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Carreras et sa réception

On peut lire dans les revues spécialisées que José Carreras a rapidement perdu sa voix. A tel point qu'il est impossible de ne pas le croire. Pourtant, le disque ne témoigne pas du même phénomène, mais plutôt d'une grande disparité des témoignages, en termes de rayonnement vocal.


On passera pudiquement sur les théories qui placent José Carreras parmi les ténors mozartiens. Pour les rossiniens, on peut toujours objecter la ligne explosive et l'éclat de ses Don Carlo, bien que ce ne soit pas tout à fait une preuve, en effet.

Si on s'amuse à lister certains enregistrements, on s'amusera en constatant qu'il s'agit plutôt d'une irrégularité dans l'aisance de la projection et de l'incarnation, bien plus que d'un déclin net et irréversible. Le tout dans une grande densité temporelle : sur 17 ans, de 1972 à 1989 (hors les deux Sly), 66 intégrales, avec de grands écarts au sein d'une même année. En termes d'intégrales, il est au dix-huitième rang, tous chanteurs solistes compris.

  • 1977 : Gabriele Adorno, studio DGG. Sans doute son meilleur enregistrement, où il donne à l'insupportable avorton Adorno une dimension sans pareille.
  • 1977 : Arrigo (La Battaglia di Legnano), studio Philips. Une très belle présence, un souci d'interprétation patent, même si nettement moins d'éclat que pour Adorno. La prise deson Philips est plus mate, aussi. Admettons.
  • 1978 : Don Carlo, studio DGG. L'aigu s'ouvre de façon extraordinaire, et tout dans l'interpète dit, dès le douloureux exorde de la version de Milan, l'incarnation pathétique et brisée (mais au moyen de quelle ligne!) qu'il confectionne pour tout l'opéra. Le personnage le plus convaincant en alternative à la vision héroïque et sombre de Domingo.
  • 1978 : Otello (Rossini), studio Philips. La voix est nettement plus corsetée, et l'interprétation pas extrêmement habitée. La prise de son n'explique pas tout. Est-ce l'écriture moins introspective de Rossini, l'écriture plus serrée et vocalisante, l'oeuvre moins fréquentée, le chef pas toujours exceptionnel ?

Quelques exemples d'une première série... Mais voyons dans d'autres langues.

  • 1981 : Piquillo, studio EMI. On retrouve toutes les caractéristiques de cette voix fraîche et charismatique. Le rôle étant léger, il n'y a aucun problème. Le français est excellent, et la pointe d'accent espagnol n'est pas un désagrément pour ce genre de comédie exotique.
  • 1982 : Don José, studio EMI. Le plus stylé des Don José qu'on puisse trouver. La messa di voce est incroyablement maîtrisée, et le raffinement bouleversant. Il est à Don José ce qu'Ernest Blanc est à Escamillo en termes d'exactitude stylistique.
  • 1984 : Petite incidence italienne dans notre liste, avec Nemorino, studio Philips. La voix est toujours belle quoique un peu contrainte, on sent de nettes tensions laryngales, même si le chant demeure beau et que l'ensemble de l'émission n'est pas mise en danger esthétiquement parlant. La voix semble avoir vieilli depuis Arrigo, en effet.
  • 1986 : Eléazar, studio Philips. C'est à croire que les micros de Philips sont dotés de filtres ! En tout cas, le son semble partiellement restitué, puisqu'une couche semble masquer certaines qualités timbrales du ténor pendant toute sa carrière. Mais le français un peu gris quoique correct, la raideur de l'incarnation vocale et dramatique, cela n'a rien à voir. Et le brillant du timbre semble avoir totalement disparu.

L'histoire pourrait s'arrêter là. Pas de perte irrémédiable et brutale de la voix, mais un déclin, dû à l'usure de la carrière intense et des grands rôles. Tout dépend du potentiel physique de chaque chanteur pour ces questions-là, ce n'est pas forcément lié à cette technique hétérodoxe que les spécialistes du chant notent unanimement chez Carreras.
Et puis, très nettement, lors des concerts des années 90, le timbre incolore, le chant précautionneux, la voix qui peine à se placer efficacement, tout cela pourrait tendre à faire penser que la voix est perdue. La fatigue de la carrière, la maladie, tout cela ne laisse pas indemne, dira-t-on. Néanmoins :

  • 2000 : Les représentations de Sly au Liceu. Opera International avait remarqué à l'époque que l'intention de défendre un ouvrage rare était très louable, et que la sympathie qu'on avait pour l'entreprise et le souvenir du chanteur tenaient lieu de cette voix qu'il n'avait plus. Et Sherill Milnes, dans la même distribution, se défendait plutôt bien.

Une captation sur le vif Koch-Schwann est parue. Et elle ne montre pas la même chose. Certes, la voix a perdu de son assurance et a indubitablement vieilli. Pourtant, le charisme est intact, la fougue accrue, et l'ouverture des aigus est toujours aussi irradiante et touchante. Et le timbre, totalement reconnaissable, est celui de ses plus grandes années. Tandis que Sherill Milnes, qui n'avait pas été enregistré officiellement depuis onze années, sans perdre son timbre, lutte perpétuellement avec sa voix plutôt qu'avec son texte, et surtout avec sa justesse devenue très aléatoire.

Deux hypothèses, donc.

  1. C'est la faute à Philips (peu probable).
  2. On a pris de l'irrégularité, sur une voix à la technique hétérodoxe, pour du déclin vocal irréversible. Alors que l'état de Carreras en 2000, dans un bon jour, n'a rien à envier à celui de Domingo à la même époque. Dommage que son retrait provisoire pour raisons de santé et les critiques hâtives sur son déclin lui aient empêché un véritable retour. Cheryl Studer décrit le même problème de retour, malgré le bon état de sa voix - elle a quelques prochains engagements qui seront l'occasion de vérifier ses dires.

Si c'est vraiment le cas (c'est-à-dire si ces impressions ont quelque fondement), c'est une méprise regrettable pour lui et pour le public. Surtout que, tant que la voix tient encore, les incarnations s'affinent, ce qui n'est jamais de refus dans les répertoires rebattus. Il n'est que de voir le cas du placide Ghiaurov, devenu, à force de contact au rôle, un des meilleurs Philippe imaginables, là où il n'était initialement qu'une grosse voix monolithique dépourvue de signification verbale.
Tant pis, alors.
(De toute façon on s'en fiche, il chantait toujours la même chose.)

David - na


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David Le Marrec

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