Pourquoi dit-on que Bruckner orchestre comme un organiste ?
Par DavidLeMarrec, dimanche 25 mars 2012 à :: Pédagogique - Domaine symphonique - Musique romantique et postromantique - Bons tuyaux et grandes orgues :: #1943 :: rss

L'orgue de la branche Ouest du transept de l'ancienne cathédrale Saint Ignace de Linz (Alter Dom, aujourd'hui Ignatiuskirche), occupé de 1856 à 1868 par Bruckner.
Ou qu'il orchestre « par pans », sans jamais le justifier.
Extrait sonore suit.
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1. Une question de mots...
Contrairement à ce que pourrait laisser entendre l'expression « orchestration par pans », très souvent utilisée sans se donner la peine de le justifier, cela ne signifie pas exactement "par blocs homogènes". Cela désignerait plutôt la façon de Schumann par exemple (qu'on qualifie quelquefois abusivement d'instrumentation [1]), qui utilise les cordes pour le rythme et le plus souvent la mélodie, les bois pour la couleur, les cuivres pour les accents et lignes de force.
Mais pour Bruckner, même si l'on entend les blocs, ce n'est pas vraiment cela qui explique les choix étranges d'orchestration (en résumé, trémolos de cordes et thème aux cuivres) et même de composition (nudité harmonique de certains passages à un ou deux sons [2], très rares traditionnellement dans les compositions orchestrales).
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2. ... qui s'appuie sur des faits
Je crois que l'explication la plus simple peut être trouvée en observant ses grands unissons :
Unissons descendants, façon « grosse fourniture », puis soudain, on retire les anches (il ne reste que les cordes, comme si on avait soudain désaccouplé les deux claviers et conservé seulement le positif). Et ensuite, lorsque les accords reviennent, c'est pour faire écho comme joués sur d'autres claviers (écho des bois, cette fois harmonisé en choral, par exemple).
Début de la Troisième Symphonie, Marcus Bosch avec l'Orchestre Symphonique d'Aachen - qui est bien plus fulgurant dans Brahms, mais c'est manière d'éviter de faire la promotion (totalement justifiée) de Jochum / Radio Bavaroise, en prenant quelque chose que j'avais quand même sous la main. Edité chez Coviello Classics comme les autres disques de ces interprètes.
L'unisson se fait en additionnant des pupitres, comme sur un orgue : on ajoute des jeux (donc des tuyaux) sur une même note. Les jeux changent donc la couleur, la richesse, voire la puissance, mais pas la note [3].
Aussi, lorsque Bruckner fait jouer tout un orchestre sur une même note, cela peut paraître nu, mais si l'on s'imagine un orgue, on éprouve assez exactement le même type d'impression physique.
De la même façon, il arrive que Bruckner fasse jouer une flûte seule sur un aplat de cordes... dans ce cas, on dirait un clavier de "récit" qui joue sur un jeu de fond du "positif". Et l'expression « par pans » est alors justifiée, parce que c'est comme si le compositeur avait séparé son orchestre en deux - mais cela, bien d'autres le font (solo sur fond). Non, c'est vraiment la façon d'ajouter (ou de retrancher) progressivement des pupitres et de faire se répondre des groupes sonores sur les mêmes thèmes qui justifie ce classement comme "orchestrateur organistique".
Au demeurant, cette caractéristique est souvent présentés comme un défaut, mais il y aurait plus à redire, à mon sens, sur la poétique très particulière du ressassement (quasiment schubertienne), qui est bien plus à blâmer dans l'ennui des auditeurs que l'orchestration qui sert très bien, au contraire, la coloration renouvelée de la même thématique.
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3. Incursions discographiques
Paradoxalement, les arrangements pour orgue de ses symphonies ne sont pas très convaincants. Par exemple celle de Lionel Rogg pour la Huitième (enregistrement disponible chez BIS), dont la registration varie assez peu, pour un résultat très égal et lisse - il manque tout de même les écarts de dynamique fulgurants de l'orchestre brucknérien ! Et on perd dans le même temps un assez grand nombre de couleurs.
En revanche, au chapitre arrangement non-organistique, la version de la main de Bruckner de l'adagio de la Septième [4], la version pour quatre mains de la Troisième (arrangement Mahler, enregistré chez MDG) ou mieux encore, l'arrangement pour ensemble chambriste (dix musiciens) de la Septième (commande de Schönberg à Hanns Eisler / Karl Rankl / Erwin Stein [5]) se révèlent admirablement lisibles et charismatiques.
Notes
[1] L'instrumentation est une adaptation orchestre d'un degré inférieur à l'orchestration : on répartit simplement les notes de la particelle (écrite pour le piano), au lieu de recréer des effets proprement orchestraux en adaptant la version piano (orchestration).
[2] On parle de "sons" pour désigner le nombre de notes différentes (donc en excluant les octaves) dans un accord.
[3] Sauf dans certains cas de jeux spécifiques qui selon la dimension de leur coupe peuvent sonner à une hauteur supérieure (pas forcément l'octave) à ce qui est joué sur le clavier, mais c'est une question de facture qui n'a plus grand rapport avec le sujet de la couleur orchestrale de Bruckner.
[4] A écouter par Fumiko Shiraga chez BIS, qui fait montre dans cette pièce du toucher pianistique le plus ahurissant que j'aie jamais entendu dans quelque répertoire que ce soit.
[5] Plusieurs très belles versions existent, notamment le Thomas Christian Ensemble chez MDG et le Linos Ensemble chez Capriccio.
Commentaires
1. Le lundi 26 mars 2012 à , par klari :: site
2. Le lundi 26 mars 2012 à , par DavidLeMarrec
3. Le lundi 26 mars 2012 à , par klari :: site
4. Le lundi 26 mars 2012 à , par DavidLeMarrec
5. Le mardi 27 mars 2012 à , par phc :: site
6. Le mercredi 28 mars 2012 à , par Cololi
7. Le mercredi 28 mars 2012 à , par DavidLeMarrec
8. Le mercredi 28 mars 2012 à , par DavidLeMarrec
9. Le jeudi 29 mars 2012 à , par antoine
10. Le samedi 31 mars 2012 à , par DavidLeMarrec
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