Nicolas Bernier et le grand motet à la française
Par DavidLeMarrec, samedi 29 septembre 2012 à :: Baroque français et tragédie lyrique - Genres - Pédagogique - Lutin Chamber Orchestra - Domaine religieux et ecclésiastique - Saison 2012-2013 :: #2085 :: rss
Je publie ici la note de programme rédigée pour le concert prochain d'un ensemble baroque. Ce motet n'a jamais été publié commercialement, c'est donc à la fois l'occasion de parler un peu du grand motet, de Nicolas Bernier et de faire entendre cette oeuvre.
En voici le numéro final, par un ensemble de bon niveau (mais qui prend étrangement un tempo très lent sur ce texte exalté) :
1. Bernier sous-maître de la Chapelle du Roi
Né en 1665 à Mantes-la-Jolie, Nicolas Bernier appartient à la génération qui succède à Lully dans l'organisation de la vie musicale de la Cour. Une génération marquée par les influences italiennes.
A partir de 1704, il succède à Marc-Antoine Charpentier comme maître de musique à la Sainte Chapelle. En 1723, il devient sous-maître de la Chapelle du Roi, l'un des postes musicaux les plus prestigieux en France – après la charge de Surintendant dévolue à Lully.
Ce poste s'occupait par quartier, c'est-à-dire qu'un compositeur la tenait pendant un trimestre ; Bernier alternait donc avec Lalande, Campra et Gervais, avant de prendre aussi en charge le quartier de Lalande après sa mort.
Ces fonctions expliquent aisément l'état du legs de Nicolas Bernier : hormis ses quarante cantates (pièces « narratives » d'une quinzaine de minutes, à une ou deux voix, avec dessus instrumental et basse continue) et quelques airs profanes, sa production est essentiellement sacrée.
- 51 petits motets (moins de dix minutes, une à trois voix solistes, basse continue, éventuellement un dessus instrumental) ;
- 18 grands motets (voir ci-après) ;
- les 9 Leçons de Ténèbres pour la Semaine Sainte (un genre à part entière).
2. Le grand motet à la française
Le grand motet représente un genre spécifique à la France, avec une disposition spatiale (et pour ainsi dire dramatique) qui lui est propre.
Il comprend des solistes (qui forment le « petit choeur »), un grand choeur (de l'autre côté de l'orchestre), un orchestre complet avec basse continue. Son texte, en latin, est le plus souvent tiré des Psaumes, et il fait intervenir en alternance les différents groupes (symphonies introductives, solistes, petit choeur, grand choeur), en cherchant les effets de réponse et de contraste, sur une durée qui dépend évidemment du texte, mais se trouve généralement aux alentours de la vingtaine de minutes.
Ces œuvres ne représentaient pas seulement des événements liturgiques : tous les matins, on en chantait trois à la Cour, un grand, un petit et inévitablement un Domine salvum fac regem (ni plus ni moins « God Save the King » en français).
3. Bernier, l'héritage de Lully et les nouveautés de l'italianisme
Nicolas Bernier a été le professeur de composition du Régent Philippe d'Orléans, qui disposait autour de lui d'un cercle de musiciens expérimentateurs épris de musique italienne. Et, de fait, sa musique est marquée par ce que l'on nommait alors l' « italianisme », avec un mélange de fascination et de réprobation. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, Lully avait précisément toujours écrit de façon à émanciper la musique française de cette référence italienne, à créer une musique qui ait son esthétique propre et devienne à son tour un phare.
Ceux qui empruntaient à la musique italienne (emblématiquement, Charpentier à qui on l'a beaucoup reproché, aussi bien chez ses contemporains que dans les siècles suivants) étaient observés avec une certaine méfiance, pour partie esthétique, mais aussi « patriotique » – eu égard au caractère éminemment politique des fastes culturels de la Cour.
Ce que l'on appelait alors italianisme ne s'apparente pas totalement, au demeurant, à la production italienne telle qu'on la perçoit aujourd'hui. Il s'agit certes du principe des airs ornés, de l'usage d'effets d'orchestration comme les batteries de cordes, mais on désigne surtout par là, à l'époque, un goût pour le chromatisme (complexité de l'harmonie) et le contrepoint (simultanéité de plusieurs mélodies). L'italianisme ne représentait pas une forme de « vivaldisme », mais plutôt une tentation de sophistication du discours musical, à la fois plus virtuose et plus complexe.
