La fin des artistes professionnels
Par DavidLeMarrec, lundi 29 décembre 2014 à :: En passant - brèves et jeux - Saison 2014-2015 :: #2597 :: rss
Pas de panique, contrairement à EMI, ce n'est pas une annonce, ni même une lointaine prédiction.
Le collectif Colère Lyrique a fait circuler dans ses réseaux une pétition, disponible en ligne, contre l'emploi du Chœur de l'Orchestre de Paris (chœur amateur sélectionné et préparé par des professionnels) dans le cadre de la nouvelle Philharmonie. Ou plus exactement à l'occasion de l'attention médiatique autour de la nouvelle Philharmonie, car il en était déjà de même à Pleyel.
Elle peut se lire ici, parmi d'autres relais. En voici l'extrait central :
Ce qui nous semble inacceptable, c’est l’introduction d’un ensemble amateur dans un cadre professionnel tel que celui-ci. Ce mélange des genres - hélas déjà existant en maints endroits, notamment en province - occasionne une concurrence déloyale, absolument insupportable à l’heure où les chiffres du chômage ne cessent de grimper, et une attaque sans précédent de notre profession d’artistes lyriques. Car chacun des chanteurs non rémunéré de la Philharmonie de Paris occupera une place normalement réservée à un chanteur professionnel salarié.
Cette évolution scandaleuse est-elle un avant-goût du sort réservé aux grands chœurs professionnels, tels ceux de l’Opéra Bastille ou de Radio-France ? On peut le craindre. Car enfin, en suivant cette logique, pourquoi continuer de payer ce que l’on peut obtenir gratuitement, fût-ce au mépris de la qualité du spectacle et du droit social ?
Sur la question de fond, c'est une véritable question effectivement : si les orchestres (et c'est une tendance générale, même si pour Colonne et Lamoureux, l'expérience a brutalement cessé) se mettent à employer des amateurs, alors les chœurs ou choristes professionnels ne pourront plus trouver de débouchés. Il n'est pas illégitime qu'ils s'en émeuvent.
Le problème, c'est que l'exemple est mal choisi.
¶ D'abord, le « mépris de la qualité du spectacle » peut être un choix défendable : en général, il s'agit de chœurs d'appoint, utilisés occasionnellement pour élargir le répertoire de l'orchestre, dans des œuvres où son intervention est parfois très épisodique. Ça aurait peut-être compromis la programmation de Pénélope, par exemple.
Cela n'affecte donc pas tellement le déroulement de la soirée, même si la prestation chorale est médiocre, et peut permettre de jouer ce qu'on n'aurait pas les moyens de faire autrement.
¶ Or, précisément, le Chœur de l'Orchestre de Paris est le meilleur grand chœur permanent de la capitale — et, osons le dire, de France. Le fondu et la beauté des timbres (un des plus beaux pupitres de ténors au monde, et je dis ça en ayant entendu il y a peu le Rundfunchor Berlin) sont absolument admirables. J'ai eu l'occasion de m'en faire l'écho de façon répétée dans ces pages (War Requiem de Britten d'une définition remarquable, Quatrième Symphonie d'Ives, les plus beaux Motets de Bruckner qu'on puisse entendre…).
