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Une décennie, un disque – 1670 – LULLY & Rousset, ou Alceste tirée du néant


1670


lully alceste rousset aparté


[[]]
La plainte d'une Femme Affligée coryphée (Lucía Martín-Cartón), et ses chœurs éplorés (acte III).


Compositeur : Jean-Baptiste LULLY (1632-1687)
Å’uvre : Alceste (1674)
Commentaire 1 : Alceste est la deuxième tragédie en musique de LULLY, l'avènement d'un véritable opéra à intrigue en langue française ; victime d'une cabale de tous les scribouillards inquiets de voir des cargos ultramontains se déverser dans leur belle nation (Boileau et Racine notamment), l'accueil mêle à ce débat (surtout littéraire) violent une réception émerveillée de la Cour et du public, devant un type de spectacle nouveau.
    Car c'est vraiment dans Alceste que se fixe le récitatif LULLYste, beaucoup plus lyrique et amplement accompagné, parfois avec l'orchestre tout entier, que dans Cadmus où sa sècheresse (quoique déjà joliment mélodique) évoque davantage Monteverdi et Cavalli.
    Je trouve aussi que c'est l'un des opéras de LULLY où la constance de l'inspiration est la plus élevée, aussi bien dans les récitatifs (très souples et intégrés, traversés d'interventions multiples, de chÅ“urs, quasiment des « scènes », comme les appellent les romantiques), comme les regrets d'Alcide au début de l'acte I, l'annonce de la mort d'Alceste au début de l'acte III (par un coryphée féminin auquel fait écho un chÅ“ur mixte), et du côté des « numéros » le duo d'adieu à Admète mourant (fin du II), le chÅ“ur d'annonce de la mort d'Alceste (hors scène, peut-être une première , en tout cas un effet rarissime qui a dû saisir l'auditoire d'alors – amplifié dans Thésée, l'opéra suivant, avec ces combats décisifs qui envahissent, depuis l'extérieur, le temple où est réfugiée l'héroïne, et l'opéra le plus repris en France jusqu'à 1730 au moins, même recomposé par Gossec sur le même livret), les marches funèbres d'Alceste à la fin de l'acte III. On peut y ajouter l'irrésistible duo maritime de Tritons « Malgré tant d'orages / Et tant de naufrages / Chacun, à son tour, / S'embarque avec l'Amour. » lors des réjouissances de l'acte I.
    C'est également l'opéra de LULLY où l'humour est le plus présent (il devient rare après le fiasco courtisan d'Isis qui conduit à l'exil de Quinault, cf. tableau synoptique ici ; mais c'était aussi une composante, ai-je cru comprendre dans les témoignages du temps, qui avait moins la faveur du roi que la grandeur et le pathétique) : les amours de valets et confidents aux actes I et II (les rivaux, la coquette rouée, le chantage au mariage), le comique de caractère (le vieux guerrier qui arrive en retard à la bataille et rate le combat ainsi que la victoire), et bien sûr le grand hit, le principal air à être resté au répertoire au XXe siècle avant les mouvements musicologiques, avec (étrangement) « Bois épais » d'Amadis, l'air de Charon « Il faut passer tôt ou tard dans ma barque », refusant le passage aux âmes de l'Érèbe comme un vieil avare qui veille sur son trésor. En revanche, contrairement au drame satyrique d'Euripide, l'humour ne porte pas du tout sur les personnages principaux (Admète n'est pas un pleurnichard avant sa mort et après celle d'Alceste, ses familiers ne sont pas des pleutres qui ont peur de mourir…), simplement sur les sous-intrigues ou des figures de caractère.
    Si l'on met de côté les trois derniers opéras, plus complexes et riches (Amadis, Roland, Armide), Alceste est assurément l'opéra de LULLY qui m'impressionne le plus par sa succession de trouvailles et son renouvellement constant. Oui, avant même Atys – qui n'est pas bien loin, mais dans lequel je trouve des affleurements italiens plus évidents, tous les récitatifs et divertissements n'ont pas le même relief mélodique et déclamatoire que dans Alceste.

