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Camarinha strikes back


Raquel Camarinha, déjà admirée avec son accompagnateur Satoshi Kubo lors de l'audition de la classe de Jeff Cohen l'an passé, revenait, avec un programme encore plus original, qui confirme ses forces. Le cadre moins favorable que l'intimisme extrême de la salle d'Art Lyrique du CNSMP accentue aussi quelques (très rares) traits moins flatteurs qui étaient naguère à peine perceptibles.
L'occasion de dire un mot des oeuvres... et de se poser des questions sur les enjeux d'un tel récital.

1. Le programme - 2. Le duo - 3. Le résultat

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1. Le programme

La première chose (et peut-être la plus importante à souligner) est l'exigence assez impressionnante du programme. Pour une toute jeune chanteuse, dotée d'une bonne voix et de grandes capacités d'abattage, oser pour un festival d'été, en plein air, un programme XX-XXIe à ce point osé (et pas très primesautier), voilà qui forte l'admiration.
En revanche, mal habitué par le faste des salles parisiennes, j'ai beaucoup de mal à supporter, désormais, d'assister à un récital de lied sans le texte. Les mélodies en français, sur des poèmes célèbres, étaient parfaitement prononcées et projetées, j'avais déjà écouté le Crumb (il existe un beau disque de Christine Schäfer, paru ces dernières années), mais pour les oeuvres en allemand et en finnois, moins nettement articulées, tout au plus pouvait-on tenter de rapides repérages (le troisième Hölderlin était manifestement un poème de la "Tour").
Ce flou est la norme dans la plupart des salles, mais lorsqu'on a goûté au plaisir de suivre avec le texte, il devient quasiment insupportable d'écouter un genre poétique avec des titres ou des résumés !

Wolfgang RIHM - Drei Hölderlin Gedichte. Le cycle est beaucoup plus accessible que les Hölderlin-Fragmente - je ne suis pas sûr qu'ils aient été enregistrés, mais je rappelle nettement, pour les avoir joués, de ces étranges balbutiements, poussant parfois jusqu'au bruit, avec un bref intermède totalement tonal et polarisé peu avant la fin du cycle. Bien que très amateur de Rihm d'ordinaire, ici, malgré quelques frottements de façade, le langage reste extrêmement traditionnel, même plus la Neue Einfachheit ("Nouvelle Simplicité"), mais vraiment une sorte de post-postromantisme.
Atmosphère tout à fait sinistre, d'une assez faible prégnance mélodique, j'avoue ne pas être très convaincu : quelle est la plus-value d'écrire de la musique qui reste très complexe (a fortiori sans les textes, il est vrai) si l'on n'a même pas les vertiges de la modernité ?

Kaija SAARIAHO - Leino Songs (extraits). Apparemment assez régulièrement joué en concert (en tout cas déjà entendu par hasard, me concernant), ce cycle fonctionne beaucoup mieux que son opéra L'Amour de loin : son écriture assez lyrique et suspendue se prête bien à une forme brève.

Claude DEBUSSY - Festes Galantes. Grand classique des récitals, toujours jubilatoire et propres à mettre en valeur les jolis timbres et les dictions expressives.

Kaikhosru Shapurji SORABJI - Mélodies. Surtout réputé pour son Opus Clavicembalisticum, plus injouable qu'à peu près n'importe quelle pièce du répertoire pianistique, plus longue que l'immense majorité, et tout à fait moche et dispensable, Sorabji a néanmoins composé des oeuvres dignes d'intérêt. Les deux mélodies proposées en font partie. Les "Correspondances" de Baudelaire sont rarement mises en musique, parce que trop abstraites (sauf à donner dans le mickeymousing grotesque), mais leur traitement sobre fonctionne plutôt bien, et la "Pantomime" sur Verlaine est délicieuse, très marquée par le style intermédiaire de Debussy, précisément celui du cycle présenté précédemment.

