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dimanche 1 janvier 2017

Ce pour quoi Warlikowski nous prend


En assistant à la reprise de la célèbre et peu prisée Iphigénie en Tauride de Krzysztof Warlikowski, j'ai été assez saisi par un vilain paradoxe qui s'exerce entre le discours du metteur en scène et sa pratique scénique.

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Photographie de Guergana Damianov pour l'Opéra de Paris.

La Bataille d'Iphigénie

Pour ceux qui ne l'ont pas vu, Warlikowski transpose l'action dans une maison de retraite – où une Iphigénie décatie (qui, spoiler, fait une attaque à la fin) revit son passé (ou les émotions vues dans les feuilletons-télé sentimentaux, je ne sais). Dans le même temps, la scène est coupée en deux par un gigantesque miroir, qui renvoie au public ça propre image, superposant la maison de retraite et le parterre de Garnier.

Il s'en était très explicitement expliqué :

J'ai fait mes études à la Sorbonne. Entre 22 et 23 ans, je passais mes soirées au Palais garnier et j'avais gardé le souvenir d'un public vieillissant.

    Et, de fait, l'essentiel du propos scénique a peu de rapport avec le mythe (tout juste voit-on une réminiscence de la petite Iphigénie avec ses deux sœurs, et une Clytemestre très froide – ce qui n'est pas très juste, d'ailleurs, le basculement de Clytemnestre se produisant après le sacrifice d'Iphigénie…), montrant essentiellement la vie d'une maison de retraite et quantité de détails assez décousus : que font deux captifs dans la maison de retraite ?  pourquoi un pensionnaire en fauteuil règne-t-il sur tout le monde ?  que sont ces ballets permanents avec toutes sortes de personnages, derrière le miroir ?
    Mais lorsqu'on superpose un ballet de déambulateurs (disparu lors de cette révision de la mise en scène) avec l'image des spectateurs, on voit bien que le sujet principal est de les tourner en dérision.

    J'ai du mal à prendre au sérieux par la suite ses déclarations selon lequelles il a été surpris par la violence des réactions du public – l'essentiel du propos étant justement de le mettre de mauvaise humeur, pour ne pas dire de lui intimer d'aller voir ailleurs. (Je veux bien qu'il faille virer les vieux pour y mettre des jeunes, mais alors il va falloir changer radicalement la politique tarifaire de la maison et faire des filtrages à l'entrée !)

    Certes, c'est un peu plus compliqué dans la mesure où le programme de salle (en tout cas celui de la reprise de 2008, je n'ai pas échangé avec les heureux acquéreurs du nouveau), vraisemblablement par la volonté de Warlikowski, faisait figurer une traduction d'un poème de Tadeusz Różewicz, un éloge aux vieilles femmes qui survivent chaque jour.

    Tout cela, c'est déjà de l'histoire ancienne – cette mise en scène a dix ans. Je la trouve personnellement plus insignifiante que scandaleuse, considérant qu'elle ne tisse aucun lien évident avec le texte, et qu'il y a suffisamment peu de mouvements d'acteurs pour s'abstraire de la scénographie (les ballets loufoques sont d'ailleurs rejetés à l'arrière-plan). On peut très bien regarder ça comme une version de concert entourée d'accessoires dépareillés, ça n'incite pas beaucoup à la réflexion, sans gêner véritablement.


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Photographie de Guergana Damianov pour l'Opéra de Paris.


Le problème

    Le préambule était nécessaire pour situer la nature du paradoxe : Warlikowski entend déplorer la présence de vieux (en nous les montrant sur scène de la façon la plus dégradée possible) en salle, lancer au défi au parterre…

    Et pourtant, plusieurs grands moments de la mise en scène se situent complètement de côté, complètement contre le décor – dont le fameux air du lavabo, le premier grand solo d'Iphigénie « Ô, race de Pélops… Ô toi qui secondas mes jours », chanté contre et sous un lavabo façon années 70 à l'Est du Rideau de Fer. Un des moments musicaux importants de l'opéra, aussi une articulation capitale de la mise en scène (le début de la réminiscience, puis le lieu où elle meurt).

    Cela veut donc dire que tout s'élevant contre les vilains vieux riches, Warlikowski a conçu une mise en scène qui n'est complètement visible que par le tiers de la salle, celui qui voit 100% de la scène (contre cette paroi, à moins de 90% de visibilité, on ne s'aperçoit pas même pas qu'il y a quelqu'un !), donc largement celui qui a les moyens de mettre plus de 100€ dans une place… celui contre lequel il prétend lutter, le public qui a déjà amassé un patrimoine.

    Je dois avouer que si cela me fait essentiellement ricaner, j'éprouve aussi une pointe d'agacement : toutes ces prétentions de redresseur de torts (comme si se moquer du public pouvait changer sa composition…), pour en fin de compte concevoir une mise en scène qui n'est visible… que par les riches vénérablement dotés en printemps qu'on avait prétendu « dénoncer » !
    Certains metteurs en scène (et pas forcément des gens qui ne dirigent pas leurs acteurs !) font très attention à ne pas trop sortir leurs interprètes (ou les actions essentielles à la compréhension) d'un rectangle assez central, sans que cela signifie les poster bras en croix en front de scène du genre Mario Martone pour Cavalleria Rusticana à Bastille. Thomas Jolly avait fait excellent usage de cette contrainte pour l'Eliogabalo de Cavalli dans la même salle, en début de saison.

    Metteurs en scène engagés, mettez votre art au niveau de votre ambition : vous souhaitez vous adresser aux jeunes, aux pauvres, aux gens des fonds de loge et des côtés (à supposer qu'il y ait un sens à mépriser une partie du public), incarnez-le dans votre pratique, en rendant votre mise en scène encore plus belle et intelligible depuis les étages ou sur les côtés qu'au parterre central… Mais lancer de grands principes tout en les subordonnant à sa fantaisie personnelle, pour finalement faire à nouveau une mise en scène conçue pour les premiers rangs… on pourrait s'en dispenser.

--

Pour ceux qui souhaiteraient un avis sur l'exécution musicale, quoique différé et largement relayé par tant de journaux et de sites, ce sera fait dans le bilan de décembre à paraître.

David Le Marrec

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