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R. Strauss - Salomé d'intérieur - (Steinberg / Engel / Denoke / Uusitalo, Bastille 2011)


Alors qu'il est rarissime que je me déplace à l'Opéra pour y assister à un titre déjà vu en salle (je ne l'ai fait, à ce jour, que pour le Vaisseau Fantôme et Atys...), j'ai lu un très grand nombre de critiques ou de témoignages signalant la faiblesse de la mise en scène d'Engel, en particulier par rapport à l'ancienne de Dodin.

Et il se trouve que j'ai remarqué l'inverse. D'où mon petit mot.

D'abord, le principe de faire alterner plusieurs productions d'une même oeuvre lorsqu'elles demeurent en état de marche, celle de Lev Dodin ayant déjà servi plusieurs fois dans la décennie, me paraît une initiative séduisante, quel qu'en soit le résultat.

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1. Scénographie

La scène unique se trouve, à rebours du livret, dans un endroit fermé, éclairé par l'ajourement de fenêtres à moucharabieh.

Néanmoins, il s'agit bel et bien d'un espace d' "extérieur", par opposition au palais : une sorte de grange ménagée sous des voûtes hautes, sans mobilier, et peut-être ouverte sur l'extérieur (côté public). C'est l'endroit où Hérode fait installer à même le sol une nappe et quelques victuailles.

L'endroit n'a pas la poésie lunaire si bien réussie par Dodin (bien plus séduisant visuellement), mais il propose quelque chose de différent, assez étouffant, car, ainsi que l'est finalement la terrasse, elle demeure un endroit dont l'accès et la sortie de sont pas libres. La mise en scène d'Engel ménage un certain nombre d'entrées et sorties, indépendamment des personnages chantants, qui matérialisent cette vie de palais et cette impression d'être enfermé et épié.

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2. Direction d'acteurs

Alors qu'on pouvait s'attendre, après avoir lu les commentaires, et faisant face à une reprise, à un peu de statisme, à des poses convenues, on pouvait au contraire assister à de jolies trouvailles, qui éclairaient assez bien le texte - alors que Dodin, pourtant d'ordinaire plus aventureux que Engel, s'en tenait bien plus, et avec un certain bonheur, à la lettre du texte.

Bien sûr, vu la longueur des tirades et la façon "classique" d'Engel, certains moments - par exemple le dialogue entre Salomé et Jean-Baptiste - se révèlent un peu en deçà du potentiel du texte, un peu figés ou convenus.

Mais par bien d'autres aspects, de la vie et de la nouveauté sont apportées. Le personnage de Salomé suit une véritable évolution, d'abord primesautière (elle joue quasiment à cache-cache quand Jokhanaan quitte sa citerne), puis progressivement prostrée, dévorée par cette première déception amoureuse. Ce n'est pas hallucinant de profondeur, mais assez exact et vraiment bien réalisé.

Ce qui a le plus suscité mon intérêt réside dans le traitement des personnages secondaires, en particulier l'étude du rapport entre Hérodiade et Hérode. D'habitude, ce sont des personnages de caractère, assez histrioniques, qui apportent de vives touches de couleur sur les plans aussi bien psychologique que musical.
Ici, Engel a ajouté un certain nombre de gestes qui racontent, avec beaucoup d'économie, toute une histoire de ce qui a pu se passer dans les années antérieures, entre ces deux époux qui ne s'estiment pas, mais qui ont conservé de leur union criminelle quelque chose d'une tendresse dictée par l'habitude. Le geste le plus fort de toute la soirée se trouve pendant ces quelques mots :

du, die schöner ist als alle Töchter Judäas ?

toi qui es la plus belle de toutes les filles de Judée ?

Hérode, tout en vantant Salomé, pose sa main sur Hérodiade, comme pour atténuer l'affront qu'il lui fait, un petit signe d'excuse : "ce n'est pas contre toi, tu as fait ton temps et elle est belle, mais je ne cherche pas à te comparer". De la même façon, Hérodiade s'empresse machinalement auprès d'Hérode lorsque celui-ci se demande s'il a froid - ce qui paraît a priori en décalage avec son statut de souveraine et ses paroles méprisantes, mais crée tout un arrière-plan de vie quotidienne moins conflictuelle derrière les deux personnages.

En somme, donc, sans rien de révolutionnaire, une mise en scène solide, avec de beaux détails (le vent surnaturel qui souffle du sable lors de l'ouverture de la citerne est assez joli !), parfois nourrissants. Et finalement plus de contenu que chez Dodin, que j'avais déjà beaucoup aimé, mais trouvé moins "instructif".

Seule la scène finale est assez vide, Salomé restant immobile dans son rond de lumière en front de scène, à genoux devant le plat.

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3. La danse de sept voiles

Engel fait le choix (assez unanimement décrié par les spectateurs et la critiques) de proposer dans ce moment une pantomime plus qu'une danse. Je ne puis pas dire que ce soit en permanence réussi - des moments d'immobilité trop en décalage avec la musique et la situation, ou encore cette valse qui ne peut décidément pas être valsée...

Néanmoins, de beaux effets de synchronisation réussissent particulièrement bien : ainsi, l'orchestre s'illumine au moment où Salomé, qui attendait, s'élance.

Et la caractérisation visuelle des personnages et de la situation est réellement de qualité, créant tout un climat paradoxal, mêlant, solitude, observation, publicité.

Le résultat est, ici encore, convaincant pour moi.

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4. Exécution musicale

Evidemment, lorsqu'on réunit quatre des plus grands chanteurs de leur catégorie dans les quatre rôles principaux, avec un grand orchestre et un chef aguerri, on ne peut pas obtenir de la soupe.