Interprètes : Wanroij, Gonzalez-Toro, Crossley-Mercer, Martín-Cartón, Tauran, Bré, de Hys, Bazola, D. Williams ; Chœur de Chambre de Namur, Les Talens Lyriques, Christophe Rousset
Label : Aparté (2017)
Commentaire 2 : Il n'existait jusque là que deux enregistrements officiels, Malgoire 1974 chez CBS (Palmer, Brewer, van Egmond) et Malgoire 1992 chez Montaigne (Alliot-Lugaz, Crook, Lafont). Le premier introuvable, le second épuisé mais pas inacessiblement, simplement très frustrant (complètement hors-style, lourd, terne et empesé ; Malgoire a depuis donné une version merveilleuse en 2007 avec Gens, Crook et Rivenq, captée par la radio mais jamais commercialisée).
    La parution de ce disque Rousset change tout : il s'agit non seulement d'une belle version, mais même de l'un des plus beaux enregistrements d'un opéra de LULLY , qui ne laisse aucune beauté de côté. J'avais trouvé en salle que les chanteurs manquaient un peu de soin dans la déclamation, mais les timbres sont beaux et variés, les incarnations fortes, le style orchestral tellement parfait (à la fois hiératique et dansant), les contrechants du continuo de Rousset vertigineux, la délicatesse du ChÅ“ur de Chambre de Namur (dans un grand jour) tellement délicieuse…
    Petite satisfaction glottophilique additionnelle, Lucía Martín-Cartón, une révélation bouleversante (cela s'entend un peu moins au disque qu'en salle), la seule à déclamer réellement (elle sort du Jardin des Voix, à peu près le seul lieu désormais où l'on dispense cet enseignement au plus haut niveau) et elle marque les appuis de la langue d'une façon remarquablement naturelle et éloquente, avec un timbre clair mais des couleurs capiteuses, qui évoque même en salle (mais pas du tout au disque, pardon…) le fruité de la jeune Mellon – c'était assez spectaculaire, cet effet de réincarnation. En enregistrement, la voix paraît plus malingre qu'elle n'est en réalité, mais la beauté de la diction et de la ligne demeurent. Rousset ne s'y est pas trompé, et lui a confié les plus belles parties de l'Å“uvre : la Nymphe de la Seine qui ouvre le Prologue et la Femme Affligée qui annonce la mort d'Alceste, ainsi que d'autres personnages moins clairement nommés (Nymphe, Ombre) mais qui disposent de quelques-unes des plus belles pages musicales de l'opéra.
    Ainsi à la fois un jalon dans l'histoire du genre opéra et dans celle de la discographie LULLYste (le meilleur volume de l'intégrale Rousset manifestement en cours), le tout dans un son remarquablement aéré et des équilibres réalistes qui méritait bien mention dans ce parcours.

Prolonger sur CSS :
Le concert a été commenté en temps réel, comme j'en ai fait mon usage, sur le compte Twitter du site (qui me permet d'écrire les comptes rendus dans les transports et de consacrer le reste de mon temps aux recherches pour des notules à l'objet un peu plus durable).
Parmi les nombreuses notules consacrées à LULLY et à la tragédie en musique, celle-ci vous permettra de remettre Alceste dans le contexte des autres opéras écrits par le maître (les moments forts de chaque opéra sont présentés, avec tableau synoptique des sujets, des éléments comiques et des dénouements en sus).


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Commentaires

1. Le dimanche 7 octobre 2018 à , par Benedictus

Ah, tiens, pour la décennie 1670, j'aurais quand même plutôt dit Atys.
Et donc Armide pour la décennie 1680, Médée pour la décennie 1690, Tancrède pour la décennie 1700...?

2. Le dimanche 7 octobre 2018 à , par DavidLeMarrec

Je n'ai pas de disque aussi incontestable pour Atys (j'aime beaucoup le semi-studio Reyne, mais c'est une vision partiale, d'ailleurs liée à des problèmes économiques, il avait été prévu un orchestre pléthorique à l'origine, fondé sur la nomenclature généreuse décrite dans les comptes rendus). Et, en effet, j'ai un faible pour Alceste. Il me fallait bien un titre de tragédie en musique première manière, et comme j'ai réservé la décennie 1680 pour autre chose, Alceste m'a paru le bon choix pour donner à la fois une image de l'état de l'art et proposer quelque chose qui sorte un peu des disques qu'on connaît forcément.
Si c'est pour recommander L'Orfeo de Monteverdi par Harnoncourt et le Freischütz par C. Kleiber, lire distraitement les critiques de ces cinquante dernières années suffit. :)

Néanmoins, non, contrairement à ce que tu pressens, je vais tâcher de varier les formes : je ne vais plus citer de tragédie en musique avant la décennie 1730, en principe ! Évidemment il y avait Amadis, Roland, Armide pour la décennie 1680, Médée de Charpentier, Céphale de Jacquet de La Guerre, Didon de Desmarest pour la décennie 1690, Tancrède pour 1700, Callirhoé et Idoménée pour 1710, Pirame pour 1720, etc. Mais le but est de voir un peu ce qui existe, donc il y aura de la musique sacrée, de la musique instrumentale, de la musique allemande et italienne à la place !

3. Le lundi 8 octobre 2018 à , par Benedictus

Ah, mais moi, j'aurais justement proposé l'Atys de Reyne - un de mes disques lullystes préférés!

1730... Castor et Pollux, alors?

