Petite notule éditorialisante sur un sujet qui me cause – toutes
proportions gardées – quelques alarmes autour de la formation des mélomanes
et leur approche quotidienne du phénomène musical.
On considère en général que l'auditeur débutant découvre les
œuvres, et que l'auditeur
expérimenté distingue les
versions.
Je crois que cette pensée nous mène vers un certain nombre de
représentations néfastes et contre-productives sur ce qu'est
l'expérience d'écouter de la « musique savante ».
Cette notule va récurremment prendre l'exemple des tribunes de
critiques de disque (qu'il ne faut pas disqualifier dans leur
ensemble), mais elle concerne en réalité un état d'esprit plus général,
que l'on peut parfaitement entretenir de façon solitaire, qui concerne
la plupart d'entre nous à un moment ou l'autre de notre
développement musical, et qui me
semble faire courir un danger au mélomane, aussi bien pour sa lucidité
esthétique que pour son bonheur personnel.
1946, le début de la fin de la Civilisation.
1. Les bienfaits
Varier les versions permet d'ouvrir des horizons, d'entendre des
approches différentes – ce peut être passionnant quelquefois ; entre le
Pelléas oppressant de
Desormière et l'ambiance sucrée d'opéra galant de Baudo ; entre les
Sibelius emportés, mats et dramatiques de Robert Kajanus et ceux,
étales et éclatants, du dernier Bernstein…
On peut ainsi découvrir des détails nouveaux (selon les prises de son,
les choix des chefs), comprendre des logiques structurelles qui étaient
moins mises en valeur, entendre différemment les timbres…
Ce permet aussi d'éviter d'associer des choix interprétatifs
spécifiques à une partition, d'attribuer au compositeur telle
trouvaille qui serait un effet d'interprétation (et inversement).
Je ne vais certainement pas dénigrer l'idée d'écouter des versions
multiples, ce qui renouvelle tout simplement le plaisir – de surcroît,
familiarité croissante avec les œuvres aidant, j'ai pour ma part
tendance à trouver meilleure chaque nouvelle version que j'écoute, tout
simplement parce qu'au fil du temps j'entends plus de choses (et ce
même si la version, dans l'absolu, n'en montre pas davantage).
[C'est aussi lié, bien sûr, à l'augmentation générale du niveau
technique et de conscience musicologique des interprètes, qui produit
des disques aux standards supérieurs à naguère, mais je crois qu'il ne
faut pas négliger cette composante du
plus-enthousiaste-car-entend-mieux.]
Pour finir, découvrir des approches différentes, des tempos, des
timbres d'orchestre, des modes de phrasé, des gestions de la tension
distincts… tout cela procure une exaltation bien légitime, que je
n'entends surtout pas décourager.
2. Les promesses
trompeuses
Pour autant, je ne saurais trop vous mettre en garde contre les
promesses trompeuses des émissions de radio et des vieux mélomanes.
— Tu verras, quand tu auras du galon, tu pourras bien choisir tes
versions.
(Chose qui avait son sens lorsque constituer une discothèque était un
investissement de long terme. Aujourd'hui, entre l'impermanence des
supports, le prix modique du disque et la présence des sites de flux,
dont plusieurs gratuits, la question n'a pas la même prépondérance.)
— Être un grand mélomane, c'est savoir là où il faut acheter Karajan et
là où il faut acheter Harnoncourt.
— Quand on gagne en âge, on se concentre sur la collection des versions
et on laisse de côté les œuvres mineures. [S'assortit généralement un
soliloque sur « Bach est le seul compositeur aussi complet et profond
».
Alors que le gars ne savait écrire que des airs à da capo, comme les sauvages
d'Italie. Passons.]
— Grâce aux tribunes de disques, vous pouvez affiner votre écoute et
connaître plus en profondeur les œuvres.
Au mieux, ce sont des attentes déçues ; au pire, des miroirs aux
alouettes qui vous feront perdre le plaisir de la musique.
Je me lance.
