Carnets sur sol

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Pourquoi dit-on que Bruckner orchestre comme un organiste ?



L'orgue de la branche Ouest du transept de l'ancienne cathédrale Saint Ignace de Linz (Alter Dom, aujourd'hui Ignatiuskirche), occupé de 1856 à 1868 par Bruckner.


Ou qu'il orchestre « par pans », sans jamais le justifier.

Extrait sonore suit.

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1. Une question de mots...

Contrairement à ce que pourrait laisser entendre l'expression « orchestration par pans », très souvent utilisée sans se donner la peine de le justifier, cela ne signifie pas exactement "par blocs homogènes". Cela désignerait plutôt la façon de Schumann par exemple (qu'on qualifie quelquefois abusivement d'instrumentation [1]), qui utilise les cordes pour le rythme et le plus souvent la mélodie, les bois pour la couleur, les cuivres pour les accents et lignes de force.

Mais pour Bruckner, même si l'on entend les blocs, ce n'est pas vraiment cela qui explique les choix étranges d'orchestration (en résumé, trémolos de cordes et thème aux cuivres) et même de composition (nudité harmonique de certains passages à un ou deux sons [2], très rares traditionnellement dans les compositions orchestrales).

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2. ... qui s'appuie sur des faits

Je crois que l'explication la plus simple peut être trouvée en observant ses grands unissons :


Unissons descendants, façon « grosse fourniture », puis soudain, on retire les anches (il ne reste que les cordes, comme si on avait soudain désaccouplé les deux claviers et conservé seulement le positif). Et ensuite, lorsque les accords reviennent, c'est pour faire écho comme joués sur d'autres claviers (écho des bois, cette fois harmonisé en choral, par exemple).
Début de la Troisième Symphonie, Marcus Bosch avec l'Orchestre Symphonique d'Aachen - qui est bien plus fulgurant dans Brahms, mais c'est manière d'éviter de faire la promotion (totalement justifiée) de Jochum / Radio Bavaroise, en prenant quelque chose que j'avais quand même sous la main. Edité chez Coviello Classics comme les autres disques de ces interprètes.


L'unisson se fait en additionnant des pupitres, comme sur un orgue : on ajoute des jeux (donc des tuyaux) sur une même note. Les jeux changent donc la couleur, la richesse, voire la puissance, mais pas la note [3].

Aussi, lorsque Bruckner fait jouer tout un orchestre sur une même note, cela peut paraître nu, mais si l'on s'imagine un orgue, on éprouve assez exactement le même type d'impression physique.

De la même façon, il arrive que Bruckner fasse jouer une flûte seule sur un aplat de cordes... dans ce cas, on dirait un clavier de "récit" qui joue sur un jeu de fond du "positif". Et l'expression « par pans » est alors justifiée, parce que c'est comme si le compositeur avait séparé son orchestre en deux - mais cela, bien d'autres le font (solo sur fond). Non, c'est vraiment la façon d'ajouter (ou de retrancher) progressivement des pupitres et de faire se répondre des groupes sonores sur les mêmes thèmes qui justifie ce classement comme "orchestrateur organistique".

Au demeurant, cette caractéristique est souvent présentés comme un défaut, mais il y aurait plus à redire, à mon sens, sur la poétique très particulière du ressassement (quasiment schubertienne), qui est bien plus à blâmer dans l'ennui des auditeurs que l'orchestration qui sert très bien, au contraire, la coloration renouvelée de la même thématique.

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3. Incursions discographiques

Paradoxalement, les arrangements pour orgue de ses symphonies ne sont pas très convaincants. Par exemple celle de Lionel Rogg pour la Huitième (enregistrement disponible chez BIS), dont la registration varie assez peu, pour un résultat très égal et lisse - il manque tout de même les écarts de dynamique fulgurants de l'orchestre brucknérien ! Et on perd dans le même temps un assez grand nombre de couleurs.

