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Petite Histoire – Hannibal de Grabbe – (Sobel, Bonnaffé...)


TOUR DE GUET AU-DESSUS D'UNE DES PORTES PRINCIPALES DE CARTHAGE

(Le portier avec son fils.)

PORTIER — Enfant, regarde bien car aujourd'hui, tu vois quelque chose dont tu pourras parler dans cent ans, et par chance le temps est clair.

GARÇON — Oh la joyeuse musique ! Les armures rutilantes !

PORTIER — Vois-tu les deux nuanges de poussière ?

GARÇON — Ceux qui assombrissent le ciel à gauche et qui tourbillonnent pêle-mêle ?

PORTIER — C'est la cavallerie numide contre la cavalerie romaine. La nôtre gagne du terrain, grâce en soit rendue aux dieux !

GARÇON — Qu'est-ce qui grouille et se tord derrière elle sur le sol, comme si ça voulait se lever et partir, sans y arriver ?

PORTIER — Des blessés et des mourants, mon fils.

GARÇON — Personne ne les secourt ?

PORTIER — Après. Dans la chaleur de la bataille, cela prend du temps et c'est dangereux, c'est ce qu'affirme notre voisin, le chirurgien-barbier

GARÇON — Là, au milieu des troupes, père... Hou, comme les lances se dressent, on dirait presque les cheveux de grand-mère quand elle glapit !

PORTIER (le talochant) — Polisson, n'insulte pas ta grand-mère !

GARÇON — Je n'ai pas le droit de dire ce que j'ai vu ? (Il veut partir.)

PORTIER — Gamin, tu restes là.

GARÇON — Ma leçon... j'arriverai en retard.

PORTIER — Je t'excuserai... Regarde les deux lignes de bataille centrales qui se heurtent.

[...]

GARÇON — Père, père ! Il y a trop peu de gens ! L'ennemi le déborde !

PORTIER — Bah ! Qu'est-ce que c'est que ça ? Regarde, il se maintient à la surface, il patauge fort bien là-dedans ; où il est, le sang ficle jusqu'au ciel ! (Le garçon se couvre le yeux.) Ôte tes mains de tes yeux... Carthage gagne !

GARÇON — … Qu'est-ce que c'est que cette masse de fer qui s'approche dans le lointain ? Froide, étincelante, tranquille et qui progresse pourtant... Les blocs de glace à Thulé, c'est la même chose, comme dit notre maître d'école !

PORTIER — Singe, c'est l'ultime force romaine... Hannibal en personne se précipite déjà vers elle à bride abattue, il y aiguise son épée et met la glace en pièces.

GARÇON — C'est ce qu'il fait, mais elle se fige et se referme toujours... les nôtres s'exténuent...

PORTIER — Il la brise avec sa petite troupe... regarde, la brèche !

GARÇON — Oui, et il revient dégoulinant de sang, avec une soixantaine d'homme !

PORTIER — Quelle affaire diabolique !

GARÇON — Du bras il fait un appel à l'aide à la multitude qui se trouve près de nous, si joliment équipée d'argent. Elle ne bouge pas.

PORTIER — Ils devraient être fous pour risquer leurs coûteux équipements et leurs précieuses vies. Il leur suffit d'être là et d'inspirer du respect à l'ennemi. Parle d'eux avec plus de prudence, gamin. Ce sont les fils de nos familles les plus considérées, et il dépend d'eux, à l'avenir, que tu sois mon successeur ou non... ce sont les Immortels !

GARÇON — Parce qu'ils décampent, comme maintenant, avant qu'on ne les tue ?

Extrait de la traduction de Cornélia et Jean-Jacques Langendorf.

J'espérais pouvoir voir un pièce de Grabbe sur scène depuis très longtemps, et encore une fois, le Théâtre de Gennevilliers étant là où on ne l'attendait pas, me voilà servi.