3. La fausse érudition
En tant qu'auditeur qui a beaucoup écouté, je le constate souvent : ce
sont moins les compétences réelles de l'écoute qui attirent
l'admiration (quels sont les enchaînements harmoniques utilisés, les
effets précis d'orchestration, l'organisation thématique, le
positionnement esthétique de l'œuvre dans son temps) que la capacité à
citer beaucoup de noms d'interprètes.
Alors, certes, je peux donner un opinion sur une très vaste part de la
discographie des symphonies de Schumann ou des quatuors de Beethoven,
mais cela (à supposer que je sois de bonne foi et les aie vraiment
écoutés) signifie uniquement que j'ai mis beaucoup de disques sur la
platine. Je peux ensuite avoir un avis sur le caractère de la version,
ou simplement un « bon / pas bon », cela n'atteste pas une perception
particulièrement subtile de la musique elle-même.
Et, alors même que, mélomane pas encore tout à fait informé, on ne
comprend pas forcément bien ce qui se passe, on prend vite plaisir à
affirmer son pouvoir, en décernant les brevets de bon ou mauvais
musicien – encore plus facile pour les chefs dont le rôle, hors des
répétitions, est
si difficile à évaluer. Tout cela est encouragé
par le discours général de la critique et des autres mélomanes : il
faut prendre position sur ce qui est bon ou mauvais.
Il y a là un danger, pour notre appréhension de la musique et même pour
notre bien-être, qui est socialement valorisé. Avoir un avis sur les
versions. Être pour ou contre un disque, un concert, un spectacle
(comme si l'existence d'un mauvais disque retranchait quoi que ce soit
à l'humanité)…
4. Les attentes
microscopiques et stéréotypées
Et moins on connaît son sujet, plus l'on peut avoir des opinions
radicales qui reposent en réalité sur des biais extra-musicaux (la
qualité de la prise de son, le tempo dont on a l'habitude dans sa
première version, l'idée qu'on se fait d'un effet qui n'est cependant
pas écrit dans la partition, etc.). Coucou
Dunning & Kruger.
Lorsqu'on se place en condition psychologique pour évaluer des versions
comparativement, on prête souvent l'oreille à des détails signifiants
pour nous mais assez peu à l'échelle de l'œuvre (détails qui ne sont
même pas toujours écrits). On aime bien tel tempo, tel solo de vent,
tel détaché dans le phrasé… si on ne l'a pas, on devient grognon.
Le pire, dans ce processus mental, réside dans le caractère souvent
stéréotypé de ces attentes : on
sait
déjà ce qu'on veut entendre, ce qui
est
bien – et c'est en général ce qu'on a aimé dans la première
version qu'on a écoutée, ou dans la version qui a déjà notre
préférence. Quelquefois, c'est même simplement une affaire de confort
sonore, le joli timbre soyeux des cordes.
[J'ai ainsi eu ma brève période de prime jeunesse, dont je rougirais à
présent, où je ne jurais que par Marriner – qui me paraît aujourd'hui
un chef qui, au contraire, a beaucoup gommé les spécificités et les
beautés des œuvres au profit de son joli son de cordes unifié.]
Aussi, paradoxalement, l'écoute comparée tend facilement à fermer les
oreilles aux propositions différentes de ce que l'on veut trouver, au
lieu d'ouvrir les possibilités d'être surpris.
5. L'attraction de la pensée négative
Car c'est une pente très naturelle qui mène à ce que le piège se
referme : quand on cherche à comparer, il est plus difficile de sérier
de façon objectivable les types de chaque version – trop de détails à
faire entrer en balance. Hiérarchiser nous est plus naturel.
Et l'on s'enferme très vite dans la spirale de la pensée négative : on
ne cherche non plus à prendre du plaisir en écoutant une œuvre qu'on
aime dans différentes propositions, mais on attend la version parfaite,
celle qui a les caractéristiques qu'on rêve, celle qui flatte nos
préjugés, et celle qui n'a pas de défauts de facture, d'imprécisions,
de timbres qu'on n'aime pas… On finit par ne plus écouter l'œuvre, et
par se limiter à disqualifier mentalement, les unes après les autres,
les propositions de musiciens parmi les plus grands que la terre ait
porté.