Ensuite, on peut entrer dans le détail.

Je suis très enthousiaste sur le travail de Pinchas Steinberg : je redoutais un peu son lyrisme habituel, toujours très maîtrisé et réussi, mais qui de Verdi à Strauss exalte toujours la ligne mélodique comme pivot de son discours. C'est toujours convaincant, mais en salle, on peut espérer découvrir des détails plus qu'entendre souligner, même avec un remarquable sens plastique, la partie la plus évidente (la mélodie).
Il n'en est rien, et en plus de ce lyrisme intense qui demeure, on entend une haute qualité de détail, une vraie poussée dramatique, et concernant l'Orchestre de l'Opéra de Paris, des bois vraiment fantastiques de transparence et d'éclat. [Alors que je suis très rarement séduit par ceux des orchestres français.]

Dans la distribution, j'ai tout de même trouvé deux sujets à déception, qui ne gâchaient pas le moins du monde le plaisir, mais qui n'étaient pas, disons, du niveau des artistes invités.

D'abord Juha Uusitalo (Jokhanaan), mais ce n'est qu'une déception théorique, puisque l'ayant entendu en Wanderer de Siegfried la saison passée, je n'en attendais pas beaucoup en Jean-Baptiste. La voix, assez claire, souffre à Bastille du syndrome Robert Dean Smith : seules les harmoniques métalliques passent l'orchestre, le timbre lui-même reste retenu sur le plateau et ne parvient quasiment pas au spectateur.
Absolument aucun impact physique, et même souvent peu audible. Le plus amusant est que, captée de près par la radio ou le disque, la voix sonne toujours un peu "brute", mais dans une salle de ce volume, ce n'est pas, à mon sens, un choix pertinent.
Sur le plan de l'interprétation, les lignes étaient en plus un peu bousculées dans l'aigu, et le personnage, visiblement négligé par le metteur en scène, peu étoffé. Les dialogue en tirades avec Salomé était singulièrement neutre et statique, pas forcément de son fait d'ailleurs.

Ensuite Angela Denoke, que je me réjouissais d'entendre pour la première fois au vif. C'est une chanteuse assez irrégulière, manifestant quelquefois une certaine opacité, jusqu'à affecter fortement sa couleur et son intelligibilité, comme dans son Hija de Cardillac de Hindemith, ou tout en maintenant un fort degré de présence, comme pour ses belles Marietta de Die Tote Stadt de Korngold. Et dans d'autres cas, on est au contraire frappé par la netté et la vigueur du trait et de la diction, comme pour ses Sieglinde. Salomé devait en principe flatter ses meilleures qualités.
Il se trouve que je l'ai trouvée particulièrement terne par rapport à ses standards : diction absolument inintelligible, ligne invertébrée, toute la voix baigne dans une sorte de halo un peu mou, comme un allègement pas très réussi. Au demeurant, la musicalité et la présence demeuraient tout à fait honorable - on attendait simplement une Salomé hors du commun, et on assistait à une Salomé plus "banale". Mais la musique et la difficulté du rôle sont telles que, même simplement exécuté, la partie porte une grande tension.
Si on voulait être négatif, on pourrait dire que le résultat se rapprochait assez des Salomé de Caballé, avec leur mollesse vocale et verbale caractéristiques, mais le projet n'est pas le même, et on ressent tout de même cet écart dans l'urgence qui demeure chez Denoke.

Je n'épiloguerai pas sur Isabelle Druet (le Page) : je n'aime pas son timbre, son mode d'émission, je suis aux antipodes de ses manières (souvent stimulantes, au demeurant !), et elle n'était pas à son faîte dans un rôle un peu grave face à un orchestre un peu gros, mais mon avis sur ses prestations est finalement plus révélateur de moi que d'elle...

Pour le reste, il n'y a qu'à faire les plus grands éloges.

Stanislas de Barbeyrac (Narraboth), présent au dernier concours Reine Elisabeth, se révèle extrêmement séduisant en salle, soit que la distance abolisse ce léger frottement audible dans les captations de près, soit qu'il ait progressé techniquement : en tout cas, timbre superbe, substance verbale très correcte, intensité globale très bonne pour un simple lyrique. Promis à un très bel avenir.

Stig Andersen le grand Siegfried de ces dix dernières années, n'est pas une voix immense, mais fait valoir une beauté de timbre et un soin du chant, un souci de l'exactitude rare en Hérode, et avec beaucoup de pertinence néanmoins quant au personnage : cette musique et ce texte s'accommode très bien de la sobriété engagée, l'histrionisme figurant déjà dans l'oeuvre.

L'Hérodiade de Doris Soffel est la grande sensation du plateau, la voix passe avec un naturel (et la beauté intacte de son timbre d'il y a trente ans !) absolument confondant. On a l'impression d'entendre ces disques des années cinquante où les voix sont mixées plus fort que l'orchestre, tant la moindre nuance est immédiatement audible. Sans composer une Hérodiade particulièrement originale ou puissante (mais la mise en scène le fait pour elle !), le moindre de ses mots, la moindre de ses inflexions portent immédiatement. Et l'aisance sur toute la tessiture est très rare dans le rôle.

On ne pouvait malheureusement guère profiter de François Piolino "caché" en Troisième Juif, mais le duo de soldats entre Gregory Reinhart et Ugo Rabec (vrai luxe !) manifestait un relief tout particulier, un des meilleurs moments de la soirée.

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Au total, une très belle soirée, à tous les étages. Pas historique, juste jouissive - ça fera très bien mon affaire.


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