Hannibal (de 1835, mais créé seulement en 1918) n'est pas forcément un chef-d'œuvre théâtral en soi ; il s'agit plutôt d'une retranscription à peine révisée d'une collection de petites scènes tirées du grand livre d'images de l'historiographie des Guerres Puniques. Rien n'y manque, des grandes stratégies militaires aux petits travers de caractère ; les insolences d'Hannibal envers sa patrie, les astuces des Romains, les anecdotes piquantes ; on y croise des rejetons des Hannon et Giscon (ici « Gisgon »), le grand-père d'Hannibal, Caton l'Ancien, Fabius Maximus, les Scipion (et même Térence), Prusias... tout ce beau monde est convoqué pour refaire le voyage de la plus pédagogique des manières, en n'omettant aucune histoire édifiante laissée par les littérateurs romains.
Pour ceux qui savent un peu leurs lettres anciennes, même superficiellement, il ne faut donc pas espérer être surpris. La plus belle trouvaille tient dans scène bouffonne où un père et son fils commentent la bataille de Zama depuis le rempart carthaginois, informant le spectateur (déjà instruit) de façon biaisée, maladroite, truculente. Pour le reste, c'est une révision de la grande légende des historiens romains, qui n'épargne aucun des deux camps,

Grabbe était un habitué des sujets ambitieux : outre un Marius et Scylla (1827), un Barberousse (1829), un Napoléon ou les Cent Jours (Napoleon oder Die hundert Tage, 1831 – on y rencontre le même type de goût pour l'anecdote, notamment le mot de Cambronne qui clôt quasiment le dernier acte), il a commis un Don Juan und Faust (1828), dans lequel le Chevalier au manteau rouge emporte successivement les deux héros comme deux faces de la même médaille (ou, pour reprendre l'image du Ritter démoniaque, deux voitures qui vont au même but).

Tout cela est organisé de façon chronologique (pas forcément respectueuse de l'histoire) et éclatée dans l'espace (on retourne donc à plusieurs reprises dans certains lieux importants), suivant les déplacements d'Hannibal à partir du début de son déclin (le renoncement à la prise de Rome après la victoire éclatante de Cannes) ; comme pour le Don Juan de Lenau, les scènes sont donc brèves, les lieux pittoresques, les distances considérables. D'autres traits spécifiquement romantiques président à l'organisation du drame : débauche de personnages servant de décors, le mélange des classes sociales (tantôt des conversations sur le marché, tantôt le ragot entre souverains ), la représentation des petitesses connues ou inconnues des grandes figures historiques, l'alternance et le télescopage entre la beauté du tragique et le sordide ridicule de la vie.
Le tout dans une langue simple, qui devient quelquefois plaisante dans les scènes les plus triviales (en ce sens, le personnage de Prusias apporte une véritable épaisseur à la légende).

Les meilleurs moyens possibles concouraient à la mise en œuvre de cette petite rareté.

À commencer par la direction d'acteurs sobre et vivante de Bernard Sobel, mais surtout sa scénographie, avec en particulier les décors très astucieux de Lucia Fanti. En effet, quelques éléments très simples descendaient des cintres, de petits pans de carton-pâte figurant qui une muraille, qui une colline... parfait pour indiquer précisément les lieux, sans surcharge vulgaire et sans distanciation inutile. Cela réussit particulièrement à l'épisode de l'encerclement par Fabius Cunctator, où deux ou trois morceaux figurant des monticules créent, de façon étonnamment crédible, la topographie imaginaire de la vasque dans laquelle sont enferrés les carthaginois.

Les comédiens ont pour point commun des voix remarquablement aisées et sonores (pas d'émissions criées, pas d'amplification – ou alors vraiment un confort superflu, même pas audible), très caractérisées. Le choix de Jacques Bonnaffé impose d'abord un Hannibal plus mûr qu'attendu, mais le pari de rendre plutôt le personnage de la fin de la courbe descendante qu'opère l'ensemble du drame réussit – il est encore jeune après Cannes, mais il est bel et bien mention de ses cheveux blancs à son retour à Carthage. M'ont particulièrement impressionné les portraits de caractère, aux confins du grotesque, mais très maîtrisés, de Pierre-Alain Chapuis (Caton, Prusias), mais aussi Claude Guyonnet (Hannon, Fabius Maximus), Jean-Claude Jay (Melkir, le vieux Barca), Gaëtan Vassart (Gisgon)... et par-dessus tout les cris étourdissants et l'ingénuité des gamins de Sarah Amrous.

Le texte français de Bernard Pautrat (ainsi que le phrasé des acteurs) accentuait à loisir les pointes humoristiques déjà présentes.

Très beau plateau, très belle production, vraiment idéal pour introduire un dramaturge.


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