(Amis mélomanes, votre subjectivité est souveraine absolue, et je ne
suis pas le dernier à oser affirmer que tel emblème absolu du bon goût
m'indiffère, que tel cinquième couteau me bouleverse absolument. Mais
l'humilité reste votre amie : la bizarrerie rafraîchissante de vos
goûts peut vite tourner à un ridicule assez peu sympathique si vous
commencez à décréter, vous qui n'avez jamais fait plus que cliquer sur
un PDF de partition ou jouer la
Lettre
à Élise, que Karajan est un faux chef ou Yuja Wang une pianiste
en carton.)
Pourtant, les affirmations péremptoires sur ce qui est bon ou mauvais
occupent une bonne part des conversations d'amateurs de musique.
Lorsqu'on est professionnel et qu'on cherche à former de futurs
musiciens, pourquoi pas : c'est réducteur évidemment que de le formuler
en absolus –
et dangereux, since only a Sith deals
in absolutes – mais je comprends bien qu'une voix mal projetée,
une gestique de direction peu efficace puissent être réprimandées dans
le cadre d'un cours ou d'un concours.
Lorsqu'il s'agit d'écouter des disques : quel besoin a-t-on de
déterminer des gentils et des méchants ? (On le sait bien, le
méchant c'est
Barenboim.)
6. Les conséquences
J'en parle l'ayant vécu, provenant d'un milieu où personne n'était à
même de me guider – je ne prétends pas que vous ayez été aussi faibles
que moi, bien entendu.
Il y a ce moment où l'on découvre la quantité ahurissante – et
excitante – des versions disponibles, puis la pointe de gêne quand on
s'aperçoit qu'au lieu de nous apporter un frisson nouveau, elles nous
privent de ce que nous aimions jusqu'ici dans l'œuvre…
De là, deux possibilités.
1) La vertueuse. L'écoute qui compare
les caractéristiques. Vous êtes curieux des options dans un lied, en
écoutez dix versions, comparez les tempos, les
timbres, les inflexions. C'est assez intéressant et fécond. Vous
mesurez le spectre de ce qu'il est possible de faire (et en imaginez
peut-être d'autres !), en matière de techniques et d'expression…
Sans m'ériger du tout en parangon de vertu (malgré
mes incroyables qualités, Ormuzd m'en garde !), voici le
type d'approche auquel je pense (à partir d'une
phrase de
Pelléas,
évidemment) : descriptif (quel effet produit cette proposition ?)
plutôt que normatif (est-ce une bonne proposition ?). [Ou encore, plus récente dans le même esprit, cette notule autour du
chœur introductif de la
Passion selon saint Jean de Bach.]
On peut aussi comparer les couleurs d'orchestres,
par exemple – Alain Pâris faisait ça, à une époque, sur France Musique,
une vignette où il parcourait des détails, par exemple les solos de cor
entre orchestres allemands, britanniques, américains…
Si vous parvenez spontanément à suivre ce chemin, c'est fabuleux,
profitez de la vie !
Mais il existe aussi un
darker path,
où, tel un innocent débarquant à Dagobah, vous pourrez – j'ai pu –
découvrir la face la plus redoutable de vous-même.
2) L'écoute pour discriminer bon et
mauvais, comme dans les écoutes
comparées du type tribune de disque, ou simplement avant d'effectuer un
achat… On peut aussi la pratiquer lorsqu'on veut avoir un avis sur le
dernier Currentzis, ou simplement choisir la version que l'on va
écouter en survolant le début de tas de disques, disqualifiant
immédiatement ceux dont les timbres, la prise de son ou le tempo nous
déçoivent. Dans cette écoute hypercritique, le plaisir a finalement peu
de place, et c'est tout le problème.