En revanche, au chapitre arrangement non-organistique, la version de la main de Bruckner de l'adagio de la Septième [4], la version pour quatre mains de la Troisième (arrangement Mahler, enregistré chez MDG) ou mieux encore, l'arrangement pour ensemble chambriste (dix musiciens) de la Septième (commande de Schönberg à Hanns Eisler / Karl Rankl / Erwin Stein [5]) se révèlent admirablement lisibles et charismatiques.

Notes

[1] L'instrumentation est une adaptation orchestre d'un degré inférieur à l'orchestration : on répartit simplement les notes de la particelle (écrite pour le piano), au lieu de recréer des effets proprement orchestraux en adaptant la version piano (orchestration).

[2] On parle de "sons" pour désigner le nombre de notes différentes (donc en excluant les octaves) dans un accord.

[3] Sauf dans certains cas de jeux spécifiques qui selon la dimension de leur coupe peuvent sonner à une hauteur supérieure (pas forcément l'octave) à ce qui est joué sur le clavier, mais c'est une question de facture qui n'a plus grand rapport avec le sujet de la couleur orchestrale de Bruckner.

[4] A écouter par Fumiko Shiraga chez BIS, qui fait montre dans cette pièce du toucher pianistique le plus ahurissant que j'aie jamais entendu dans quelque répertoire que ce soit.

[5] Plusieurs très belles versions existent, notamment le Thomas Christian Ensemble chez MDG et le Linos Ensemble chez Capriccio.


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Commentaires

1. Le lundi 26 mars 2012 à , par klari :: site

Merci pour cette note archi-utile, puisque justement, on est en train de se bruckneriser à l'orchestre..

Maintenant, il ne me reste plus qu'à me renseigner sur les jeux d'orgue que tu mentionnes !

2. Le lundi 26 mars 2012 à , par DavidLeMarrec

Vous aimez ? J'en suis fort aise.
Eh bien : jouez maintenant !

3. Le lundi 26 mars 2012 à , par klari :: site

:-)))

Oh oui, écrivez-nous une note de programme en alexandrins, gentils lutins !

4. Le lundi 26 mars 2012 à , par DavidLeMarrec

Chiche.

5. Le mardi 27 mars 2012 à , par phc :: site

Notule très intéressante, ne connaissant que peu la musique de Bruckner, mais bien mieux l'orgue en général :) . Maintenant que, grâce à IMSLP, j'ai les conducteurs des symphonies, je vais pouvoir regarder dans le détail.

6. Le mercredi 28 mars 2012 à , par Cololi

Comme quoi David est quelqu'un de bien ! (finalement !)

Je te trouve bien méchant avec Rogg. Je trouve ce disque hautement recommendable pour ma part. Evidemment la dynamique ne peut pas être celle de l'orchestre ! Les possibilités dynamiques de l'orgue sont énormes, mais elles ne peuvent pas être utilisées aussi brusquement qu'à l'orchestre.
Que ce soit par la pédale d'expression ou le rajout/suppression de jeux, c'est forcément moins net qu'à l'orchestre.

Quand à l'esthétique du ressassement (il fallait bien que tu sortes une vacherie ^^), je ne suis pas d'accord non plus.
Oui Schubert allonge les durées en répétant assez souvent ses thèmes. Perso j'aime énormément cette longueur schubertienne. Surement sans le génie de Schubert celà serait indigeste.
Mais Bruckner ne répète pas comme Schubert je trouve. Il répète comme dans n'importe quelle forme sonate non ?
Par contre il développe assez à l'infini, et c'est ça qui me plait.

7. Le mercredi 28 mars 2012 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Philippe !

Et paradoxalement, il n'a guère laissé d'héritage écrit pour l'orgue, ce qui rend évidemment la comparaison avec ses symphonies plus sujettes à caution. Cela dit, même sa façon de ne pas vraiment développer, en juxtaposant beaucoup ses thèmes A et B en les modifiant assez légèrement, et en multipliant les très longues transitions (au besoin en façon de marche harmonique)... cela évoque aussi l'orgue, au delà de la question de l'orchestration.