On ne peut pas en dire autant, justement, des grands chœurs professionnels permanents, recrutés selon des principes absurdes : le Chœur de l'Opéra et le Chœur de Radio-France sont saturés d'harmoniques et sonnent mal, parce qu'on embauche des voix de solistes sombres, lourdes, capables de passer un orchestre wagnérien individuellement… Cela n'a pas de sens dans un chœur où, précisément, l'effet de masse permet de choisir des voix plus souples, dont les couleurs peuvent s'accorder. Ici les harmoniques denses et contradictoires créent même des illusions de notes fausses (en plus, à Radio-France, les voix sont vraiment très lourdes, même individuellement), et deviennent physiquement insoutenable dans les dynamiques fortes — expérience très désagréable à la fin de la Deuxième de Mahler à l'Opéra, où les spectateurs ont pu croire imploser sous la pression de l'air…
En ce qui me concerne, malgré des programmes très alléchants (dernièrement, du Clara Schumann ou les Vêpres de Rachmaninov), j'évite minutieusement les concerts avec le Chœur de Radio-France : le résultat est trop frustrant, je ressors plus bougon qu'enchanté du concert…
¶ Exactement comme pour la pétition contre l'embauche des chanteurs étrangers en France, certains aspects de la revendication peuvent être entendues : « on a faim », « il est absurde de distribuer du répertoire français à des gens qui le parlent mal », « les chœurs amateurs cassent les prix du marché »… ce n'est pas en invectivant des gens plus valeureux que soi qu'on va convaincre. Cela m'évoque Françoise Pollet s'indignant qu'on ait appelé Gwyneth Jones pour chanter la Maréchale, quand on l'avait elle sous la main… J'aime assez Françoise Pollet, mais ce n'est pas lui faire injure que de répondre que non, en effet, sa supériorité sur Jones n'avait rien d'une évidence.
¶ En l'occurrence, le Chœur de l'Orchestre de Paris est l'une des plus belles choses de la vie musicale parisienne, un petit miracle qui a par-dessus le marché le mérite « idéologique » de tracer un pont entre deux univers… et qui ravit les spectateurs qui les écoutent. Plutôt un modèle qu'un objet de mépris. De même, on ne peut pas disqualifier par principe les étrangers, alors qu'un certain nombre chantent un français plus limpide que des natifs pourvus de techniques plus lourdes ou d'articulations plus lâches.
¶ Il existe effectivement d'excellents chœurs mobiles en France ; hors Accentus cependant, ils disposent d'un effectif réduit, qui peut suffire pour de l'opéra, mais qui peut être maigre pour les équilibres d'un concert symphonique : Aedes (déjà collaborateur régulier des Siècles, des Musiciens du Louvre), Britten (mais basé à Lyon), voire Namur pas loin…
Si on nous propose un grand chœur de cette qualité (effectivement, c'était un beau projet qui valait bien celui de la Philharmonie, mais maintenant que les sous sont partis…), très bien, très bien. Mais dans l'attente, l'argument du modèle de l'Opéra et de Radio-France porte peu.
En d'autres termes : il n'est pas interdit de s'interroger, et même de protester ; toutefois, Messieurs les pétitionnaires : pas touche au Chœur de l'Orchestre de Paris. Merci.
Très honnêtement, comme le ton égoïste et particulièrement peu lucide et respectueux de cette pétition m'a assez agacé, je suis assez tenté de lancer la mienne, manière de brouiller un peu plus le message. Si j'ai le temps de m'ennuyer d'ici la fin de semaine, on verra — parce qu'il n'y a aucune probabilité que cette pétition, qui a surtout pour objectif de marquer son territoire et de prévenir l'extension du phénomène (ce qu'on peut comprendre !), aboutisse à supprimer des ensembles existants. De toute façon, à part cet exemple précis, il n'y a plus à Paris de chœur amateur attaché à une institution permanente, il me semble.
(Le plus ironique étant que je suis moi-même assez fâché contre l'Orchestre de Paris, pour d'autres raisons. Ce qui rend sans doute ma bougonnerie d'autant plus désintéressée.)
Commentaires
1. Le mardi 30 décembre 2014 à , par Rémi
2. Le mardi 30 décembre 2014 à , par DavidLeMarrec
3. Le mercredi 31 décembre 2014 à , par Diablotin :: site
4. Le mercredi 31 décembre 2014 à , par DavidLeMarrec
5. Le jeudi 1 janvier 2015 à , par Ugolino le profond
6. Le jeudi 1 janvier 2015 à , par DavidLeMarrec
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8. Le lundi 5 janvier 2015 à , par DavidLeMarrec
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