Lorsqu'on est jeune mélomane, et que l'on accède à la vastitude des
interprétations disponibles, une fois passé l'émerveillement des
possibilités et la frustration de ne pas retrouver ce que l'on y
espérait, la conjugaison du sentiment de puissance devant la
connaissance ainsi accumulable et la pente bien naturelle qui tend à
mettre de l'ordre en hiérarchisant – considérant la fascination
délirante de l'être humain pour les figures (ces gens qui pleurent en
remerciant des hommes politiques, qui sont persuadés de les connaître,
ce besoin de trouver un meneur en toute circonstance de nos vies),
probablement inscrite dans notre nature –, on tombe vite dans le piège
du jugement.
Je ne prétends pas que ce soit le cas chez vous, mais après l'avoir
personnellement vécue, je l'ai aussi souvent observée chez les autres,
et je ne tiens cette tendance en respect que par un effort sur
moi-même, une forme de tempérance qui contredit l'impulsion de notre
inclination première.
Or, si l'on s'enferme dans cette écoute qui juge avant même d'observer
finement et de comprendre (je ne considère pas du tout que les artistes
aient toujours raison, mais avouez que les probabilités que vous ayez
mieux compris Beethoven qu'un chef qui l'a régulièrement joué, coopté
par des orchestres formés des musiciens les plus aguerris… restent
ténues), non seulement on passe potentiellement à côté du propos de la
version, et on s'affiche au passage en cuistre ou en snob… mais
surtout, on renonce au
plaisir.
7. Éloge du plaisir
Je sais que pour un certain nombre de musiciens, et même de mélomanes,
la musique est quelque chose de
sérieux,
et que
mal la jouer apporte
une souffrance insupportable dans le monde ; pourtant, quitte à me
faire traiter de faux mélomane, si l'on part de l'idée que la vocation
de la musique est d'apporter de la beauté sur cette terre, il paraît
peu pertinent de souffrir parce que, quelque part dans l'Univers,
quelqu'un n'a pas joué Mozart comme nous aimons qu'il soit joué.
C'est pourquoi je parlais, tout entier dévoué à la mesure nécessaire
pour confectionner un titre cliquable, de
danger mortel.
(et peut-être aussi et surtout en hommage à cette fameuse notice de 2017, qui me plonge, chaque jour
où elle reste publiée, dans une bienheureuse hilarité)
Tout, notre nature, la société des mélomanes, le commerce des profanes…
tout nous pousse à collectionner les versions et à avoir un avis,
fût-il peu informé. À juger au lieu de comprendre.
(Ce n'est bien évidemment pas limité à la musique, imaginez la
tête de vos hôtes qui veulent s'indigner sur un sujet et auxquels vous
répondez « je suis partagé, je ne suis pas certain de mon opinion sur
ce sujet » au lieu d'opiner gravement du chef…)
Or, cette approche tend à générer de la frustration de ne pas entendre
ce que l'on veut, au lieu de nous réjouir d'écouter, encore une fois,
les chefs-d'œuvre immortels de nos compositeurs fétiches… et de
surcroît dans de nouvelles propositions !
(Nouvelles propositions qui, grâce aux bienfais du disque, ne
remplacent pas nos versions-doudous.)
Et je trouve que l'on prend vite, sans même s'en apercevoir, le pli de
cette critique facile, qui nous éloigne de l'écoute de l'œuvre
elle-même, des éléments nouveaux qu'on n'a pas encore entendus, pour
nous centrer sur ce que nous connaissons déjà et voulons entendre –
tout en essayant de nouvelles interprétations ! – reproduit à
l'identique.
Je me suis dit qu'on ne mettait peut-être pas assez formellement en
garde contre ce biais cognitif, et qu'au contraire tout le système, à
commencer par la façon dont les critiques sont souvent rédigées, nous
pousse à exprimer un avis viscéral, immédiat, peu éclairé sur ce que
nous entendons. Et que cela nous rend malheureux. Au lieu de nous
émerveiller de la beauté de la musique jouée, et de la grâce qui nous
est faite de pouvoir l'entendre en exemplaires multiples, pour
découvrir de nouvelles contrées et trouver chaussure à notre pied et
agogique à notre oreille.