Francis POULENC - Deux poèmes de Louis Aragon. Ici aussi, un grand classique très efficace, sur des poèmes dont la vertu n'apparaît pas d'emblée (personnellement, j'attends toujours), mais d'une mise en musique très inspirée, parmi les Poulenc les plus directs (et les plus joués) avec les Banalités.

Après une brève pause, on entend :

Richard STRAUSS - Ophelia-Lieder. J'avoue, en amont, ne pas être particulièrement épris de la plupart des lieder de Richard Strauss, qui perd souvent dans l'exercice (qu'il considérait pour lui-même comme mineur) le goût des plans multiples et des juxtapositions de coloris qui font son prix à la scène. Pas de révélation particulière de ce point de vue.

George CRUMB - Apparition, sur un poème de Walt Whitman. Ce long cycle présente une suite d'atmosphères très intimes, de délicates vocalisations, de petits sons lâchés de façon économe, et de quelques lignes joliment lyriques. Très accessible, assez figuratif, son principal défaut est de distendre le poème et de ne plus le rendre très intelligible - un peu à la manière de Pli selon pli, il faut vraiment le concevoir comme un développement (ici peut-être davantage atmosphérique que musical) inspiré par la matière du poème, plutôt qu'une exaltation d'icelui. A défaut de progression, l'homogénéité du ton et des procédés (divers, mais peu nombreux et récurrents) crée un petit climat très efficace.
L'apparition de mouettes, qui a un peu distrait le public, était très impressionnante : leurs cris ont reproduit à l'identique, voire précédé plusieurs motifs confiés au chant (rythme et mélodie rigourement observés), comme si elles avaient répété avec Raquel Camarinha, ou comme si la soprane avait improvisé de concert avec les oiseaux. Un beau moment de symbiose incongrue qui aurait sans doute plu au fantaisiste Crumb - de loin, on peut apercevoir que la partition pour piano ressemble beaucoup à celle de Makrokosmos, une sorte de calligramme musical.

En bis, "Pantomime" de Sorabji / Verlaine.

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2. Le duo

Dans un environnement sonore de plein air, mais favorable - le recoin de la cour de l'Hôtel de Soubise crée un "effet-cloître", un des meilleurs types d'acoustique possibles -, on pouvait assez agréablement réentendre le duo Raquel Camarinha / Satoshi Kubo. L'aisance de ce dernier force l'admiration, même si dans le contexte d'oeuvres aussi précisément écrites, je trouve personnellement difficile de juger d'une interprétation autrement que par son exactitude et sa souplesse pour la rendre naturelle - deux critères manifestement (faute de partition sous les yeux) tout à fait remplis.

Raquel Camarinha, qui semblait moins raide et effrayée que pour son concert de fin d'année, sonnait moins agréablement sur une partie du programme, en particulier lorsque l'articulation n'est pas antérieure comme en français ou en portugais (ou naturellement confortable comme en anglais). En allemand (et en finnois), la voix a tendance à devenu un peu invertébrée et opaque, pas très jolie, et malgré le soin, pas parfaitement articulée (les voyelles n'étant pas toujours complètement différenciées).

En revanche, pour les pièces en français, la densité assurée du médium, le tranchant de verbe, la qualité et le naturel des effets la portent très haut dans la maîtrise de l'art de la mélodie.

Le Crumb est également une belle réussite (la voix y séduit peut-être même davantage que Schäfer au disque), où sa concentration, face à des mouettes facétieuses et un public un peu éloigné du texte par le happening, n'a pas faibli.

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3. Le résultat

A titre personnel, le contrat a été rempli : entendre des raretés très bien exécutées. Les Sorabji français (découverte me concernant) méritaient clairement le détour et les Debussy et Poulenc étaient quasiment des références. A défaut d'avoir été complètement conquis, j'étais content d'entendre en concert Rihm, Saariaho et Crumb, dont j'avais déjà apprécié les mélodies. Et je suis sorti très satisfait de ma soirée.

Je signale aussi le compte-rendu de Simon Corley sur Concertonet : l'ayant déjà fait lors de ma présentation, je n'ai pas assez insisté sur les vertus cardinales d'audace programmatique, de maîtrise technique et expressive de Raquel Camarinha, en m'attardant sur l'objet concert lui-même ; je souscris tout à fait à ce qui est dit.

