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Juan Diego Flórez et son évolution – Récital français : « L'Amour »


Le titre de l'album peut paraître ridiculement galvaudé (et ce n'est pas qu'une apparence), mais pour l'amateur d'opéra, il évoque irrésistiblement l'air de Roméo. Admettons.

Récital très significatif d'un ténor pour lequel j'ai peu d'affection. Passé la sidération admirative de ses premiers récitals, où la voix exceptionnellement agile et fruitée ouvrait une nouvelle mode – on pouvait songer à un équivalent de Bartoli pour le répertoire masculin rossinien –, il fallait supporter l'uniformité des couleurs (une seule, en fait), l'indifférence à l'expression dramatique, et bien sûr le répertoire réduit à l'extrême (et pas le plus intéressant, clairement).

J'ai tout de même écouté, parce qu'ils sont largement diffusés, souvent en bonne compagnie, et qu'il faut bien se tenir informé, la plupart de ses prises de rôle... et récitals discographiques. Sans grande émotion jusqu'ici.

Or, ce récital marque un tournant intéressant.


¶ D'abord, il aborde des rôles qui s'éloignent du léger à suraigus, plus lyriques (Gérald de Lakmé de Delibes, Smith de la Jeune Fille de Perth de Bizet, Fernand de la Favorite de Donizetti), beaucoup plus lyriques (Roméo chez Gounod), voire tirant sur le dramatique (deux extraits de Werther !). Une audace dont il n'était pas coutumier, même en récital – et qui augure peut-être une évolution dans ses rôles.
Oui, comme je ne l'aime pas particulièrement, qu'est-ce que ça peut me faire, mais le processus d'évolution et de vieillissement d'un instrument est toujours intéressant lorsqu'on s'intéresse à la technique vocale. Flórez étant particulièrement prudent et doté d'une technique très saine, l'impact de l'usure de la carrière et de l'âge sont observables quasiment à l'état pur.

¶ Ensuite, quoique assez peu impliqué, il se montre plus expressif qu'à l'habitude, grâce surtout à un français de bonne qualité, attestant de grands progrès linguistiques.

¶ Ce qui surprend avant tout, c'est la qualité du programme : les airs regroupés ici ne sont pas les plus fréquents en récital, et ne sont assurément pas les plus virtuoses, mais ce sont parmi les plus intéressants, tous très caractérisés, et correspondant à des moments importants dans chacune des œuvres concernées.

  • La Dame blanche (Boïeldieu) : « Ah quel plaisir d’être soldat »
  • La jolie fille de Perth (Bizet) : « Elle est là... À la voix d'un amant fidèle »
  • La Favorite (Donizetti) : « Parle, mon fils — Un ange, une femme inconnue, à genoux, priait »
  • Les Troyens (Berlioz) : "O blonde Cérès" (strophes d'Iopas)
  • Le Postillon de Lonjumeau (Adam) : « Mes amis, écoutez l'histoire d'un jeune et galant postillon »
  • Lakmé (Delibes) : « Prendre le dessin d'un bijou... Fantaisie aux divins mensonges »
  • Werther (Massenet) : « Ô Nature, pleine de grâce »
  • Werther (Massenet) : « Toute mon âme est là! Pourquoi me réveiller, ô souffle de printemps ? »
  • Mignon (Thomas) : « Oui je veux par le monde promener librement mon humeur vagabonde ! »
  • La Dame blanche (Boïeldieu) : « Maintenant, observons… Viens, gentille dame »
  • La belle Hélène (Offenbach) : « Au Mont Ida, trois déesses »
  • Roméo et Juliette (Gounod) : « L'amour ! L'amour !... Ah ! lève-toi, soleil ! »
  • Le Roi d'Ys (Lalo) : « Puisqu'on ne peut fléchir ces jalouses gardiennes — Vainement, ma bien aimée »

Ce sont les grands classiques d'antan, sur une assez large représentations des compositeurs d'opéra français romantiques passés à la postérité.