Il fallait quelqu'un pour vous mettre en garde. Me voici. Je vous ai
sauvés.
8. Les tribunes de
critiques de disques
Il y aurait une notule entière à produire sur ce sujet.
Le principe en est très excitant : on écoute des disques, on les
compare, on observe ce qu'il est possible de faire, et
pour les
gens du XXe siècle on choisit celui qu'on va acheter.
Hélas, dans les faits, pour celles que je connais (ses divers formats
sur France Musique au fil des décennies, et puis son équivalent
Disques en lice sur Espace 2 en
Suisse), l'obsession est immédiatement de déterminer quelle est la
version à recommander, de se disputer sur qui fait bien / mal, mais le
détail des choix opérés par les artistes est finalement assez peu
commenté. On se retrouve souvent avec du « trop vite », « un peu
brouillon » et toutes autres sortes d'avis personnels qui ne recouvrent
quasiment rien d'objectivable – et ce alors que le pedigree des
participants inciterait à la confiance, preuve que le fait d'être
professionnel, et même professionnel de haut niveau (souvenir de
Philippe Huttenlocher massacrant l'Enlèvement au Sérail de Solti…), ne
garantit pas contre les biais sus-évoqués.
Et ce, alors que commenter les options des interprétations sans
chercher à les juger aurait un intérêt édifiant très réel sur le
public. Est-ce qu'on aurait peur de le perdre ? Est-ce qu'on veut
de la controverse pour l'intéresser, le retenir ? (Oui,
clairement, avec Currentzis qui réussit ses disques une fois sur deux
et se présente en Messie de la Musique, il est bon d'avoir un avis pour
débattre avec ses amis, et c'est sans doute très profitable pour
l'audience et le commerce !)
Il y aurait par ailleurs pas mal à redire sur le format même des
émissions – non, on ne peut pas juger d'une version sans l'écouter en
entier (et même parfois sans l'avoir testée plusieurs fois, pour
vérifier notre réaction de lassitude, d'ennui ou de conviction à
l'usage) –, qui seraient plus fécondes si l'on prenait simplement dix
versions d'un lied / d'un mouvement, mais en intégralité.
À cela s'ajoute un biais tout aussi profond, et inévitable… Écouter à
la suite, ce n'est pas en conditions réelles. Et on compare
inévitablement. Aussi, ce type d'écoute favorise ou les interprétations
à la prise de son confortable (par contraste, certaines prises
auxquelles on peut pourtant s'habituer deviennent insupportables), ou
les propositions les plus extrêmes, qui se démarquent nettement des
autres.
Ces deux biais sont connus.
Le troisième, lui, est souvent présenté comme une garantie d'honnêteté…
et je ne suis pas d'accord.
9. L'écoute en aveugle
Écouter en aveugle est censé nous défendre de nos préjugés, comme si
nos préjugés portaient d'abord sur les noms et pas sur un type
d'approche, de son, de phrasé…
Je ne suis pas d'accord qu'on écoute mieux en aveugle : au contraire,
avoir le contexte permet de connaître la démarche du chef, le but
esthétique qui est en général le sien.
De surcroît, à la fin d'une écoute à l'aveugle, nos souvenirs sont
flous et distordus, difficile de réattribuer les impression
précisément, comme on le ferait si l'on savait d'emblée qui joue lors
de l'écoute.
Évidemment, on peut tricher ou se laisser influencer par l'étiquette de
la version que l'on connaît, mais sur ce qui m'intéresse ici, à savoir
le vécu individuel, le cheminement personnel lors de l'écoute, l'écoute
à l'aveugle me paraît réduire la possibilité d'avoir une écoute
positive – on a peur d'aimer quelque chose qu'il ne faut pas, ou qui
est aux antipodes de nos attentes, ce qui rend mécaniquement plus
défensif et critique, je crois.
Une tribune de disques où il s'agirait moins de deviner que de décrire,
de juger que d'initier à la diversité des possibles, me paraîtrait plus
nourrissante.