4. Le lundi 8 octobre 2018 à , par DavidLeMarrec

Certes, mais il est très typé, vocalement pas toujours avenant (même si Tauran !…), et c'est une œuvre plus évidente. Alceste, tout en ayant une importance historique au moins similaire, permet de se dépayser un peu plus – et puis pour moi c'est vraiment le grand disque qui documente la première période LULLYste, avant la fin des séquences humoristiques et l'exil de Quinault.

Oui, Castor est sur les rangs, mais j'ai mieux encore (grâce au jeu des reprises, révisions et refontes). Cela dit, j'ai changé mes plans dans l'intervalle, et Alceste sera probablement la dernière tragédie en musique avant… 1780 ! (il y aura quand même des cantates profanes en 1710 et un ballet lyrique en 1740)
Je me dis que j'abreuve assez mes lecteurs avec la TL pour me permettre de recommander d'autres genres, déjà qu'il y aura nécessairement un fort tropisme français, globalement !

Mais je laisse le suspense entier pour les décennies prochaines. À très vite !

5. Le mardi 9 octobre 2018 à , par Benedictus

Des cantates profanes de 1710 et un ballet lyrique de 1740? Ouille. (Je crois que je vais me rabattre sur l'Orgelbüchlein pour 1710 et sur les Chorals Schübler pour 1740, moi.)

6. Le mercredi 10 octobre 2018 à , par DavidLeMarrec

Détrompe-toi, je crois que tu apprécies ces deux œuvres. En tout cas, elles ne doivent pas te déplaire autant que ce que leur titre te le suggère (tu aimes beaucoup le compositeur de 1710, d'ailleurs !).

Quant à Bach, j'ai condescendu à l'inclure, dans la décennie 1720. Nous en reparlerons.

7. Le mercredi 10 octobre 2018 à , par Benedictus

Ah oui, je crois que je vois. (Mais si le compositeur de 1710 est bien celui auquel je pense, ses cantates profanes me semblent quelques bons crans en-dessous de sa production sacrée.)

8. Le mercredi 10 octobre 2018 à , par Benedictus

SPOILER À NE PAS PUBLIER: 1740, c'est Pygmalion et 1710 une cantate de Brossard?

9. Le jeudi 11 octobre 2018 à , par DavidLeMarrec

Pour Brossard, ses cantates sont-elles commercialisées ? Il en a publié un livre (et il en existe une édition critique du CMBV), mais je n'en trouve pas trace au disque. Tu ne voulais pas dire Bernier – qui en a tout de même écrit de fort belles, comme ce simili-Atys, Aminte & Lucrine ?

Pygmalion est en effet un beau choix également. Mais je n'ai prévu ni l'un ni l'autre, je peux donc publier ton spoiler. :)

Mes choix sont donc encore meilleurs. Mais patience !

10. Le vendredi 12 octobre 2018 à , par Benedictus

Pour Brossard, ses cantates sont-elles commercialisées ?


À ma connaissance, seulement Leandro (avec Isabelle Druet, Jeffrey Thompson et Benoît Arnould) sur le disque Mirare de La Rêveuse.

11. Le samedi 13 octobre 2018 à , par DavidLeMarrec

Ça ne m'évoque rien, je ne crois pas l'avoir écouté (et sinon, cela ne m'a pas laissé une très vivace impression !). C'est donc une cantate italienne ? (pouah !) Pas étonnant que je n'y aie pas touché, les cantates italiennes des Français sont rarement du niveau de celles dans leur langue ; à tout prendre, celles (sacrées) de Carissimi, Rossi ou Legrenzi m'apportent d'autres satisfactions !

(Certes, à l'époque de Brossard, c'était plutôt le style des cantates haendeliennes et vivaldiennes qui prévalait, encore moins selon mon inclination. ^^)

12. Le samedi 13 octobre 2018 à , par Benedictus

Oui, j'ai dû l'écouter une fois, et ça ne m'a pas bouleversé - en effet plutôt haendelien dans mon souvenir: les œuvres sacrées sur le même disque sont très, très loin au-dessus - l'Oratorio sur l'Immaculée Conception de la Vierge (avec les mêmes et Eugénie Warnier!) et surtout le Dialogue de l'âme pénitente avec son Dieu (même si, à la version de La Rêveuse avec Chantal Santon-Jeffery et Jeffrey Thompson, je préfère prévisiblement celle avec Véronique Gens et Gérard Lesne sur les disque des Leçons des morts.)

13. Le dimanche 14 octobre 2018 à , par DavidLeMarrec

Ah oui, forcément, les œuvres sacrées de Brossard, c'est grand !

Merci beaucoup pour ces références commentées, je vais m'empresser de combler mes béances ! <3

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David Le Marrec

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