¶ Dans le détail, la réussite est inégale. La voix est devenue assez stridente, le suraigu se fait (un peu) serré et poussé, et un vibrato irrégulier, assez lent mais de grande amplitude marque un vieillissement peu gracieux de l'instrument. Aussi, dans les parties les plus lyriques, qu'il chante à pleine force (Flórez resserre son émission vers le fausset – sans jamais l'atteindre – dans l'aigu, mais n'utilise jamais les allègements de la voix mixte en allégeant le métal de la voix pleine), le résultat n'est pas convaincant : presque moche dans la Jolie fille (voire Offenbach, où il force audiblement), assez fade dans Lakmé, Ys ou Werther – ce dernier étant néanmoins, sur le plan technique, négocié en parfait respect de ses moyens. Il se tire assez bien de Roméo qui était un vrai pari, sans être très émouvant.
En revanche, son Fernand de La Favorite est d'une réjouissance insolence, et d'une manière générale les tessitures hautes lui réussissent (même si son Postillon est absolument inexpressif). La grande réussite du disque étant la première piste, avec la plus belle marche de George Brown qu'on puisse trouver au disque : j'ai l'impression que la battue irrégulière et déhanchée de Roberto Abbado, très élégante, inspire le chanteur, qui s'abandonne avec éclat et malice aux jeux de ce chant à moitié sarcastique. Vocalement aussi, la tessiture haute et les valeurs brèves flattent l'instrument et lui permettent de briller avec un panache assez irrésistible pour tout glottophile qui se respecte.

¶ La grande satisfaction du disque, outre le programme qu'on écoute avec délices (car ce n'est jamais mal chanté non plus, à défaut d'être irréprochable ou bouleversant) réside dans l'accompagnement : les chœurs du Teatro Comunale de Bologne impressionnent par l'exactitude et la netteté de leur français, et la direction de Roberto Abbado n'est pas loin d'être miraculeuse. Quelles couleurs sont tirées de cet orchestre, certes l'un des tout meilleurs d'Italie (à part la RAI de Turin, peu volent à ce niveau), secondant, voire inspirant le chanteur avec une rare chaleur, un sens de l'articulation, un discours qui s'écoute avec intérêt – alors même que l'essentiel de ces pages sont athématiques du côté de l'orchestre. R. Abbado s'empare des petites finesses d'orchestration, des possibilités de colorer le discours, en somme de compléter ce qui est fait au chant : c'est à lui, et à l'orchestre, que l'on doit l'absence de monochromie dans ces pages où le chanteur ne varie jamais son timbre.

Cela s'écoute donc assez bien, on peut y jeter une oreille.


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Commentaires

1. Le samedi 22 mars 2014 à , par Pierre

Assez d'accord avec ce retour en fait... même si je serais moins négatif sur l'évolution de l'instrument, qui se fait plus humain et finalement plus intéressant je trouve (un peu comme Nilsson, c'est plus vers la fin alors que le vibrato s'installe que je trouve ça émouvant...).

Vu le programme et le répertoire habituel du chanteur, la comparaison se fait forcément avec le récital français de Blake... et question programme, Blake était encore plus aventureux (même Armide de LULLY!!) mais le chant de Florez est beaucoup plus doux à l'oreille...

Enfin, ne pas oublier que déjà dans un paru en 2004, on pouvait entendre Florez dans l'air de Léopold de La Juive... splendide!!

En tout cas, j'attends avec impatience un Werther... pas forcément Gérald ou Smith où la voix est un peu trop droite à mon goût... mais Werther... ça nous changerait des Kaufmann hyper sombres et des Alagna hyper lyriques : quelque chose de retenu et moins démonstratif...

2. Le dimanche 23 mars 2014 à , par DavidLeMarrec

Quand même, ça devient très moche (étroit et poussé) dans le suraigu, le timbre pincé de Matteuzzi avec le vibrato de Seiffert ou Sadé. Pour quelqu'un qui a fait sa carrière sur l'argument de la technique immaculée, ça risque de se payer cher auprès du public.

Je serais d'accord avec ce que tu dis, à propos de Ghiaurov, qui devient de plus en plus intéressant tandis que la voix s'écroule... mais pas de Nilsson, qui reste aussi peu investie dans son texte, tandis que l'instrument perd de sa superbe : au moins, jeune, elle impressionne (dans le final de Siegfried chez Solti, c'est quelque chose !).