10. Les conseils de la
critique
Argument régulièrement entendu : la critique permet au moins de
sélectionner ses écoutes. C'est davantage vrai, à mon sens, depuis que
l'essor des sites indépendants sur la Toile permet des comptes-rendus
discographiques plus bavards (le vénérable Musicweb est vraiment
convaincant de ce point de vue) et moins officiels.
En revanche, la presse papier me laisse souvent dubitatif : outre les
recensions moins féroces lorsque le label est aussi annonceur, outre
les copinages (les histoires qu'on m'a rapportées, de première main,
sur les demandes de réécrire un article trop sévère sur un ami…), le
simple fait pratique de la place réduite laissée pour commenter un
disque ne permet pas, même avec des chroniqueurs talentueux et de bonne
volonté (ce qui n'est de surcroît pas toujours le cas), de caractériser
un peu précisément l'œuvre et l'enregistrement. Reste à prendre un ou
deux détails (est-ce que Kaufmann est en forme ?) et produire une
recommandation positive ou négative. Difficile à contourner avec du
papier – je suis persuadé qu'on peut faire mieux, mais je reconnais les
difficultés structurelles.
On me dit quelquefois qu'on finit par connaître les goûts des plumes
récurrentes, et qu'on peut se fonder dessus – peut-être, mais j'ai le
souvenir de recommandations récurrentes de… leurs premières versions
quand ils étaient jeunes. Ce qui n'est pas follement informatif à mon
sens. Et surtout : tout cela reste vraiment dans l'esprit de chercher
la « meilleure version », comparer avec les « versions de référence »,
etc., toutes choses qui me paraissent assez loin du plaisir d'écouter
un beau développement de Mendelssohn ou un soudain
fugato de Brahms…
11. Les sorties de concerts
J'ai souvent remarqué, au sortir des concerts, que c'était souvent le
mode de communication privilégié entre mélomanes aguerris et
concertivores purulents : si l'œuvre est rare, on la commente, mais si
c'est une symphonie, un opéra, un quatuor que tout le monde est
susceptible de bien connaître, on se lance tout de suite sur
l'évaluation du concert. On décrit moins qu'on ne considère si on a
aimé ou pas aimé / si c'était réussi ou raté.
Je trouve cette interaction beaucoup plus féconde que les précédents
avatars de cette écoute comparée / critique : elle participe d'une
sociabilité, et ce n'est pas forcément le lieu de se lancer dans une
analyse des œuvres qui laisseraient des copains de côté. L'angle « j'ai
été touché / déçu » permet à chacun de s'exprimer, de partager son
émotion du moment.
(Évidemment, là aussi, il est toujours plus fécond d'essayer
d'expliquer ce qu'on a entendu que de déterminer si le chef est un
génie ou un imposteur, mais la part de jeu se défend.)
12. Entre potes
C'est évidemment là que l'écoute comparée se défend le mieux : partage
d'
expériences personnelles,
propos à l'emporte-pièce, taquineries. L'objectif est alors moins
d'éclairer notre compréhension de la musique que de partager des
moments de complicité, l'avantage de l'écoute comparée étant qu'elle
n'exclut pas / ne hiérarchise pas entre les participants selon leur
degré de maîtrise du sujet – tout le monde peut aimer ou détester –, et
ne réclame pas de prérequis (pas besoin de référence à la partition ou
au contexte), le matériel est sous les oreilles de tout le monde.
L'exercice en lui-même a donc quelque chose de grisant, il ne s'agit
pas de renier absolument l'écoute comparée.
2021 : quand la Fin de la Culture s'ourdit tous les dimanches.
13. Pourquoi je parle
Je parle, estimés lecteurs, disciples chéris, car j'espère, en
partageant ce vécu personnel, ces observations des gens du siècle, vous
garantir d'un égarement funeste – peut-être pénible pour vos amis, mais
surtout contraire à votre bonheur.