4. Cantate Domino canticum novum quia mirabilia fecit
Contrairement aux cantates profanes dans lesquelles l'influence italienne est patente, ce grand motet (nom de code NsB A.03) demeure d'économie assez lullyste, avec une harmonie peu aventureuse et une forme de hiératisme qui sont le propre des compositeurs d'école française avant cette première vague d'italianisme.
C'est surtout la science étonnante du contrepoint dans le dernier mouvement qui rappelle la fascination du compositeur pour les raffinements italiens : chose peu fréquente, un mouvement entier reprend le premier verset, avec la même thématique, mais en la distribuant à l'ensemble du chœur ; Bernier y réalise des tuilages particulièrement spectaculaires, chaque partie se trouvant décalée sur une harmonie qui reste pourtant toujours aussi sobre à la basse continue
Le texte est tiré d'un psaume hymnique, le 98e (97e dans la Septante), et le traitement de Bernier suit assez précisément ce programme. Dès l'entame, le thème du « dessus » emprunte des lignes exaltées, dont la poussée se retrouve dans la plupart des « numéros » suivants, par exemple le Salvavit plus contemplatif mais lumineux, et à plus forte raison pour le Jubilate Deo ou les invitations au chant incantatoire (Psallite Domino in cithara). Les seuls numéros un peu plus solennels, et moins mobiles, sont le Recordatus est, solo de basse inhabituellement vaste, avec ritournelles instrumentales, et le Judicabit orbem terrarum, eu égard à son texte – la pompe du Jugement Dernier, figurée par le mode mineur et les rythmes pointés.
5. Le texte
Chiffres romains : sections du motet de Bernier.
Chiffres arabes : numéros de verset.
Psaume n°97-98 – Nova Vulgata |
Psaume n°97-98 Traduction de David Martin (1744) |
I. Cantate Domino canticum novum, quia mirabilia fecit.
II. Salvavit sibi dextera eius, et brachium sanctum eius.
III. Notum fecit Dominus salutare suum, in conspectu gentium revelavit iustitiam suam.
IV. Recordatus est misericordiae suae et veritatis suae domui Israel.
V. Viderunt omnes termini terrae salutare Dei nostri.
VI. Iubilate Deo, omnis terra ;
erumpite, exsultate et psallite.
VII. Psallite Domino in cithara, in cithara et voce psalmi; in tubis ductilibus et voce tubae corneae, iubilate in conspectu regis Domini. Sonet mare et plenitudo eius, orbis terrarum et qui habitant in eo.
VIII. Flumina plaudent manu, simul montes exsultabunt a conspectu Domini, quoniam venit iudicare terram.
IX. Iudicabit orbem terrarum in iustitia et populos in aequitate.
X. Cantate Domino canticum novum, quia mirabilia fecit. |
1. Chantez à l'Eternel un nouveau Cantique ; car il a fait des choses merveilleuses ;
sa droite et le bras de sa Sainteté l'ont délivré.
2. L'Eternel a fait connaître sa délivrance, il a révélé sa justice devant les yeux des nations.
3. Il s'est souvenu de sa gratuité et de sa fidélité envers la maison d’Israël;
tous les bouts de la terre ont vu la délivrance de notre Dieu.
4. Vous tous habitants de la terre, jetez des cris de réjouissance à l'Eternel, faites retentir vos cris, chantez de joie, et psalmodiez.
5. Psalmodiez à l'Eternel avec la harpe, avec la harpe et avec une voix mélodieuse. 6. Jetez des cris de réjouissance avec les trompettes et le son du cor devant le Roi, l'Eternel. 7. Que la mer bruie, avec tout ce qu'elle contient, [et] que la terre et ceux qui y habitent [fassent éclater leurs cris].
8. Que les fleuves frappent des mains, et que les montagnes chantent de joie, 9. Au-devant de l'Eternel ; car il vient pour juger la terre;
il jugera en justice le monde habitable, et les peuples en équité.
1. [reprise du premier verset] |
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