8. Le mercredi 28 mars 2012 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Cololi !

Je comptais bien sur ta contribution. :)


Je te trouve bien méchant avec Rogg. Je trouve ce disque hautement recommendable pour ma part.

Tu ne trouves pas que c'est assez platement registré ? Je suis pourtant très partisan des transcriptions, mais à l'orgue, il faut quand même beaucoup de dynamisme et d'astuce chez l'arrangeur pour ne pas que l'oeuvre sonne molle. (Le Sacre du Printemps, par exemple, ce n'est jamais pleinement satisfaisant...)


Evidemment la dynamique ne peut pas être celle de l'orchestre ! Les possibilités dynamiques de l'orgue sont énormes, mais elles ne peuvent pas être utilisées aussi brusquement qu'à l'orchestre.
Que ce soit par la pédale d'expression ou le rajout/suppression de jeux, c'est forcément moins net qu'à l'orchestre.

Tout à fait, mais en plus Rogg n'en tire pas tout le profit à mon sens - c'est du moins ce que laisse percevoir le disque qui n'est pas non plus idéalement capté.


Quand à l'esthétique du ressassement (il fallait bien que tu sortes une vacherie ^^), je ne suis pas d'accord non plus.

Ce n'est pas négatif en soi, c'est une poétique tout à fait valable. Je suis sans doute plus du côté du rhapsodique que du répétitif, mais c'est purement une question de goût personnel, ça.

Oui Schubert allonge les durées en répétant assez souvent ses thèmes. Perso j'aime énormément cette longueur schubertienne. Surement sans le génie de Schubert celà serait indigeste.

Les oeuvres que j'aime le plus chez Schubert sont celles où il se répète le moins. :) Forcément lorsqu'il y a un texte, mais aussi les premières symphonies. La Neuvième ou les Sonates, c'est beau, mais je trouve ça de plus en plus dur à écouter : une fois qu'on a repéré les thèmes (magnifiques !), on n'a plus beaucoup à découvrir.


Mais Bruckner ne répète pas comme Schubert je trouve.

On ne parle pas des mêmes proportions, c'est sûr. Mais je perçois une forme de filiation dans le mouvement de la Septième par exemple.


Il répète comme dans n'importe quelle forme sonate non ?
Par contre il développe assez à l'infini, et c'est ça qui me plait.

Ca dépend des types de mouvement. Les scherzos sont d'une littéralité effrayante, avec ces thèmes simples lourdement orchestrés et qui reviennent à l'infini : pas plus que n'importe quel scherzo à deux trios, mais la nature des thèmes et l'aspect de l'orchestration tendent vers cette impression de ressassement.
Dans les mouvements lents, je trouve plus de transitions entre deux réitérations que de développement... Mon image est peut-être biaisée en cela, parce que j'écoute régulièrement les mouvements lents (et quelquefois les premiers mouvements), les autres, c'est plus occasionnel, il faut que je me force pour finir mon assiette.

9. Le jeudi 29 mars 2012 à , par antoine

Bonsoir Davide,

Bruckner jouait beaucoup à l'orgue mais a très peu composé pour cet instrument. Conclusion : il travaillait et testait ses symphonies à l'orgue, d'où la parenté toute naturelle des unes avec l'autre.

ps je n'ai toujours pas votre boite yahoo, tant pis pour vous...

10. Le samedi 31 mars 2012 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Antoine,

Tout à fait, mais je voulais préciser en quoi cela s'entendait, puisqu'on lit partout qu'il en va ainsi. Stravinski aussi composait au piano, et pourtant ça ne s'entend que très partiellement...

P.S. : C'est étrange, je vais tâcher de remédier à cela.

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