C'est une tournure d'esprit vers laquelle on peut, je le pressens,
glisser si facilement, et sous les vivats, que je désirais partager
simplement sa prise de conscience. On prend peut-être un plaisir plus
pur et sans mélange en laissant de côté la question du bien / mal joué.
Évidemment, il va sans dire, l'interprétation n'est pas chose
indifférente : une interprétation peu nous révéler une œuvre, ou au
contraire faire écran… Et dans les répertoires où la partition ne
contient qu'un fragment de la musique elle-même (le baroque,
typiquement), cette différence peut être capitale, parfois aussi ou
plus importante que ce qui est écrit.
Pour les musiques du vingtième siècle en revanche, tant de paramètres
sont notés sur la partition que, tout de même, globalement, l'écart
entre les exécutions magnifiant ou amoindrissant l'œuvre n'est pas
aussi capital.
Quoi qu'il en soit, je lis souvent des controverses sur le mauvais
sujet « mais qui êtes-vous pour juger ? » vs. « vous écoutez n'importe
quoi, vous passez à côté », mais assez peu (jamais ?) de mises en garde
contre cette pente qui ne veut peut-être pas votre pleine félicité.
C'est pourquoi, ainsi qu'avisé par
une autre notice mythique,
IL N'EST
PEUT-ÊTRE PAS TROP TARD pour nous interroger, chacun, sur ce
qui nous apporte de la satisfaction dans l'écoute musicale.
14. Où je m'érige en
modèle
Comme je suis ici dans mon royaume, que j'ai dépensé quelques heures de
ma jeunesse finissante à gribouiller ce babillage radoteur, je ne vois
aucune bonne raison de ne pas m'autocongratuler à la face du monde.
Dans le chapitre «
Discographies » de CSS (les articles apparaissent
verticalement sur la page, il suffit de dérouler), j'ai proposé
quelques comparaisons. Certaines sont des discographies très
traditionnelles (
Schöne Müllerin,
Dichterliebe, Dalibor…) où j'essaie de mentionner un maximum de
disques, avec l'effort de caractériser leurs choix, mais qui restent
dans une idée hiérarchique – vous conseiller des enregistrements
différents les uns des autres, mais les plus aboutis
(appréciation, en dépit de mon goût exquis,
évidemment tempérée par ma propre subjectivité…).
Mais vous trouverez aussi dans ce chapitre
Discographies quelques
comparaisons de détails, sur des extraits assez cours, qui entrent
davantage dans le cadre de l'écoute, certes comparée mais féconde, qui
tend moins à hiérarchiser qu'à illustrer. Qui permet de mettre en
évidence des tendances, des options.
Petite sélection :
¶
Comparaison de l'émission des aigus (en voix
pleine, voix mixte ou fausset) dans
Le
Trouvère de Verdi ou
Faust
de Gounod. Ici dans le but pédagogique d'éclairer les différents
options techniques existantes.
¶
Wagner, Trois marches funèbres de Siegfried
(Furtwängler Scala, Inbal RAI Turin, Kubelik Met), pour se rendre
compte des différences de sens de ce moment, par la seule empreinte
musicale.
¶ De même, plusieurs affects possibles pour la
perte de la bague de Mélisande.
¶ Et encore davantage de choix pour le
chœur introductif de la
Passion selon saint Jean de Bach,
cette fois augmentée d'une petite introduction générale.
(À l'occasion de cette notule, celles ci-dessus ont été pourvues de
lecteurs non obsolètes, vous pouvez à nouveau en écouter les extraits
sonores.)
Il va de soi que ce ne sont en rien des modèles ou des prescriptions :
je me contente de suggérer une façon de comparer sans céder au penchant
« comparatiste » / « négatif » qui nous menace peut-être lorsque nous
croyons un peu trop à notre mélomanie dans les grottes de systèmes
galactiques lointains.
Par cette notule, j'escompte avoir contribué au
développement personnel des
mélomanes et à
l'apaisement des
relations sociales universelles – ce qui me rapproche d'autant
plus de la part « Paix dans le Monde » de mon agenda
Le Marrec Miss France 2022.
Opération
[s] en cours.