Effectivement, il y avait le récital de Blake, récital beaucoup plus dépareillé, timbre encore plus monochrome, émission encore plus dure... autant inclus dans une soirée d'opéra, Blake peut être décalé mais électrique, bien plus que Flórez, autant en récital... je trouve clairement Flórez plus intéressant. L'air de la Juive, en revanche, je m'en passe très bien.

Il est vrai que pour un récital entièrement français de ces pièces autrefois à la mode de demi-caractères semi-légers, la référence incommensurable est Dale, et là, effectivement, on en est très loin. La « gentille dame » très correcte mais rigide de Flórez, ça fait mal comparé à la souplesse et à la poésie de Kunde ou de Dale là-dedans. C'est un des airs que Blake réussit mieux que JDF, d'ailleurs.

En Werther, il y aurait pas mal de problèmes : mise en danger du chanteur pour lui, qui n'est à l'aise que lorsqu'il est sollicité en haut (sur la durée de la représentation, le timbre s'affaisserait) ; et impavidité scénique et interprétative... qu'espérer de Flórez dans un opéra qui reposerait sur l'expression de ses tourments ? Autant en Arnold ou en Robert ça ne m'enchantait pas, mais c'était cohérent vocalement, autant en Werther... Et puis considérant qu'il a renoncé au Duc de Mantoue parce que trop central et réclamant trop d'expression, juge de ta proposition !

Non, il a raison de rester dans le belcanto, ça convient très bien à sa technique (je crois que les dérèglements proviennent aussi des 16 voyelles du français, qu'il a moins travaillées que les 5 italiennes)... et ça lui évite de chanter dans les trucs que j'aime.

3. Le lundi 9 juin 2014 à , par Sandrine

Il me semble, David, mais peut-être je me trompe, que vous vouez une adoration toute particuliere pour Florez, aussi ne vous fâchez pas si je vous dis qu´il n´est pas réellement ma tasse de thé . Côté voix, il m´a toujours paru clairement un ténor léger et même si sa voix, avec l´âge, gagne en rondeur et penche plus ou moins vers le ténor demi-caractere ( lyrique-léger), je doute qu´il devienne un dramatique . D´ailleurs j´imagine mal comment sa voix pourrait passer l´orchestre
s´il chantait du Wagner . En revanche, pour les rôles légers rossiniens et donizettiens, il est tout á fait dans son élément .

4. Le lundi 9 juin 2014 à , par DavidLeMarrec

C'est amusant, ça. Je croyais être plutôt à classer parmi ses détracteurs (modérés) : une fois loué le timbre et la technique (on peut difficilement faire autrement), je le trouve assez ennuyeux la plupart du temps (une seule couleur, une seule nuance dynamique, peu d'expression, piètre acteur). Et je l'évite.

Justement, cette notule était l'occasion, pour moi, de me réjouir qu'il fende un peu l'armure, fût-ce au détriment de sa perfection, et quitte à exposer quelques signes de vieillissement – qui ne seraient pas une catastrophe pour moi, puisque, précisément, je ne place pas d'espoirs démesurés sur sa personne.

Flórez ne sera jamais un dramatique évidemment, et est trop occupé de sa santé vocale (il a pris des engagements pour dix ans dans les mêmes rôles !) pour risquer quoi que ce soit d'aventureux. Même le Duc du Mantoue – qui ne lui convenait pas du tout en effet, n'en ayant pas les qualités de lyrisme ni bien sûr le tempérament dramatique – n'a pas duré, et il est revenu à ses habitudes de ténor aigu.

En revanche, pour ce qui est de passer l'orchestre, à mon avis, aucun problème, vu la densité en harmoniques faciales : il serait infiniment plus sonore que tous ces Siegmund et Parsifal engorgés. On aurait du mal à le faire passer pour un héros maudit, mais ça ferait souffler, vocalement, un vent de fraîcheur sur les scènes wagnériennes vocalement assez déprimées.

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David Le Marrec

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