Néanmoins, je remarque que la majorité du public a paru extrêmement impressionné par l'audace et l'exigence du programme, mais pas ému jusqu'au en délire (en dehors de "Fêtes galantes" de Poulenc / Aragon). Et, à mon grand dépit, que j'étais dans le même cas, alors que mon a priori était tout à fait favorable à ce que j'allais entendre.

Sans vouloir généraliser mon sentiment, ces impressions positives mais presque tièdes (après un programme pourtant tout à fait extraordinaire) posent à nouveau quantité de questions :

=> quel est l'intérêt des interprètes de programmer des oeuvres rares ou récentes, là où une Micaëla et une ariette de Vivaldi auraient déclenché des torrents de bravi ?
=> d'où provient ce manque d'enthousiasme ? manque de préparation, de curiosité, d'empathie du public ? faute des compositeurs, pourtant sur le versant aimable et proche du public de la composition contemporaine ? ou simplement goût variable selon les personnes ?
=> comment se fait-il que la musique "classique d'aujourd'hui" soit devenue à ce point une niche dans la niche ?

Outre toutes les hypothèses déjà formulées sur CSS, pour y répondre totalement, il faudrait revivre le même concert avec les textes sous les yeux. Car ce genre de sentiment d'extériorité m'est déjà arrivé avec du lied XIXe (ou du récital d'opéra) sans avoir les poèmes.
Mais le manque de lisibilité de ces musiques continuent de me laisser interrogatif. Je ressens toujours le franchissement de la frontière de la pratique amateur comme une transgression grave : ces musiques, n'étant plus aisément reproductibles, ne sont plus réellements accessibles non plus. A l'origine des musiques de cour et de salon, on avait des danses que les commanditaires savaient danser, des poèmes et des thèmes qui leur étaient familiers, des schémas harmoniques entendus depuis leur enfance... Ici, il faut s'adapter simultanément à tous ces critères, et en changer pour chaque nouveau compositeur. Sauf à s'être imprégné pendant des mois du langage de chacun (pour l'avoir essayé, cela fonctionne !), on ressent difficilement la même intense connivence qu'avec un Haendel, un Haydn ou un Brahms.

Pas de pulsation nette sauf à être bien plus solidement formé que la moyenne des amateurs, pas de mélodie prégnante, pas de schémas harmoniques lisibles (prévisibles) alors qu'on reste largement dans une harmonie fonctionnelle, peu de récurrences régulières dans les procédés (sauf chez Crumb, mais de façon imprévisible) : comment peut-on aimer passionnément ce qu'on ne comprend pas, et même qu'on ne pressent pas bien ?

Si l'on ajoute à cela le fait que l'élite politique et ploutocratique, aujourd'hui, écoute majoritairement d'autres musiques, comment pourrait-on compter sur la seule bonne volonté d'un public un peu perdu ? Et comment pourrait-on exiger de lui qu'il dépense du temps et de l'argent pour quelque chose qui reste un peu étranger, qui demande plus de travail pour moins satisfactions... et qui n'est même pas valorisé socialement.
Je déteste par-dessus tout les théories de la décadence, forcément fausses puisque le monde décadentise dangereusement dès avant l'apparition du langage, mais je n'ai pas de réponses à toutes ces questions, qui se reposent avec insistance à chaque fois que j'assiste à un concert de musique d'aujourd'hui. Au disque, c'est un petit peu différent, puisqu'on peut entrer durablement en compagnonnage avec un compositeur, ou choisir quelques oeuvres particulièrement fortes, et ainsi créer une relation différente peut-être, mais privilégiée.

Dans le même temps, la reproduction à l'infini de néo-Strauss ou de simili-Berg ne donne pas l'impression d'avancer beaucoup non plus, même si ce peut être plus valorisant pour l'auditeur qui a eu un petit siècle de distance pour s'acclimater.


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