Les deux Chasseurs et la Laitière – les opéras comiques indécents (le retour)
Par DavidLeMarrec, dimanche 8 octobre 2023 à :: Opéras de l'ère classique :: #3330 :: rss

Je m'étais déjà interrogé sur le Guillaume Tell de Grétry : ces miches de pain qu'on pétrit, cette sicilienne de la Noisette chantée par un tout jeune garçon… sont-ce pas là des clins d'œil invisibles à l'enfant, mais censés divertir le public adulte ?
Comme je n'en avais jamais lu mention jusque là, je doutais de ma perception, peut-être trop XXIe – où l'innuendo est possible absolument partout.
Les deux Chasseurs et la Laitière (1763) de Duni, le prédécesseur illustre de Grétry, lève tout à fait mes doutes.
L'intrigue du livret d'Anseaume tisse ensemble deux fables de La Fontaine, L'Ours et les deux Compagnonset La laitière et le Pot au lait, en en reprenant même des répliques. Le contenu en est donc très simples : deux chasseurs amateurs ont vendu la peau d'un ours vivant, et ne le trouvent pas, puis s'enfuient lorsqu'ils le croisent ; l'un d'eux croise Perrette, lui fait une déclaration qu'elle dédaigne – mais la voilà qui repasse après l'échec des chasseurs, elle-même, qui était emplie de morgue par sa réussite future, a brisé son pot – et tous ses rêves capitalistes subséquents.
Voici à peu près quel langage lui tint Guillot lorsque primes ils se virent.
PERRETTE (première ariette) Voilà, voilà la petite laitière : Qui veut acheter de son lait ? L'autre jour avec Colinet,
Voilà, voilà la petite laitière : Assise au bord de la rivière, Nous faisions ensemble un bouquet, Et d'une gentille manière, Nous mêlions à la rose à l'œillet Et mainte autre fleur printanière. Qui veut acheter de son lait ? Il s'en saisit, quand il fut
fait,
Voilà, voilà la petite laitière : En me disant : tiens, ma bergère, Veux-tu l'avoir à ton corset ? Qui veut acheter de son lait ? Ne fais donc plus tant la sévère
;
Voilà, voilà la petite laitière : Donne un baiser à Colinet J'eus beau montrer de la colère, Malgré moi, le marché fut fait. Qui veut acheter de son lait ? |
J'avais d'abord laissé passer les possibles allusions galantes – mais il est vrai que « mêler la rose » (dont le symbole est parvenu jusqu'à nous) à une autre fleur printanière, juxtaposé au récit d'un baiser volé, voilà qui pourrait faire travailler l'imagination. Mais je n'avais pas même prêté attention à ceci avant que de lire le dialogue suivant :
GUILLOT Un moment, vous êtes bien pressée ! Et où allez-vous donc comme ça si matin ? PERRETTE Où je vais ? Au marché, vendre mon lait. GUILLOT Vendre son lait ! La petite friponne ! et… est-il bon, votre lait ? Voulez-vous que j'en goûte ? PERRETTE Vraiment, vraiment, ce n'est pas pour votre bec. GUILLOT Oh ! dame, excusez, Mademoiselle Perrette, c'est que vous êtes ri ragoûtante que vous me donnez envie d'en boire. PERRETTE Oui-dà ! GUILLOT En vérité… vous êtes plus blanche que votre lait ; mais vous n'êtes pas si douce à beaucoup près. |
Et ici, le mélange de jugements moraux (« friponne »), de compliments physique (« si ragoûtante », « plus blanche ») et d'avances (renouvelées sous la forme du « renard qui guette la poulette », dans l'ariette qui suit) ne laisse pas beaucoup de doute sur le sens caché de boire son lait, c'est même une image très concrète où seul la nature du lait est incertaine – ce n'est même pas une métaphore.
Lorsque les chasseurs ont échoué, Perrette revient et chante une nouvelle ariette :
PERRETTE (en parlant) Que je suis malheureuse !… et ma mère, qu'est-ce qu'elle dira ?… Je n'oserai jamais retourner à la maison (seconde ariette) Hélas ! hélas ! j'ai répandu mon lait. Ah ! Perrette, pauvre Perrette, cher pot au lait. Par toi, par toi ma fortune était faite. En vain Perrette se flattait, Elle a cassé son pot au lait. Frivole espérance Dont mon cœur se berçait, Je n'ai plus que l'anse De mon pot au lait. […] |
Autant le lait évoquait initialement plutôt du lait maternel, autant ici le pot brisé renvoie à la métaphore bien connue de la virginité perdue (et des écoulements qui s'ensuivent). Celle-là était clairement en vogue au XVIIIe siècle, ainsi qu'en témoigne la fameuse Cruche cassée de Greuze, où le corsage défait, la robe repliée, la mine affligée et honteuse laissent peu de doute sur le sujet réellement traité.

(Oui, Perrette accepte finalement la proposition de mariage de Guillot, un parti dont elle s'était moqué, parce que toute jolie qu'elle est, elle n'a plus son pot au lait…)
Le vaudeville final reprend de façon encore plus explicite le parallèle entre le pot au lait à préserver et la tempérance féminine :
TOUS TROIS Ainsi le sort un temps nous berce, Puis nous renverse ; L'ours n'a pas tort. PERRETTE Sur la vertu la plus austère Un époux fonde son bonheur ; Il croit que sa femme préfère Aux faux plaisirs son cher honneur. Pauvres maris n'y comptez gère, Un amant s'empare du cœur, La tête tourne et, par malheur, Voilà le pot au lait par terre. |
Pour la première mise au disque de cet opéra de Duni, une superbe version vient de paraître chez Aparté, servie par la merveilleuse verve d'Orkester Nord (dirigé par Martin Wåhlberg, par ailleurs musicologue spécialiste de ce répertoire, cela s'entend) et les phénoménaux Pauline Texier et Jean-Gabriel Saint-Martin, deux chanteurs qui sont des modèles de clarté vocale et d'élocution – et qui ne font clairement pas la carrière qu'ils devraient alors qu'ils figurent parmi les tout meilleurs de leur génération depuis quelques années déjà.
J'avoue avoir été cueilli par la franchise de tous ces sous-entendus dans un genre qui était réputé réjouir les familles. Je suis curieux de me remettre à chercher des lectures qui m'exposeraient les règles implicites de cet exercice très spécifique – et me donneraient éventuellement l'adresse d'autres pépites.
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