ici dans le but pédagogique d'éclairer les différents options techniques existantes.
    ¶ Wagner, Trois marches funèbres de Siegfried (Furtwängler Scala, Inbal RAI Turin, Kubelik Met), pour se rendre compte des différences de sens de ce moment, par la seule empreinte musicale.
    ¶ De même, plusieurs affects possibles pour la perte de la bague de Mélisande.
    ¶ Et encore davantage de choix pour le chœur introductif de la Passion selon saint Jean de Bach, cette fois augmentée d'une petite introduction générale.

(À l'occasion de cette notule, celles ci-dessus ont été pourvues de lecteurs non obsolètes, vous pouvez à nouveau en écouter les extraits sonores.)

Il va de soi que ce ne sont en rien des modèles ou des prescriptions : je me contente de suggérer une façon de comparer sans céder au penchant « comparatiste » / « négatif » qui nous menace peut-être lorsque nous croyons un peu trop à notre mélomanie dans les grottes de systèmes galactiques lointains.




Par cette notule, j'escompte avoir contribué au développement personnel des mélomanes et à l'apaisement des relations sociales universelles – ce qui me rapproche d'autant plus de la part « Paix dans le Monde » de mon agenda Le Marrec Miss France 2022. Opération[s] en cours.

David Le Marrec

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